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Article de revue

« Le média de la danse, c’est le corps humain »

Pages 96 à 100

Notes

  • [1]
    Angelin Preljocaj s’associe régulièrement à d’autres artistes dans des domaines divers tels que la musique (Goran Vejvoda, Air, Laurent Garnier, Granular Synthesis, Karlheinz Stockhausen), les arts plastiques (Claude Lévêque, Subodh Gupta, Adel Abdessemed), le design (Constance Guisset), la mode (Jean-Paul Gaultier, Azzedine Alaïa), le dessin (Enki Bilal) et la littérature (Pascal Quignard, Laurent Mauvignier), etc.
  • [2]
    On se rappellera qu’avec Biped (1999), Merce Cunningham utilise pour sa création le logiciel Liform.
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1Franck Renucci : Que se passe-t-il entre Angelin Preljocaj et ses danseurs au moment d’une création ? Comment cette communication s’opère-t-elle ?

2Angelin Preljocaj : Quand j’ai commencé, j’étais très control freak, je voulais avoir réponse à tout. Mais c’est le défaut et la fragilité de tout jeune auteur ou chorégraphe ou metteur en scène. Je préparais tout le matériel chorégraphique, j’arrivais en répétition et j’apprenais les pas et les mouvements aux danseurs, et j’étais capable de répondre à toute question, tout de suite. Mais en même temps, je passais des heures à travailler tout seul avant de me présenter devant les danseurs pour leur apprendre la chorégraphie. Ensuite, quand j’ai pris un peu d’assurance, je me suis lancé dans une aventure beaucoup plus liée au jaillissement de mouvement : le travail que je faisais dans mon coin, tout seul, j’ai décidé de le faire devant et avec eux. Pendant le processus de recherche, pendant le surgissement du mouvement et de la chorégraphie, ils étaient avec moi ; ça a été un moment de changement aussi, parce que dans le jaillissement, si on est tout seul, on n’a pas assez de mémoire et de recul pour le capter, alors que si les danseurs sont derrière moi, ils peuvent restituer ce que j’ai fait. C’est donc une collaboration qui se révèle être très fructueuse. On a l’impression d’élaborer ensemble la chorégraphie.

3Franck Renucci : À partir de quel moment cela prend-il forme ?

4Angelin Preljocaj : Il y a plusieurs formes, c’est l’accumulation des petites formes qui va faire la grande forme. Toutes ces formes, petites ou grandes selon l’échelle, ont des vies, des processus et des modes d’apparition qui sont divers dans le temps. Pour ce qui est d’une phrase chorégraphique, qui dure trente secondes ou une minute, cela peut aller relativement rapidement. Après, il y a l’élaboration de toute la dramaturgie de la pièce, et cela prend des mois. C’est comme si le processus de création avec les danseurs consistait à se mettre d’accord sur un langage, créer un langage, puis redistribuer la syntaxe pendant tout le ballet pour raconter ou faire toucher du doigt quelque chose : un projet, un thème.

5Franck Renucci : N’y a-t-il pas une relation particulière entre le Ballet Preljocaj et les Ballets russes qui mettent en scène de nombreuses collaborations artistiques ?

6Angelin Preljocaj : Quand j’ai commencé à travailler en tant que chorégraphe, j’avais instinctivement des processus de collaboration avec des artistes – qu’il s’agisse de musiciens, de plasticiens ou d’auteurs [1]. Finalement, c’est ce qu’avaient toujours fait les Ballets russes. Sous la figure de Diaghilev, il y a toujours eu ce rapprochement entre des jeunes artistes, et cette idée d’avant-garde aussi. Diaghilev était à la pointe de la création, à tout point de vue, à tous les niveaux : aussi bien lorsqu’il s’agissait de créer des chorégraphies, de passer des commandes musicales, de collaborer avec des peintres ou des plasticiens de l’époque. J’ai réalisé que c’est exactement ce qu’on faisait tous, nous les chorégraphes de la jeune danse française, au début des années 1980. On demandait à un ami qui faisait de la musique de composer une bande-son, on demandait à un plasticien de créer une scénographie, etc. Pour moi, les Ballets russes ont très vite été un modèle.

7Très tôt, la troupe a pris le dessus sur le reste : cette idée de réunir une tribu, pérenne, permettant des affinités et des complicités qui nourrissent le travail, de création en création, plutôt que de réunir des personnes pour un seul projet. Et la troupe pour les Ballets russes était vraiment quelque chose d’essentiel. J’ai d’ailleurs créé un hommage aux Ballets russes en réinventant une façon d’aborder ces pièces ; je me référais à ce que disait Diaghilev : « étonnez-moi ». Si je pouvais l’étonner, à plus d’un siècle d’écart, en proposant à nouveau Les Noces, Le Spectre de la rose, une nouvelle version de Parade, ce serait formidable !

8Franck Renucci : Il y a toujours chez vous de nouveaux territoires qui sont investis de façon audacieuse, des risques qui sont pris. Il y a une recherche perpétuelle de mouvement à travers ces rencontres.

9Angelin Preljocaj : Oui, parce que les rencontres sont toujours source de changement de processus. Après une collaboration avec un musicien ou un plasticien, j’ai souvent remarqué, quand on se retrouvait et que l’on évoquait ce que l’on avait fait, qu’on se sentait différent, que quelque chose avait changé chez nous. Notre collaboration avait eu une incidence sur la suite de notre parcours, et pas seulement sur l’œuvre réalisée ensemble, dans une sorte de rhizome qui continue dans le processus de création suivant.

10Franck Renucci : À travers ces relations avec les autres, ne peut-on pas parler d’une certaine incarnation de l’altérité ?

11Angelin Preljocaj : C’est exactement ça ; j’aurais dû le dire tout de suite !

12Franck Renucci : On parle souvent d’espace pour les danseurs, du corps. Qu’en est-il du temps ? De l’instant dans le processus de création ?

13Angelin Preljocaj : Pour moi, le temps est crucial. Une œuvre chorégraphique, c’est une recherche sur le temps, l’espace, le mouvement – le temps ne peut pas ne pas exister, il s’agit de le faire advenir. Le rendre presque palpable, par le corps, par l’espace, par le mouvement bien sûr. Telle est ma principale préoccupation.

14Je travaille beaucoup sur l’espace entre les danseurs, entre les corps. Il y a deux types de chorégraphies : la chorégraphie des corps en plein, et la chorégraphie en creux de l’espace, qui change tout le temps entre les corps. Ce changement perpétuel de l’espace entre les corps possède un rythme, une dynamique, une vraie vie. Faire vivre l’espace entre les corps, c’est l’une de mes préoccupations principales aussi. D’ailleurs, les danseurs me disent souvent : « mais tu ne nous regardes pas ». Cet échafaudage de l’espace entre les corps a une vraie fonction : il met en relation les dynamiques des corps entre eux.

15Et la vitesse de la contraction de ce temps entre les corps va avoir une incidence sur la violence du mouvement aussi. Un mouvement de rapprochement rapide, une suppression rapide de l’espace entre deux corps, va être un choc violent. Donc les dynamiques d’espace, de temps et de corps ont la texture même de mon écriture chorégraphique.

16Franck Renucci : En ce qui concerne l’écriture chorégraphique, quelle est l’importance de la mémoire, de la transmission – je pense à la présence historique de la choréologue Dany Lévèque ? Pourquoi cette idée de créer un répertoire ?

17Angelin Preljocaj : La musique a pris un essor considérable avec la notation musicale, qui a commencé avec les chants grégoriens. Les premières notations musicales ne sont pas celles que l’on connaît aujourd’hui. De tout temps, la prise en charge de la notation a été liée à l’Église : ceux qui avaient le savoir, c’était les prêtres, les moines, etc. Avant Gutenberg, c’est eux qui détenaient l’écriture. Or, il y a le chant sacré, la musique sacrée, mais il n’y a pas vraiment une tradition de la danse sacrée en Occident. Je pense ainsi que la musique a trouvé son échappatoire, à travers la transcription des chants grégoriens, qui est la première expérience de notation du chant, que l’on a développé toute l’écriture de la musique. En Occident, où le corps est assez tabou, il y a eu une sorte de mise à l’index du corps et de la danse. Ce n’est pas étonnant que l’écriture n’ait jamais pu se développer dans ce domaine.

18Par ailleurs, quand j’étais danseur, j’avais remarqué, quand on devait travailler sur un répertoire, qu’on me montrait une vidéo et on me disait : « tu vois le danseur, là, en rouge ? Tu dois tout faire comme lui ». On rentrait là dans quelque chose qui était lié à la question de l’interprétation, et qui me gênait énormément. J’avais du mal à définir ce qui était de l’ordre de l’interprétation du danseur lui-même et ce qui était de l’ordre de la chorégraphie. Il existe une ambiguïté telle que ce compactage entre l’interprétation et la structure est très gênant, car on ne peut pas évoluer : on ne peut pas poser une nouvelle interprétation à partir de là. Or, je crois qu’une œuvre évolue quand elle est interprétée et réinterprétée. À travers la notation, on transmet le matériau sans transmettre l’interprétation. On peut apprendre au danseur un matériel chorégraphique et travailler avec lui en fonction de sa personnalité à une nouvelle interprétation. Avec la notation, on enrichit l’œuvre chorégraphique à chaque fois qu’on la reconstruit.

19Franck Renucci : Ma question suivante portera sur les relations entre le corps du public et celui du danseur. Peut-on définir cette relation par l’empathie ?

20Angelin Preljocaj : C’est vrai, et je l’ai souvent dit : l’un des avantages qui fait que la danse est un art universel, c’est qu’elle utilise comme média le corps humain. On a tous un corps, et tout est transmis par ce média-là. Tout être peut se sentir en affinité avec un corps de danseur qui évolue sur scène, et un processus d’identification même inconscient peut naître. Même si on est un chorégraphe français qui va danser au Cambodge, il y a un moment où le langage ne sera pas nécessaire. La danse est quelque chose qui peut faire s’effondrer la Tour de Babel, qui transcende tous les langages humains. On peut, à travers l’art, s’exprimer de manière universelle, et c’est cela que je trouve passionnant.

21Franck Renucci : Pour Antonio Damásio, l’émotion vient du corps, des organes, tandis que les sentiments sont la perception des émotions. Pour vous artiste, chorégraphe, il y a l’émotion du danseur, qui apparaît à un certain moment, et l’émotion du public. Comment abordez-vous cette question de l’émotion ?

22Angelin Preljocaj : Je la perçois avec un certain recul. Je trouve que la relation entre l’émotion du danseur et l’émotion du spectateur est un peu fausse en réalité. Ce n’est pas parce que le danseur a une grande émotion qu’une grande vague d’émotion va arriver vers le spectateur. C’est parfois même l’inverse qui se produit. Tout danseur pourra vous en parler : parfois, il sort de scène complètement habité et c’est ce jour-là qu’on lui dit « ce n’était pas super aujourd’hui… » ; et inversement. C’est peut-être cela qui fait parfois la force de la danse : on peut s’absenter, et le corps continue à dévoiler son secret. J’ai pu le remarquer à plusieurs reprises. Et je dirais même que c’est le mode opératoire d’un des plus grands chorégraphes de tous les temps, Merce Cunningham, qui a échafaudé sa conception de la chorégraphie et de la danse dans un espace non pas d’émotion mais de mouvement. Pour lui, « Dance is motion, not emotion ». C’est très clair : la danse, c’est le mouvement, pas l’émotion que l’on veut mettre dans le mouvement. Les danseurs de Merce Cunningham sont des bipèdes sur scène [2], qui font des mouvements qui s’articulent les uns aux autres. L’émotion, elle, sourd à travers la structure, elle sourd à travers le mouvement, à travers l’écriture chorégraphique. Ce n’est pas l’émotion du danseur dans son autosatisfaction, dans un narcissisme émotionnel, qui va générer l’émotion de la danse.

23Franck Renucci : Il y a dans vos créations des phases de recherche qui sont propres à la matière chorégraphique, qui seront utilisées pour pièces chorégraphiques.

24Angelin Preljocaj : Oui j’ai envie de me requestionner. Jean Vilar disait : « Je suis pour un théâtre populaire mais exigeant ». J’adore cette phrase. En revanche, un art populaire, cela veut dire peut-être raconter des histoires, car l’humanité adore les histoires, les contes, les mythes, l’humanité adore entendre et s’émerveiller. Mais quelle est la matière qui va servir à véhiculer ces contes, ces mythes ? C’est la danse, c’est le mouvement. Donc parfois j’ai besoin de retourner dans mon laboratoire et de créer des ballets qui ne sont pas Roméo et Juliette, qui sont des pièces de recherche pure. Je prends souvent cet exemple : en mathématiques, vous avez la recherche fondamentale et la science appliquée. Il y a des personnes qui travaillent sur des équations, on peut penser que cela ne sert à rien, mais cela à un moment donné produit la technologie, des choses utiles pour l’humanité. Pour moi, c’est un peu la même chose : j’alterne les phases de recherche fondamentale chorégraphique et les spectacles très grand public. Dans l’idée de toucher un large public, avec une exigence que je tire des recherches que je fais par ailleurs.

25Franck Renucci : Le Ballet Preljocaj, qui tourne dans le monde entier, est composé de personnes de tous pays. J’y vois une cohabitation, une négociation, depuis plus de trente ans, qui s’expose : même si le monde a changé, vous proposez toujours ce qui pourrait être une cohabitation pacifique. Pouvoir l’incarner, en proposant tous ces ballets, est essentiel pour vous ?

26Angelin Preljocaj : Danser est une façon d’exister, une façon de vivre, une façon de se battre. Quand j’ai commencé la danse, c’était difficile de m’inscrire dans la cité, dans le quartier, à un moment où le hip-hop n’existait pas. La danse, c’était le fantasme de certains, avec de nombreux clichés. Dès le début, j’ai dû me battre pour avancer : j’en suis venu à considérer la danse comme un art de combat. Pour moi, c’est un acte politique, une façon d’exister et de rappeler que l’on est debout, entre la terre et le ciel, comme un trait d’union vertical entre les deux ; le fait d’avoir libéré nos mains pour pouvoir commencer à utiliser des outils est le début de la technologie. Tout cela est lié à la colonne vertébrale, à ce corps, à ces deux jambes. Commencer à élaborer des figures à partir de là, c’est merveilleux. C’est ce qui fait la beauté de la danse. À travers l’acte de danser, je peux faire toucher l’idée que le corps est esprit, que le corps lui-même est intrinsèquement intelligent. Plutôt que de séparer corps, esprit, intelligence… Le corps est la raison de tout cela. C’est pour cela que j’aime la danse.

Notes

  • [1]
    Angelin Preljocaj s’associe régulièrement à d’autres artistes dans des domaines divers tels que la musique (Goran Vejvoda, Air, Laurent Garnier, Granular Synthesis, Karlheinz Stockhausen), les arts plastiques (Claude Lévêque, Subodh Gupta, Adel Abdessemed), le design (Constance Guisset), la mode (Jean-Paul Gaultier, Azzedine Alaïa), le dessin (Enki Bilal) et la littérature (Pascal Quignard, Laurent Mauvignier), etc.
  • [2]
    On se rappellera qu’avec Biped (1999), Merce Cunningham utilise pour sa création le logiciel Liform.
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