Couverture de HERM_080

Article de revue

Réseau : concept pour une communication sans valeur « net » ajoutée

Pages 114 à 121

Notes

  • [1]
    Précisons qu’en 2008, le terme apparaît dans le sous-titre du numéro 50 titré « Communiquer – innover ».
  • [2]
    Notons également que le directeur de cette revue, D. Wolton, ne retient pas l’entrée « réseau » dans le lexique notionnel de son ouvrage Indiscipliné. Trente cinq ans de recherches (2012) qui balaye l’ensemble de ses travaux dans le domaine de la communication.
  • [3]
    Souvenons-nous en effet que chez les Stoïciens (comme Marc-Aurèle), mais aussi Plotin, tous les éléments de l’univers étaient « affins », « en sympathie » ; que la classification réticulaire des J. Hermann, P.S. Pallas et V. Donati découle de l’observation des affinités entres les espèces ; que la minéralogie de V. Haüy et la botanique de A.P. de Candolle leur accordaient aussi bonne place, tout comme de façon plus claire encore, et parfois assortie de métaphores sociales surprenantes, la physiologie des G. Saint-Hilaire, P.G.J. Cabanis et P.-L. M. de Maupertuis ; et enfin qu’en sciences sociales le concept de réseau est né sur le terrain d’étude de la sociabilité, et particulièrement en psychologie sociale avec l’analyse des affinités, de J. Moreno à J. Maisonneuve. On verra d’ailleurs dans le roman Les affinités électives de J.-W. Goethe un pont interdisciplinaire du réseau pour lier les affinités existant entre éléments chimiques, relations sociales et lieux géographiques…
Croire
Ne pas croire
Qu’on pourra faire du réseau
Un habitat gérable
E. Guillevic, Etier

1Surpris sera sans doute le lecteur de la revue Hermès de ne voir apparaître que très tardivement le mot réseau en titre de l’un de ses numéros. Il faudra en effet attendre 2009 [1] pour trouver dans cette revue pourtant dédiée à la communication depuis trente ans une livraison entièrement consacrée aux réseaux (n° 53), mais pour immédiatement les associer à l’un des dangers dont ils sont porteurs : la traçabilité, donc la surveillance de nos existences. En 2011, le numéro 59 signale d’entrée jeu, par le titre retenu (« ces réseaux numériques “dits” sociaux »), la distance éditoriale prise cette fois avec leur capacité vertueuse – aussi largement que trop vite admise par bien des experts – à fabriquer du collectif. De même, si l’on entre plus avant dans les sommaires, rares et relativement récents sont les articles qui retiennent le terme comme élément de titre, a fortiori en l’employant dans un sens qui lui prête une réelle épaisseur conceptuelle ou qui convie à son traitement frontal [2]. Nul article véritablement dédié non plus dans le n° 39 dont le titre s’y prêtait pourtant bien : « critique de la raison numérique ».

2Mais doit-on vraiment s’en étonner ? Aucunement, dès lors que l’on se souvient du positionnement théorique original que la revue s’est toujours attaché à retenir. À rebours de l’idéologie techniciste dominante qui anime bien des travaux, même les plus autorisés, sur le sujet, Hermès définit en effet la communication dans un sens résolument humaniste et l’indexe à un plus vaste projet qui tient davantage de l’anthropologie que du programme ordinaire des sciences de l’information et de la communication. Propre à toute entreprise d’objectivation, la démarche critique communément suivie se double ici d’une manière inédite d’un fort attachement à la problématique de l’altérité, de fait incontournable mais souvent vite évacuée sinon oubliée, qu’impliquent la volonté et l’acte de communiquer dans la réalité. Un tel choix oblige logiquement à ne pas souscrire au scientisme ambiant, au déterminisme du tout-technique, à ne pas réduire la communication à l’information, le mot à la donnée, l’échange intersubjectif à ses supports et médias matériels. Ce faisant, il invite aussi à ne pas restreindre l’analyse au contemporain, mais plutôt d’une part à la déporter vers la modernité et d’autre part à contrebalancer la suprématie qu’y occupe, sous forme de prétendue rupture avec un avant (dé)passé, l’arrivée ponctuelle d’une innovation – l’internet – par l’émergence progressive d’une idée nouvelle, d’une conception différente et générale du monde que résume la notion de réseau.

L’indiscipline comme origine conceptuelle

3De fait, la notion de réseau est ancienne, relève d’une histoire longue de la communication dont on trouve seulement trace et sens en empruntant des pistes autres que celles, bien balisées, ouvertes par les infrastructures actuelles des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Autrement dit, la notion convie à une thématique ou plutôt une posture chère à Hermès qui a d’ailleurs fait l’objet d’un numéro (Hermès, n° 67) en 2013 pour l’anniversaire de ses 25 ans : l’interdisciplinarité… qui ici révèle finalement la nature indisciplinée de notre concept (Letonturier, 2012). Trois raisons invitent en outre à lui attribuer un tel statut.

4D’abord, l’étudier oblige à admettre son « nomadisme » ou, mieux, son caractère apatride. Délicat de l’ancrer sur un lieu d’émergence premier, tant son acte de naissance semble pluriel et sa génération historiquement spontanée dans plusieurs sciences, sans qu’il soit vraiment possible de retracer de façon linéaire les étapes de sa croissance, de sa diffusion et de son développement selon un ordre de succession donné. Si le temps de son premier emploi massif est bien arrêté – le xviiie siècle en l’occurrence –, la notion éclôt simultanément sur plusieurs sites de l’espace scientifique : cosmologie, mathématiques, physiologie, cristallographie et sciences de la vie et de la terre en général, taxonomies et classifications… pour aussitôt percoler, déborder très vite de ces limites disciplinaires, et envahir, là encore à une vitesse qui défie toute périodisation bien arrêtée, les sciences appliquées, celles du génie militaire et civil (Guillerme, 1988) : la poliorcétique, la topométrie, la cartographie, l’hydrographie… en même temps que les sciences sociales, la géographie, l’urbanisme et, bientôt, la psychologie sociale, l’anthropologie, etc. Au carrefour de la physiologie, de l’ingénierie et de la sociologie, l’œuvre du polytechnicien Cl.-H. Rouvroy de Saint-Simon illustre parfaitement ce concert des sciences, ce jeu interactif des circulations et des connexions instantanées qu’orchestre, à l’image de sa propre forme d’organisation d’ailleurs, la notion de réseau (Musso, 1997). Sous son impulsion, « communiquent » donc les sciences en même temps que s’installe une première science de la communication mais aussi, nous y reviendrons, que s’imagine déjà une société de la communication…

5Disciplines scientifiques à l’unis-son peut-être, mais néanmoins toujours polyphoniques. Car l’indiscipline du réseau se mesure, comme seconde raison, à la multiplicité des sens qu’elles lui donnent, aux effets de sa « transduction » aurait dit G. Simondon (1989) à chacun de ses « passages » (Cauquelin, 1987) de l’une à l’autre. Il est en effet tour à tour, parfois tout à la fois chez certains, concept, objet socio-technique et vague notion métaphorique ou idéologique. En effet, initialement, le réseau s’impose comme un produit de la découverte empirique, il désigne une réalité observée – pensons au rete mirabilis – et qui le réclame pour en décrire fidèlement le mode d’organisation particulier, au moyen d’instruments nouveaux, eux-mêmes parfois aux noms évocateurs (par exemple, le réticule en astrophysique). Mais son emploi renvoie aussi à une réalité construite à son image qu’il s’agit de reproduire par l’artifice de grandes réalisations dans les domaines postal, ferroviaire, routier, énergétique etc. Opérateur de transformation du réel et d’aménagement du territoire, il sera enfin incubateur d’idées au service de l’imagination sociale. On rêve la réalité grâce au réseau qui devient alors matrice de projets politiques, de refonte de la société, d’utopies de la communication qui l’associent aux idéaux démocratiques et républicains, élargis, bien avant l’arrivée du Web 2.0, à l’échelle de la planète tout entière, ainsi devenue « village global ».

6À cette prolifération de sens en quelques dizaines d’années que l’on constate au niveau interdisciplinaire s’ajoute la coexistence possible, au sein d’une même discipline, d’emplois multiples sinon opposés et à l’origine de traditions de pensée parallèles. Ainsi de la sociologie qui retient la notion, d’un côté dans le cadre méthodologique de la network analysis, c’est-à-dire d’une analyse structurale des relations sociales (Degenne et Forsé, 1994) et, d’un autre, dans une perspective théorique d’analyse des transformations de la société moderne (Letonturier, 2005) ou postindustrielle (Castells, 1996), l’orientant vers des formes d’organisation réticulaires. Plus encore, cette dernière approche, loin d’être apaisée, est aujourd’hui elle-même traversée par de fortes lignes de fracture, notamment selon le rôle politique et social que l’on prête aux caractéristiques des réseaux numériques (Borel, 2014). Ici, interactivité, flexibilité et connectivité seront gages démocratiques d’une meilleure participation et d’une plus forte mobilisation citoyenne, à l’origine de vastes mouvements sociaux par-delà frontières, institutions et États. Là, ces réseaux exacerbent, par les fonctionnalités offertes, le processus d’individualisation en cours, et, entre matérialisme consumériste et hédonisme moral, renforcent, économiquement, inégalités et concurrence d’une part (Boltanski et Chiapello, 1999) et, socialement, narcissisme, exhibitionnisme et isolement d’autre part (Aubert et Haroche, 2011).

7Reste néanmoins que polysémie ne rime pas ici avec laxisme conceptuel : procédant toujours d’une raison graphique du réel (Goody, 1979), il débouche sur une anthropologie sociale des lignes et des points (Ingold, 2011) et avance, autour de quelques caractéristiques formelles récurrentes, une forme d’organisation bien arrêtée répondant, par-delà ses ancrages disciplinaires, aux injonctions contradictoires de la modernité : « le moyen collectif de vivre une vie séparée » (Canguilhem, 1979, p. 330) ou, dit autrement, être « seuls ensemble » (Turkle, 2015).

8Indiscipline du réseau aussi pour une troisième raison qui transparaît déjà dans les débats qui opposent les auteurs pro et anti-réseau : son statut d’oxymoron, alliance de possibles contraires qui empêchent de trancher. Nous lie-t-il ou nous relie-t-il ensemble ? Nous attache-t-il ou nous rattache-t-il les uns aux autres ? Par-delà et antérieurement à son émergence en sciences, l’étymologie nous fait aussitôt douter : car rete, is signifie autant rets, rétiaires, filets des pêcheurs et des gladiateurs que réseuil, résille, tissu et textile. Soit l’univers de la capture, de la chasse et de la surveillance – de la toile d’araignée à Big brother – contre celui du métier où s’entrecroisent la chaîne à la trame, qui raccommode les uns avec autres, recoud les déchirures, rapièce le tissu social ainsi métissée par chacun (Scheid et Svendro, 1994). Métier qui sera politique chez Platon, car art de l’entrelacement (sumploke), et diplomatique chez Aristophane car œuvre de réconciliation, dans son Lysistrata, des cités en guerre qui pacifieront en tressant de concert un manteau chamarré à Athéna. De même des dieux lieurs Ouranos et Varuna dont le pouvoir double, à la fois protecteur et malin, suppose connaissance et maîtrise de ses instruments, des lacets qui peuvent, à tout moment, se retourner contre celui qui s’en sert (Dumézil, 1934).

9D’ailleurs, notre revue emprunte son nom à un dieu qui, nous relate Homère, en fera les frais : Hermès, dieu des routes et des carrefours, des messages et des voyages, et donc, bien sûr, de la communication et des réseaux, utilise non la force et la main, mais l’esprit et la ruse (la Métis), cette technique de l’intelligence qu’il tire du maniement des liens… mais qui le menacent aussi de l’immobiliser à tout jamais dans les abymes du Tartare. Est donc puissant et souverain, hier comme aujourd’hui, des monts de l’Olympe grec aux vallées californiennes des GAFA, celui qui tient les réseaux dont l’ambiguïté ouvre sur l’incertain et l’opportun, la rencontre et le possible, l’occasion et le hasard, la stratégie et l’adresse. Autant de « racines oubliées de la communication » (Hermès, n° 48) auxquelles le réseau nous invite à renouer.

10Tout est réseau désormais (Letonturier, 2015). Phénomène, en sciences et techniques, « total » en effet, il irrigue, en aval, idéologies, rêveries ou mystiques autour de son culte, et s’abreuve, en amont, aux sources d’un imaginaire premier mais toujours actif, dérivant de l’étymologie, de la mythologie et même de la métaphysique (stoïcienne). Le réseau est alors « aux risques de la complexité », à laquelle Hermès dédia un numéro en l’honneur d’E. Morin (n° 60). Il mobilise ainsi toutes les formes de connaissance et entre dans les trois temps de l’acte même du connaître : « classer, penser, contrôler », pour reprendre le titre du numéro 66 d’Hermès. Nul ne s’étonnera alors qu’il ne soit très vite devenu la pièce maîtresse de l’architectonique des encyclopédies (Letonturier, 2013).

L’incommunication comme horizon social

11Total, il est aussi invasif car absorbant, par synonymie, tout sur son passage, davantage sans doute qu’à leurs heures de gloire les concepts de structure et de système, pour ne pas seulement désigner l’ossature de la société mais la société elle-même. Si, sous son siège, d’aucuns estiment déjà liquéfiée cette dernière (Bauman, 2002), d’autres s’interrogent sur la nature et le type de collectif qu’il fabrique (Wolton, 1999 ; Breton, 2000).

12De fait, la communication en réseau produit de l’incommunication en société, pour passer outre, ignorer ou perturber au moins cinq conditions que réclame, selon nous, toute relation réelle et authentique : l’altérité, le temps, le silence, le secret et l’oubli. Les formes d’attachement qu’établissent les réseaux sociaux reposent sur une rationalité instrumentale visant à tirer avantage des ressources relationnelles trouvées et simplement entretenues au moyen de brèves nouvelles et d’un suivi de « l’actualité » de ses « amis » sous forme de « like ». Essentiellement animée par une logique quantitative (agrandir le cercle de ses connaissances), cette rationalité passe par un vagabondage virtuel se suffisant à lui-même, au hasard des contacts et au mépris des rencontres, sans donner lieu à des occupations précises ni vraiment centrées autour de forts intérêts communs et, plus rarement encore, à des rendez-vous et à des relations réelles. Sans préambule ni histoire propre donc, ces relations relèvent d’un régime de fonctionnement transitif puisque l’existence de contacts partagés suffit à déclencher la demande et à valider l’intérêt réciproque à se déclarer liés.

13La négation de l’altérité se signale ici par l’indifférenciation des personnes, toutes traitées, qu’elles soient parents proches, vagues connaissances, amis d’enfance ou parfaits inconnus, selon un même degré d’intimité et de proximité, mais aussi par la réification de soi et des autres (Honneth, 2007). Le social engineering impose non seulement de se déclarer officiellement comme prétendant à une relation, mais dicte également une écriture de soi, ainsi contrainte à se documentaliser elle-même, à s’auto-indexer en quelques « tags », à s’objectiver en un profil selon une police de normes pour se rendre socionumériquement conforme et attractif (Illouz, 2006). À ce travail s’ajoutent la recherche de visibilité, la gestion de sa e-réputation (Alloing, 2016), la comparaison des scores de popularité et la mesure de son influence au nombre de ses followers ou de ses messages « retweetés ». Caractéristiques personnelles ou d’autrui sont ainsi objets et enjeux de leur requalification continue en atouts sociaux, en attracteurs et démultiplicateurs relationnels qui réduisent chacun au statut d’articulateur potentiel de liens, de nœud de connexions et d’accès à un carnet d’adresses plus ou moins recherché. De cette conception de l’individu (numérique ou pas), le relationnisme a d’ailleurs fait un paradigme de recherches au détriment de ce « volume d’être » incommensurable qu’il demeure toujours (Piette, 2014).

14Ainsi, ego et autrui, sont, comme l’a montré le n° 68 d’Hermès, réduits à des données, débarrassées, dans ce type de communication telle que l’entend et la nie à la fois la technique en la formatant par l’algorithme, de toute négativité liée à l’étrangeté, de toutes les aspérités de la singularité, au profit de leur nivellement, de leur lissage. Le réseau appelle donc au même et au conforme, et non à la protection des informations de la différence et de ses droits ni, contrairement aux discours dominant de l’idéologie mondialiste et du cosmopolitisme bohème, à la défense de la diversité culturelle, elle-même objet et enjeu majeur, depuis toujours, pour la revue Hermès.

15La fonctionnalité optimale de la communication, son impératif d’être un canal de traitement opérationnel d’informations, exigent en effet la transparence maximale des émetteurs et récepteurs qu’on convertit alors en quantités sans valeur ni teneur autre que mesurable (Han, 2017). Ainsi réside le paradoxe tragique de l’individu moderne de se condamner pour mieux construire son autonomie et faire valoir et reconnaître ses différences à y renoncer, à dissoudre son identité dans les galeries et circuits de l’identique numérique. Témoignent de sa perdition et de ses souffrances forums, tchats et autres salons où, exposé sans masque ni secret, l’on s’enivre des illusions que renvoient les jeux de miroirs à haute valeur narcissique ajoutée et où l’on se repaît des mirages du surplus de sens existentiel que l’on croit ou espère tirer de sa sortie de l’anonymat et de la solitude. C’est ainsi toute l’économie cachée de l’intériorité que réorganisent au grand jour les réseaux (Haroche, 2018), soulignant, au passage et presque par l’absurde, le paradoxe de nos sociétés dites de communication : c’est justement ce manque de communication avec autrui qui pousse à y recourir et à les utiliser de façon compulsive et addictive par besoin impérieux mais faute de relation humaine dans la réalité.

16Fluide et furtif, ce nouvel être ensemble que projettent les réseaux saurait-il faire société ? Produit de l’alliance d’altérités, le lien social peut-il vraiment n’être qu’une juxtaposition d’avatars, consister en des formes de coexistences sans relations réelles ni solidarités qui les transcendent ? Ici, ce lien réside moins dans un assemblage d’unités soudées par des qualités ou des valeurs partagées par-delà leurs différences, que dans cet espace discret et dispersif, ponctué d’individualités « multiplexes », au croisement de nombreuses et mouvantes affiliations et d’appartenances choisies. Car, de fait, l’éventail d’actions qu’appellent les réseaux (liking, surfing, posting, discussing, uploading, playing, testing, etc.) conduit davantage à la conversation égocentrique sur des sujets ordinaires qu’à l’éveil à la chose publique et encore moins aux mobilisations politiques et aux actions collectives, d’autant plus rares par rapport au nombre de connexions que lourdes et coûteuses en termes de coordination et fragiles du point de vue de leur gouvernance (Cardon, 2010). La logique affinitaire et élective qui animent les réseaux depuis toujours [3] prédispose, là encore, au partage du même et de l’identique, à l’entre-soi, et convie donc moins à des collectifs politiques au sens classique (avec socialisation et sentiment d’appartenance, convictions et programmes communs, identité et projets collectifs) qu’à des communautés d’intérêts, aux engagements éphémères et ponctuels et aux coopérations faibles et conditionnelles.

17À la logique lente et binaire – présence ou absence – qui préside à l’inscription ordinaire des individus dans l’espace physique et sur des temps donnés, se substitue avec les réseaux sociaux un mode d’être relevant plutôt de l’immédiateté, de l’apparition, entre veille constante et (ré) action éclair, selon le degré de captation d’attention toujours plus élevé que réussissent à mobiliser, dans ce flux informatif continu, les événements annoncés, au mépris de nos besoins personnels d’alternance entre action et retrait, parole et silence, rêve et réalité (Crawford, 2016). Le 24 h/24 7 j/7 signe le régime de temporalité hotline aussi ordinaire qu’artificiel des réseaux : ils imposent des formes de vie hallucinée et de déréalisation individuelle et collective en alignant les existences sur des sollicitations désynchronisées des plages d’activités préfixées, et sur les opportunités de connexions qu’offre leur fonctionnement indépendant de nos rythmes naturels et sociaux (Crary, 2014).

18Dans cette temporalité accélérée qui caractérise la modernité (Rosa, 2012), les réseaux « aliènent » en autorisant, sans code de bonne conduite, circulations et mobiles en tous sens, sans souci des heures ni des distances : la vitesse y vaut, à elle seule, intégration sociale tandis que la lenteur trahit l’inadaptation, la pathologie (Aubert, 2003) voire la marginalité voulue ou subie. Mais si la communication est nécessairement, dans les réseaux, bruit, cacophonie (Serres, 1968) faute d’instances de régulation et de méta-coordination pour en éliminer les nuisances et les redondances, les inévitables ordres et contre-ordres, amplifications et déformations, diffamations et délations, s’y soustraire, déconnecter signifie alors disparaître, s’exclure par choix ou non de la solitude et du silence (Le Breton, 1997) mais sans droit à l’oubli. L’enregistrement et l’archivage automatique des données complexifient et freinent en effet l’effacement des traces numériques que laissent durablement, malgré des temps d’exposition souvent courts, les individus de leurs passages, à leurs yeux, invisibles et anodins. Les formes de libre expression qui se manifestent et se revendiquent dans un prétendu entre-soi ou sous couvert d’un anonymat protecteur se retrouvent paradoxalement rattrapées par l’échelle de leur diffusion au très grand nombre et par la très forte visibilité de leurs éventuels écarts aux normes morales ou légales qui les animent parfois.

19Plus généralement, cette projection du personnel voire de l’intime, en dehors du cadre privé qui l’abrite habituellement signale aussi les transformations en cours de l’espace public et le brouillage de ses contenus et limites propres. La porosité à géométrie variable que les réseaux installent entre ces deux sphères lance un défi aux fondamentaux de notre civilisation démocratique et oblige chacun à une gestion drastique de son portefeuille identitaire et du patrimoine de ses biens informationnels. Sauf à accepter que la transparence, ici voulue, là subie, s’accompagne des risques techno-totalitaires de la surveillance de masse (Sofsky, 2011), il appartient à chacun, pour exister/résister (Chabot, 2017) contre les assauts panoptiques du réseau, de défendre son château intérieur. Et donc de suivre à distance ce concept – présent/absent dans Hermès tout au long du « xxe siècle saisi par la communication » (n° 70 et 71) – pour éviter qu’il ne nous poursuive de trop près et ne nous enferme dans ses rets…

Références bibliographiques

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  • Aubert, N. et Haroche, Cl. (dir.), Les Tyrannies de la visibilité : être visible pour exister ?, Toulouse, Erès, 2011.
  • Bauman, Z., La Société assiégée, Arles, éditions Du Rouergue 2002.
  • Boltanski L. et Chiapello E., Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • Borel, S., Et les réseaux sauveront le monde… ? Essai sur l’idéologie réticulaire, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.
  • Breton, P., Le Culte de l’internet : une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000.
  • Canguillhem, G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1979.
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  • Cauquelin, A., « Concept pour un passage », Quaderni, n° 3, 1987, p. 31-40.
  • Chabot, P., Exister, résister. Ce qui dépend de nous, Paris, Presses universitaires de France, 2017.
  • Crary, J., 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, La Découverte, 2014.
  • Crawford, M. B., Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016.
  • Degenne, A. et Forsé, M., Les Réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 1994.
  • Dumezil, G., Ouranos-Varuna. Essai de mythologie indo-européenne, Paris, Maisonneuve, 1934.
  • Goody, J., La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979.
  • Guillerme, A., « Genèse du concept de réseau. Territoire et génie en Europe de l’Ouest (1760-1815) », Institut français d’urbanisme, université Paris VIII, ministère de l’Équipement et du Logement, 1988.
  • Han, B.-C., La Société de la transparence, Paris, Presses universitaires de France, 2017.
  • Haroche, Cl., « Le devenir de l’intériorité dans l’accélération contemporaine », in Fiat, E. et Valmalette, J.-C. (dir.), Le Devenir de l’intériorité à l’ère des nouvelles technologies, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018, p. 11-27.
  • Honneth, A., La Réification, Paris, Gallimard, 2007.
  • Illouz, E., Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.
  • Ingold, T., Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011.
  • Le Breton, D., Du silence, Paris, Métailié, 1997.
  • Letonturier, E., « Sociologie des réseaux sociaux et psychologie sociale : Tarde, Simmel et Elias », Hermès, n° 41, 2005, p. 41-50.
  • Letonturier, E., « Réseau : concept “indiscipliné” », in Letonturier, E. (dir), Les Réseaux, Paris, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2012, p. 9-32.
  • Letonturier, E., « Petite géométrie des savoirs encyclopédiques : cercle, arbre et réseau », Hermès, n° 66, 2013, p. 46-63.
  • Letonturier, E., « “Tout est réseau !” Splendeurs et misères d’une notion très courtisée », Hermès, n° 71, 2015, p. 78-86.
  • Musso, P., Télécommunications et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
  • Piette, A., Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.
  • Rosa, H., Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.
  • Scheid, J. et Svendro, J., Le Métier de Zeus. Mythe et tissage dans le monde gréco-romain, Paris, La Découverte, 1994.
  • Serres, M., Hermès 1 : la communication, Paris, Minuit, 1968.
  • Simondon, G., L’Individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.
  • Sofsky, W., Le Citoyen de verre. Entre surveillance et exhibition, Paris, L’Herne, 2011.
  • Turkle, S., Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, Paris, L’Échappée, 2015.
  • Wolton, D., Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux medias, Paris, Flammarion, 1999.
  • Wolton, D., Indiscipliné. Trente cinq ans de recherches, Paris, Odile Jacob, 2012.

Mots-clés éditeurs : numérique, imaginaire, réseau, identité, complexité, altérité, communauté, communication

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0114

Notes

  • [1]
    Précisons qu’en 2008, le terme apparaît dans le sous-titre du numéro 50 titré « Communiquer – innover ».
  • [2]
    Notons également que le directeur de cette revue, D. Wolton, ne retient pas l’entrée « réseau » dans le lexique notionnel de son ouvrage Indiscipliné. Trente cinq ans de recherches (2012) qui balaye l’ensemble de ses travaux dans le domaine de la communication.
  • [3]
    Souvenons-nous en effet que chez les Stoïciens (comme Marc-Aurèle), mais aussi Plotin, tous les éléments de l’univers étaient « affins », « en sympathie » ; que la classification réticulaire des J. Hermann, P.S. Pallas et V. Donati découle de l’observation des affinités entres les espèces ; que la minéralogie de V. Haüy et la botanique de A.P. de Candolle leur accordaient aussi bonne place, tout comme de façon plus claire encore, et parfois assortie de métaphores sociales surprenantes, la physiologie des G. Saint-Hilaire, P.G.J. Cabanis et P.-L. M. de Maupertuis ; et enfin qu’en sciences sociales le concept de réseau est né sur le terrain d’étude de la sociabilité, et particulièrement en psychologie sociale avec l’analyse des affinités, de J. Moreno à J. Maisonneuve. On verra d’ailleurs dans le roman Les affinités électives de J.-W. Goethe un pont interdisciplinaire du réseau pour lier les affinités existant entre éléments chimiques, relations sociales et lieux géographiques…

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