Note
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Discussion « Comment développer la francophonie sur Internet ? ». 9 posts de 8 auteurs sur <soc.culture.french> du 8 au 13 septembre 1994. En ligne sur : <https://groups.google.com/forum/#!searchin/soc.culture.french/kuypers$20francophonie%7Csort:relevance/soc.culture.french/XwWi42KkueY/W0TdXrg1q1IJ>, consulté le 15/02/2018.
1Quand la revue Hermès débute en 1988, la télématique entame son « âge d’or ». L’époque est en effet au Minitel, le Web n’existe pas encore et le rapport que Gérard Théry, ancien directeur général des télécommunications, consacre en 1994 aux « autoroutes de l’information » doute toujours de l’avenir hégémonique d’Internet. Le numérique n’est pas encore devenu cet adjectif substantivé dont Alexandre Moatti (2012) note que « ces glissements syntaxiques sont révélateurs de profonds courants sociaux qui méritent analyse ».
2C’est en 2004 que la revue Hermès propose explicitement, dans le titre d’un de ses numéros, de se pencher sur le numérique, en une approche « critique de la raison numérique » (Hermès, no 39, 2004). Bien sûr, les réseaux et les communications en ligne n’ont pas été ignorés en amont, par exemple dans le volume consacré aux audiences, notamment sur Internet (Hermès, no 37, 2003).
3La revue n’aura de cesse ensuite d’explorer les différentes facettes du numérique, avec cette spécificité d’en proposer une approche transversale, qui cherche à saisir non pas « le numérique » en tant que tel (seuls deux numéros sur 79 font d’ailleurs une place dans leur titre au mot « numérique »), mais en tant qu’une des composantes des enjeux communicationnels contemporains. Au fil des dossiers et thématiques, il s’agit d’envisager le numérique d’un point de vue scientifique, social et culturel en l’intégrant dans une réflexion critique plus large sur la communication – et ce qui la distingue de l’information, sur l’altérité, ou encore sur les relations hommes-techniques-sociétés. La démarche suit en cela l’ambition de Dominique Wolton de « sortir de la technique comme seul horizon normatif pour y substituer une réflexion sur des orientations de société » (Wolton, 2012, p. 193).
Déconstruire le messianisme numérique mais aussi sa « naturalisation » (Paul et Perriault, 2004)
4Les débats actuels autour du choix du terme « numérique » ou « digital » (Moatti, 2016), ceux autour de « ces réseaux numériques dits sociaux » (Hermès, no 59, 2011), du « Web 2.0 » (Rebillard, 2011) comme ceux sur la désignation d’Internet (faut-il le considérer comme un nom propre ou commun, utiliser une majuscule ? cf. Bay, 2017), témoignent, au-delà des mots, de regards souvent concurrents sur le numérique. Se saisissant de ces enjeux, Hermès en a proposé des approches qui peuvent être réactives à l’actualité du numérique et à ses mutations (ainsi, les analyses d’abord basées sur Internet s’élargissent aux réseaux socio-numériques, aux relations entre numérique et sciences cognitives, etc.), sans toutefois céder à la facilité de se laisser guider par les générations de technologies et de services. Surtout, plaçant la communication au cœur de sa réflexion sur le numérique, elle l’a fait de manière résolument interdisciplinaire, cherchant à varier les regards, méthodologies et approches, à dépasser les frontières hexagonales de ses contributeurs et de ses analyses (Wagner, 2014) et à penser aussi des trajectoires qui s’ancrent dans des mouvements sociétaux et intellectuels parfois anciens. Ainsi, il est possible de retrouver la construction historique, dans un temps long, de la notion de « réseau » (Letonturier, 2012), dont Pierre Musso (1999) avait bien montré la symbolique du tissage, la théorisation cartésienne, la reformulation saint-simonienne ou encore la référence aux réseaux neuronaux, qui rejoint dans les années 1970 la notion de réseaux « pensants » (Giraud, Missika et Wolton, 1978), puis « intelligents », la cybernétique ou « le cerveau planétaire » promu par Joël de Rosnay (1988). Et si l’on remonte au mot « ordinateur », il inscrit déjà les discours informatiques et numériques dans une forme de messianisme que rappelle Michel Volle (2002), en faisant référence à la lettre que le linguiste Jacques Perret adresse à IBM en 1955 :
Que diriez-vous d’ordinateur ? […] L’inconvénient est que ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés et la cérémonie d’ordination connue, je crois, de si peu de personnes que l’inconvénient est peut-être mineur.
6Et pourtant s’il est un champ où le vocabulaire du religieux est convoqué, et ce jusque dans les icônes de nos bureaux, c’est bien celui de l’informatique, puis du numérique. Milad Doueihi (2008) parle de « conversion numérique », Christian Huitema intitule un ouvrage Et Dieu créa l’Internet (1995) et Erik Davis, dans TechGnosis : Myth, Magic, and Mysticism in the Age of Information (2015), montre ces liens presque sacrés entre l’informatique et le vocabulaire religieux. Benjamin Thierry (2017) a analysé la manière dont la presse informatique s’est faite dès les années 1980 le reflet de ces « guerres de religion », notamment entre adeptes des Mac et des PC. Aujourd’hui, les mots et les noms des marques et plateformes numériques ont remplacé le vocabulaire technique pour identifier des communautés qui « twittent », « plussoient » ou « likent » (Hermès, no 59, 2011), signe du passage de l’informatique des spécialistes au numérique du grand public, mais aussi des rapports économiques de pouvoir qui se jouent dans ce champ.
7C’est d’ailleurs moins à la cathédrale qu’au bazar que se réfère Éric Raymond (2001), dans une réflexion fondatrice pour les communautés du libre, dont le numéro d’Hermès « Science.com, libre accès et science ouverte » (Hermès, no 57, 2010) analyse, dans le domaine scientifique, les implications disciplinaires, mais aussi plus globales en termes d’édition et de circulation des connaissances, de politiques du savoir ou de marché de la science.
8En cherchant à déconstruire le messianisme technologique, à en comprendre les ressorts et effets, en suivant la manière dont communication et innovation sont liées (Hermès, no 50, 2008), dont les notions glissent peu à peu – on est ainsi passé dans le vocabulaire institutionnel européen de « l’ouverture » à « la transparence », en un discours qui invite à revisiter la question des « langues de bois » (Hermès, no 58, 2010) –, la revue met en lumière les confusions, contradictions, hésitations, controverses sur les caractéristiques d’un nouvel âge informationnel et communicationnel. Elle les pense aussi sous l’angle des incommunications, des relations entre communication et modernité, des enjeux politiques et économiques portés sous couvert de technique.
9Les confusions récurrentes entre Internet et le Web montrent aussi à quel point les infrastructures, le réseau et ses usages et applications sont confondus, liés, identifiés en un même ensemble (Le Crosnier, 2014), rassemblés sous le vocable générique de numérique, dont Virginie Paul et Jacques Perriault notaient dès 2004 (Hermès, no 39, 2004) une « naturalisation », générant une « sorte d’en-soi dont on ne discuterait ni la conception, ni l’organisation, ni la programmation ».
« Penser en termes de communication » (Wolton, 2012)
10Face à ces questions, Hermès pense la communication dans ses formes les plus quotidiennes comme dans ses dimensions institutionnelles ou politiques et sur de multiples terrains. L’enseignement et le monde éducatif par exemple méritent attention, par la manière dont ils vont véhiculer et dans le même temps forger les imaginaires, mais aussi les pratiques informatiques et numériques (Hermès, no 78, 2017). Car ces premiers contacts avec les usages, applications et services – qui se jouent évidemment dans d’autres sphères également, et notamment dans l’espace domestique dès les années 1980 (Arnal et Joüet, 1989) – ont des conséquences. Celles-ci touchent à l’éthique, notamment quand il s’agit des traces numériques (Hermès, no 53, 2009), ou encore à nos rapports aux données et à leurs implications sur notre humanité (Hermès, no 68, 2014) et notre relation sensorielle au monde (voir par exemple les articles de B. Le Blanc et B. Claverie, F. Tsaï ou encore J.-M. Besnier dans Hermès, no 74, 2016), aux rapports de genre (Chetcuti, 2014) ou encore à la géopolitique (Hermès, no 63, 2012). L’altérité et la diversité culturelle, auxquelles Hermès est particulièrement sensible, ne sont pas non plus absentes : dire dans sa langue est par exemple au centre des préoccupations contemporaines, dès l’émergence des échanges en réseaux et jusqu’à aujourd’hui (Hudrisier, 2006), et ce avant même que la diversité culturelle ne s’invite en force parmi les revendications du Sommet mondial sur la société de l’information au début 2000 (Laulan, 2004). En 1994, dans les newsgroups français, se pose déjà la question de la francophonie :
L’anglais est à l’informatique ce que le latin était à l’Église et les gourous de la première ne sont pas nécessairement moins rabiques que les curés de la seconde. Si le peuple en arrivait à comprendre le langage, il risquerait de constater que ce n’est pas vraiment compliqué… [1]
12Ces échanges des premiers adoptants de pratiques qui ne sont pas encore qualifiées de numériques sont aujourd’hui archivés, en une patrimonialisation croissante de la communication (Paloque-Bergès et Schafer, 2015). Ils invitent le chercheur à penser les ruptures et continuités médiatiques et communicationnelles, mais aussi à placer non pas seulement le numérique au cœur de la réflexion sur la communication, mais en retour la communication au cœur du numérique.
13Les lier intimement permet de surmonter cette double complexité, celle que relevait Jacques Rancière (1994) à propos de l’histoire mais qui peut s’appliquer à toute étude de communication : « […] qu’est-ce qu’une science qui a affaire à des êtres parlants et à des évènements qui arrivent à ces êtres parlants ? […] comment on peut “faire” de la vérité (ou un discours qui fasse appel à la vérité) dans le rapport et la dialectique entre tous ces registres : de la parole errante, de la parole qui circule, de la parole non légitimée ; et puis le texte dans lequel cette parole doit être redite, reconstruite, enregistrée, expliquée », et celle que soulignait Dominique Wolton : « Penser en termes de communication, et de négociation entre des valeurs contradictoires, plutôt qu’en termes d’“adaptation” à ce qui serait “naturellement” le progrès. En un mot réaffirmer la primauté de l’humanisme et du social par rapport à la performance des techniques et de l’économie » (Wolton, 2012).
Références bibliographiques
- Arnal, N. et Jouët, J., « Télétel : images des utilisateurs résidentiels », Réseaux, vol. 7, no 37, 1989, p. 111-132.
- Bay, M., « What is “Internet” ? The case for the proper noun and why it is important », Internet Histories, 2017, vol. 3, p. 203-218.
- Chetcuti, N., « Autonomination lesbienne avec les réseaux numériques », Hermès, no 69, 2014, p. 39-41.
- D’Almeida, N., Griset, P. et Proulx, S., « Introduction », Hermès, no 50, 2008, p. 11-17.
- Davis, E., TechGnosis : Myth, Magic, and Mysticism in the Age of Information, Berkeley, North Atlantic Books, 2015.
- De Rosnay, J., Le Cerveau planétaire, Paris, Seuil, 1988.
- Doueihi, M., La Grande Conversion numérique, Paris, Seuil, 2008.
- Giraud, A., Missika, J.-L. et Wolton, D., Les Réseaux pensants. Télécommunications et société, Paris, Masson, 1978.
- Hudrisier, H., « Société de la connaissance, le paradigme de l’appropriation », Hermès, no 45, 2006, p. 153-164.
- Huitema, C., Et Dieu créa l’Internet, Paris, Eyrolles, 1995.
- Laulan, A-M., « Dispositifs, enjeux et contextes », Hermès, no 40, 2004, p. 25-27.
- Le Crosnier, H., « Internet et numérique », Hermès, no 70, 2014, p. 25-33.
- Letonturier, E. (dir.), Les Réseaux, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2012.
- Moatti, A., « Le numérique, adjectif substantivé », Le Débat, no 170, 2012, p. 133-137.
- Moatti, A., « Le numérique rattrapé par le digital ? », Le Débat, no 188, 2016, p. 68-72.
- Musso, P., « La symbolique du réseau », Quaderni, no 38, 1999, p. 69-98.
- Paloque-Bergès, C. et Schafer, V., « Quand la communication devient patrimoine », Hermès, no 71, 2015, p. 255-262.
- Paul, V. et Perriault, J., « Introduction », Hermès, no 39, 2004, p. 9-16.
- Perret, J., « Lettre à IBM », citée par Philippe Nieuwbourg, « Découvrez l’origine du mot “ordinateur” », Le blog du musée de l’informatique, 28 juil. 2009. En ligne sur : <http://blog.museeinformatique.fr/Decouvrez-l-origine-du-mot-ordinateur-invente-il-y-a-pres-de-55-ans-par-Jacques-Perret-a-la-demande-de-IBM_a212.html>, consulté le 15/02/2018.
- Rancière, J., « Histoire des mots, mots de l’histoire », Communications, vol. 58, no 1, 1994, p. 87-101.
- Raymond, E., The Cathedral & the Bazaar. Musings on Linux and Open Source by an Accidental Revolutionary, Sebastopol (Ca.), O’Reilly Media, 2001.
- Rebillard, F., « Du Web 2.0 au Web2 : fortunes et infortunes des discours d’accompagnement des réseaux socionumériques », Hermès, no 59, 2011, p. 25-30.
- Thierry, B., « L’initié et le novice : la double image de l’informaticien amateur et le recours à la métaphore religieuse dans la presse micro-informatique (fin des années 1970-début des années 2000 », à paraître dans l’ouvrage issu des travaux du séminaire Images du savoir pratique. En ligne sur : <http://www.benjaminthierry.fr/linitie-et-le-novice-article-a-paraitre/>, consulté le 15/02/2018.
- Volle, M., « À propos du mot “informatique” », 6 août 2002. En ligne sur : <http://www.volle.com/opinion/informatique.htm>, consulté le 15/02/2018.
- Wagner, H., « L’européanisation des NTIC », Hermès, no 70, 2014, p. 63-67.
- Wolton, D., « Postface. Le Minitel. Des débats prémonitoires ? », in Schafer, V. et Thierry, B., Le Minitel. L’enfance numérique de la France, Paris, Nuvis, 2012, p. 193.
Numéros d’Hermès cités
- Hermès, « L’audience. Presse, radio, télévision et Internet », sous la dir. de R. Chaniac, no 37, 2003.
- Hermès, « Critique de la raison numérique », sous la dir. de V. Paul et J. Perriault, no 39, 2004.
- Hermès, « Communiquer, Innover. Réseaux, dispositifs, territoires », sous la dir. de N. D’Almeida, P. Griset et S. Proulx, no 50, 2008.
- Hermès, « Traçabilité et réseaux », sous la dir. de M. Arnaud et L. Merzeau, no 53, 2009.
- Hermès, « Sciences.com. Libre accès et science ouverte », sous la dir. de J. Farchy, P. Froissart et C. Méadel, no 57, 2010.
- Hermès, « Les langues de bois », sous la dir. de J. Nowicki, M. Oustinoff et A.-M. Chartier, no 58, 2010.
- Hermès, « Ces réseaux numériques dits sociaux », sous la dir. d’A. Coutant et T. Stenger, no 59, 2011.
- Hermès, « Murs et frontières », sous la dir. de T. Paquot et M. Lussault, no 63, 2012.
- Hermès, « L’Autre n’est pas une donnée. Altérités, corps et artefacts », sous la dir. de B. Le Blanc, S. Lepastier et F. Renucci, no 68, 2014.
- Hermès, « La voie des sens », sous la dir. d’E. Letonturier et B. Munier, no 74, 2016.
- Hermès, « Les élèves entre cahiers et claviers », sous la dir. de V. Liquète et B. Le Blanc, no 78, 2017.
Mots-clés éditeurs : numérique, Web, réseaux, Internet, communication
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0122Note
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Discussion « Comment développer la francophonie sur Internet ? ». 9 posts de 8 auteurs sur <soc.culture.french> du 8 au 13 septembre 1994. En ligne sur : <https://groups.google.com/forum/#!searchin/soc.culture.french/kuypers$20francophonie%7Csort:relevance/soc.culture.french/XwWi42KkueY/W0TdXrg1q1IJ>, consulté le 15/02/2018.