Couverture de HERM_080

Article de revue

De l’identité

Pages 80 à 86

1S’il y a bien un vocable dont on ignore s’il relève d’une catégorie conceptuelle, d’un simple apparat lexical ou d’un champ métaphorique, c’est celui d’identité. La confusion sémantique le concernant ne s’arrête pas là. À quel univers appartient-il ? Philosophique comme Aristote l’atteste dès les débuts de l’histoire de la philosophie ? Anthropologique, saisi qu’il se trouve par tous les ethnologues dont la tâche consiste à décrire des sociétés et des cultures qu’il faut bien identifier en tant que telles ? Psychologique, en cela que chaque personne est légitimement conduite à se demander qui elle peut bien être ? Ontologique, si tant est qu’on soit fondé à admettre définitivement qu’une chose est bien ce qu’elle est et non une autre chose ? Nominaliste, s’il advenait que l’identité ne soit finalement qu’un mot appelé à ne rien recouvrir de réel ?

2À cela s’ajoute, pour obscurcir encore plus l’ambiguïté et l’ambivalence de la notion, la confusion des domaines d’intervention : identité personnelle ou identité collective ? Car, en dépit des apparences, l’identité collective ne se résume pas à l’addition ou même à l’agrégation des identités individuelles. Il y aurait, nous disent les sciences sociales, une appréhension directe et quasiment intuitive de l’identité collective, capable de se ramasser en un « nous » et d’en tirer un récit communautaire, sans passer par les étapes douloureuses et souvent périlleuses de l’identité individuelle.

3J’examinerai tour à tour les cinq points de vue qui me semblent pouvoir alimenter un débat sans la prétention d’un balayage exhaustif : l’aperçu logique, l’examen ontologique, l’évaluation épistémologique, la description anthropologique et, enfin, l’ancrage existentiel.

L’aperçu logique

4Dès les balbutiements de la philosophie grecque, on réfléchit au sens qu’il convient de conférer au signe d’égalité et, partant, à la notion d’identité. Et l’on se rend compte immédiatement de l’équivocité des termes. En effet, il faudrait, en toute logique, et afin de respecter le sens premier et fondamental de l’identité, trouver des deux côtés de la formule la même quantité et la même qualité de la chose. Par exemple, non seulement un manteau est identique à un manteau, mais aussi à une pelisse (Aristote, Topiques, I, 7) qui est un manteau. Jean est identique au même Jean mais aussi, sous un autre aspect, à Paul puisqu’ils sont hommes tous les deux. Et Jean est aussi identique à un babouin, puisqu’ils appartiennent tous les deux à la même espèce des mammifères. Cependant, si l’on prend le cas de l’eau, comme s’y emploie Aristote un peu plus loin, c’est bien la même qui coule indéfiniment de la fontaine, mais elle change tout le temps, puisqu’à t1, elle ne sera pas exactement la même qu’à to : plus chaude, plus froide, plus limpide, plus trouble. Bref, du point de vue de l’espèce, c’est de l’eau, mais du point de vue de la qualité singulière, ce n’est pas la même eau. Les choses se compliquent encore si l’on est en présence de la même chose, dans sa singularité, des deux côtés de l’égalité : ce cheval blanc d’une part et le même cheval blanc de l’autre (même si le deuxième est imaginaire). C’est à la fois le même et différent de lui-même, puisque l’on a affaire à deux exemplaires de la même chose.

5Une chose peut donc être à la fois identique à elle-même et différente d’elle-même ou, si l’on préfère, une et deux, ou encore la même et l’autre, tout en gardant le même nom. Socrate est bien le même homme vieux que lorsqu’il était jeune, et pourtant, étant méconnaissable, on peut en toute légitimité ne pas discerner la même identité. Il a tellement changé qu’on peut, en toute logique, inférer qu’il y a deux « Socrates » strictement individués dans la même personne ou le même nom. Toute la question est de savoir si l’identité relève d’une détermination intrinsèque ou extrinsèque, ou si l’on préfère, si l’identité est conférée du dedans (par exemple, de celui qui dit « je suis le même Socrate ») ou bien du dehors (ce n’est pas lui).

6Cette aporie sera en partie levée par Kant lorsqu’il examinera le mode d’être des phénomènes dans la Critique de la raison pure (« analytique transcendantale » ; 1965, p. 177-178). Un phénomène « contient quelque chose de permanent (la substance) et quelque chose de changeant, considéré comme une simple détermination ». Et c’est parce que « tous les phénomènes sont dans le temps » que leur diversité (simultanée ou successive) nous apparaît de telle sorte qu’on a l’illusion de croire qu’ils changent en eux-mêmes alors qu’ils ne changent que sur un fond « durable et permanent ». Et ce serait la permanence qui « exprimerait le temps ». Socrate a bien changé (diversité) mais dans une même substance permanente (le même Socrate).

7L’analyse logique de l’identité sera violemment contestée par Nietzsche qui, paradoxalement, et sans doute involontairement, entérine l’aporie signalée par Kant. Tout le mal viendrait du principe de contradiction (appelé aussi principe de non-contradiction) qui nous interdirait d’affirmer et de nier en même temps quelque chose de quelque chose (Nietzsche, 1976, p. 58-59). La logique ne serait pour Nietzsche qu’un impératif qui n’a rien à voir avec la réalité – et par impératif, il entend un présupposé. La logique ne réfléchit que sur un monde « apparent », car en fait, elle reposerait sur un « préjugé sensualiste selon lequel les sensations nous enseignent des vérités sur les choses – je ne puis à la fois dire d’une seule et même chose qu’elle est dure et qu’elle est molle ». Nietzsche, en contestant ainsi l’activité logique de notre raison, accepte que deux sensations contradictoires et simultanées puissent avoir lieu : l’eau peut être froide ET chaude, Socrate est vieux ET jeune, cet homme est le même ET différent et ainsi de suite…

8Aucun A ne serait donc égal à A. Le principe de contradiction serait ainsi périmé et nous conduirait à poser un voile trompeur sur la réalité.

L’examen ontologique

9Cependant derrière le voile nominal de la logique, la question demeure : y a-t-il des identités réelles qui existent en tant que telles ? Et si oui, sur quels modes existent-elles ? Comment être certain qu’une chose qui existe, existe bien séparément d’une autre à laquelle elle ressemblerait ? Comment, dans le règne universel des indiscernables, est-il encore permis d’isoler un individu discernable et d’affirmer son existence indépendamment des mots qui ont vocation à le recouvrir et à lui donner un sens ?

10Devant la confusion extrême suscitée par le problème de la reconnaissance du même bateau de Thésée, avant le changement des planches et après, on est en droit de se demander si l’identité relève de la matière, de la forme ou de « l’agrégat des accidents ». Plutarque nous raconte l’histoire du bateau de Thésée dont les vieilles pièces de bois sont remplacées, au fur et à mesure qu’elles pourrissaient, par des neuves : « les uns maintenaient que c’était un même vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que non » (Plutarque, 1951, p. 21). L’aporie est ici identifiable comme étant celle du changement, à savoir du temps à travers lequel « certains changements préservent l’identité et d’autres la détruisent » (Ferret, 1996, p. 17). Que faut-il penser de cette affaire ? Soit il ne s’agit finalement que d’une affaire de nom (celui du bateau), comme le suggérait Hobbes, soit derrière le nom du bateau se dissimule bien un être qui existe, unique en son genre, différent de tous les autres et ce, quelles que soient les planches qui le composent, qu’elles soient usées ou qu’elles soient neuves. Le problème, aussi ancien que l’histoire de la philosophie occidentale, est celui du combat inlassable entre l’être et le langage. La chose singulière tire-t-elle son identité d’elle-même, dans son « idiotie » séparée et individuée ? Ou bien ne tient-elle son identité que d’être recouverte de son nom ? Pour le dire autrement, le nom est-il un prédicat ontologique de la chose ou bien un simple indice adventice et accidentel ? Le bateau de Thésée ne peut-il exister que par son essence ou sa substance, à savoir dans la mesure où il répond à tous les critères de ce que devrait être un bateau ? Ou bien existe-t-il sur le mode séparé de l’accident déictique : CE bateau-ci, hic et nunc, et pas un autre qui lui ressemblerait ou même qui lui serait identique ? Est-ce parce que les choses existent qu’elles portent un nom ou bien existent-elles parce qu’elles portent un nom ? La grammaire revêt-elle une signification ontologique ou se contente-t-elle de rendre les choses dicibles ? Où est alors l’identité ? Dans la pratique nominative ou bien dans la chose que je désigne en arrière du langage ? L’identité des Nambikwaras, des homosexuels ou des minorités invisibles repose-t-elle sur l’appellation ou la désignation qui les interpelle et les recouvre, ou bien existe-t-elle vraiment à la fois dans sa singularité et son essentialité ? Dans le premier cas, le mode de connaissance et de reconnaissance de ces identités serait pragmatique, dans le second, il serait à la fois ontique et ontologique.

Transition : l’évaluation épistémologique

11Il est temps de se demander si l’identité, considérée en tant que concept, peut être l’objet d’un discours à prétention scientifique. La question est capitale car elle déterminera toutes les interrogations à venir que l’anthropologie ouvre, à savoir les problèmes liés à la culture, aux identités culturelles, à l’universalisme, au différencialisme et au relativisme.

12Toutes ces topiques, pour légitimes qu’elles soient, n’en sont pas moins tributaires d’un examen minutieux des conditions de possibilité d’une science de l’identité. Cette science, que d’aucuns appellent de leurs vœux, dépend d’une assise sémantique et grammaticale qui constitue la colonne vertébrale et la source d’une théorie.

13C’est dans Le Cahier bleu et le Cahier brun que Wittgenstein (1996, p. 67) introduit pour la première fois le couple symptôme/critère pour expliquer et comprendre un phénomène donné. Mais pourquoi avoir recours à ce couple alors que le concept de preuve est prêt à rendre les services les plus louables, surtout lorsqu’il s’agit de repérer l’identité d’un phénomène ? La réponse de Wittgenstein est sans appel : on ne peut vérifier par la preuve « que ceci ou cela est le cas ». Il faut donc avoir recours à une autre instance épistémologique. Prenons l’exemple de l’angine et étudions les divers chemins qui conduisent à identifier la maladie comme étant une angine. Le critère de l’angine consiste à avoir trouvé « tel bacille dans le sang ». Je repère maintenant que tel individu a la gorge enflammée : il s’agit alors d’un symptôme mais sans que je sois nécessairement en possession d’un critère. Or, fait remarquer Wittgenstein, « si on vous demandait quel phénomène est un critère de définition et quel phénomène est un symptôme, vous seriez dans la plupart des cas incapables de répondre à cette question… Les médecins utiliseront toujours des noms de maladies sans jamais décider quels phénomènes doivent être pris comme critères ou comme symptômes ».

14Le langage, en effet, ne nous a jamais été enseigné au « moyen de règles strictes », et c’est la raison pour laquelle nous éprouvons les plus grandes difficultés à apercevoir et à nommer les identités. Les cas ne sont peut-être pas troubles, mais les mots pour les désigner le sont. Comment par exemple détecter l’identité de quelqu’un qui ne se souviendrait des jours pairs que pendant les jours pairs et des jours impairs que durant les jours impairs ? « Sommes-nous ici contraints de dire que deux personnes habitent le même corps ? » (Ibid., p. 118). Mais alors comment identifier un assassin s’il ne prétend avoir commis un meurtre que durant les jours pairs, et jamais durant les jours impairs ? Assassin un jour et innocent l’autre jour ?

15Toute cette problématique posée par la notion d’identité reviendrait alors à se demander si, au-delà d’une reconnaissance du phénomène qu’on cherche à identifier, il n’y aurait pas, tapie silencieusement depuis Aristote, la question non résolue de savoir comment on apprend la signification des mots : le mot « angine », le mot « Nambikwara », le mot « homosexuel », le mot « minorité ». Et en l’absence de preuve pour déterminer si vraiment on a affaire à ces « cas », on naviguera encore longtemps entre les deux certitudes sceptiques que sont le symptôme et le critère. Cependant, Wittgenstein va plus loin puisqu’il fait le choix selon lequel, en l’absence de preuve, et afin de construire l’ébauche d’une théorie de l’identité, seul le critère pourrait remplir la fonction laissée vacante. Le critère relèverait de la sphère des jeux de langage concernant le cas, qui consistent à suivre la règle grammaticale impliquée dans l’expérience : c’est ainsi qu’on reconnaît une angine, qui n’est donc que ce qu’on dit d’elle.

16C’est donc la grammaire des mots qui déterminera l’absence ou la présence d’une identité, à savoir un cadre à partir duquel les critères pourront prendre sens et valeur.

La description anthropologique

17Georges Devereux (1972, p. 149) relate l’histoire de la formation de l’interdit de la consommation de porc chez les anciens Hébreux. Ils ne mangeaient pas de porc, « simplement parce qu’ils n’en avaient pas ». Puis, ils s’installent en Canaan « au milieu de peuplades qui non seulement mangeaient du porc mais le mangeaient parfois rituellement ». Dès lors, et pour se différencier des autres, les Hébreux prirent la décision de ne plus consommer de porc. L’interdit, loin d’être religieux, était noué à une conception anthropologique de la différence et de l’identité.

18En tout état de cause, c’est la logique du classement et du tri qui devait l’emporter sur tous les autres critères. Les leçons que l’on peut tirer des hypothèses et des points de vue émis plus haut peuvent se concentrer sur un résultat tangible : l’identité consiste en classant les autres à se classer soi-même, soit dans la même classe soit dans une autre. Ce ne serait donc pas les modes de comportement des uns et des autres qui impliqueraient l’émergence des identités, mais bien le besoin logique d’instaurer des frontières afin de trier. Et peu importeraient alors les critères de sélection retenus, pourvu qu’on puisse se séparer, s’affronter, se différencier, s’assimiler, s’intégrer. Les frontières étant mobiles entre les autres et ceux qui définissent leur appartenance, l’essentiel est qu’il y en ait. Or ces logiques de tri en vue de classer et de se classer offrent de nombreux inconvénients, même si elles rassurent les sujets. Car, comme l’explique Devereux (Ibid., p. 133) à l’aide d’un autre exemple, la classe des « reines » inclut des individus historiques (Marie-Thérèse, Elizabeth II, Anne d’Autriche) qui n’ont entre eux aucun autre rapport que celui d’appartenir à la classe des reines. Ce n’est que sous un rapport, celui de la classe des reines, que l’on peut affirmer une identité. Sous les autres rapports, comme le poids, l’âge, la beauté, la féminité, l’autorité, il n’y a plus aucune identité. Par conséquent, l’identité est un concept amoindri par son manque d’extension, puisqu’il s’avère incapable d’« énumérer » toutes les assignations ou toutes les autres classes.

19L’anthropologie s’est fixé l’objectif, dès ses commencements, de définir les identités des sociétés et des cultures qu’elle se proposait de décrire, d’expliquer et de comprendre. Or, immédiatement, elle s’est trouvée devant un dilemme qui tend à se transformer aujourd’hui en aporie. L’identité des communautés est soit fermée sur elle-même, ce qui interdirait a priori toute comparaison et toute intelligibilité des autres ; soit, elle est amenée à se diluer dans une universalisation qui, au nom du désir légitime de scientificité, exclura ou intégrera dans un ensemble flou les singularités et particularités que les communautés revendiquent précisément comme marqueurs exclusifs de leur identité.

20Cette aporie peut se décliner autrement. Si, comme on vient de le voir, toute identité, surtout examinée sous l’égide de la communauté, est multiple, ceux qui se définissent et ceux qui définissent les autres ne peuvent échapper à la logique de la simultanéité de l’internalité et de l’externalité. Dans la mesure où une communauté est contrainte d’avoir recours, afin de se définir, à ce qu’elle croit qu’elle est et à ce à quoi elle s’oppose, l’identité devient un concept pragmatique, à vocation relationnelle et intersubjective et qui, en permanence serait soumis à négociations sémantiques. L’identité serait bien le même, nous disent les anthropologues, mais contemporain de ses différents. Elle est bien une unité, voire, pour certains, une unicité, mais flanquée de sa diversité.

21Deux visions de l’identité, examinée sous l’angle anthropologique, cohabiteraient donc.

22La première nous invite à la penser à travers une vision statique, une marque assignée définitivement, fixe et non contestable. La deuxième nous offre une approche processuelle, un mouvement vers, une possibilité ouverte. Dans ce dernier cas, les identités, sans attaches solides, obéissant à des logiques rhizomatiques et capillaires, seraient soumises aux aléas des apports pluriels et renouvelés en permanence. Il n’y aurait alors plus de frontières, mais, à l’image des nœuds ferroviaires, des embranchements, des anfractuosités, des chemins de traverses et des dérives incessantes.

23Autant on peut comprendre qu’une conception de l’identité close sur elle-même ne peut que déboucher sur des sentiments obsidionaux de villes assiégées et d’invention haineuse d’ennemis, autant la solution des identités entièrement ouvertes à tous les vents et sans cesse négociées, tant célébrée aujourd’hui par certains observateurs, peut sembler frappée par la facilité et la paresse intellectuelle. En effet, qui nous garantit que les identités hybrides et fluctuantes au gré des événements ne deviendraient pas elles aussi essentialisées ou substantialisées par les processus historiques ? Qui nous garantit que l’hybridation ne serait pas constituée elle aussi de fibres elles-mêmes uniques, insécables et non diluables dans un autre tout ? Car en se redéployant, ces identités fluides peuvent à leur tour se durcir et réclamer, ne serait-ce que pour se protéger, les mêmes fermetures auparavant récusées.

24À force de vouloir fragmenter les identités, on ne reconnaîtrait plus aucune existence comme devant s’appartenir et, partant, se séparer des autres afin d’acquérir une autonomie.

25On nous dit que les identités sont des constructions qui s’opèrent dans une relation aux autres, à des manques, à des marges et à des excès. Certes, il est aisé de comprendre que ces identités s’élaborent sur le mode de l’historicité et de la discursivité qui sont les pratiques classiques à travers lesquelles toutes les communautés se construisent, comme le récit ou la mémoire. Cependant, on est en droit de douter de la pertinence d’un tel modèle qui, valorisant l’instabilité, fait fi de l’enracinement à partir duquel les mouvements et les changements peuvent prétendre avoir du sens. Car s’il y a changements incessants, c’est bien qu’ils ont lieu par rapport à ce qui ne change pas. L’eau de la fontaine, comme celle du fleuve, change tout le temps, mais on ne peut comprendre ces modifications qu’en relation au même fleuve et à la même fontaine. Faute de quoi on serait contraint de penser les altérités au regard d’autres altérités.

Conclusion : l’expérience existentielle de l’identité

26Il est irrécusable que si je sens une bouffée de chaleur envahir mon visage, c’est bien moi qui m’identifie comme relevant de cette expérience. C’est ma propriété existentielle et personne ne peut me la retirer. Certes, quelqu’un d’autre peut me voir rougir, mais personne ne peut faire l’expérience de la chaleur montante de l’intérieur de mon visage. Encore moins s’il s’agit de ressentir la faim ou un besoin pressant d’uriner. Cependant, il a bien fallu, pour que je reconnaisse en l’identifiant ce visage empourpré comme étant le mien, que je me conforme à des règles langagières qui m’ont enseigné la grammaire des mots. Reconnaître la chose passe par la reconnaissance des signes et des règles qui en régissent le fonctionnement. Les sujets ont donc bien un privilège grammatical qui consiste à dire « je » ou « nous ». Néanmoins cette autoréférentialité n’a de sens que si elle s’accompagne d’une conformité aux autres actes publics d’énonciation qui, dans les mêmes circonstances, diraient la même chose. Une communauté ne comprendrait « j’ai mal aux dents » que si d’autres l’ont proféré avant moi et ont fourni ainsi un canevas d’identification. C’est le même mal aux dents tout en n’étant pas le même puisque celui dont je parle ne peut pas faire souffrir quelqu’un d’autre à ma place.

27L’identité se situe peut-être à cet embranchement entre l’autoréférentialité des énoncés et les formes de vie qui, par l’usage qu’elles instaurent, font que nous nous comprenons, en dépit de nos désaccords et de nos différends.

Les questions d’identité et d’altérité ici traitées ont fait l’objet de plusieurs contributions dans la revue Hermès depuis 1988. On pourra notamment se référer aux numéros suivants :
Hermès, « Frontières en mouvement », sous la dir. de D. Dayan, J.-M. Ferry, J. Sémelin, I. Veyrat-Masson, Y. Winkin et D. Wolton, no 8-9, 1991.
Hermès, « La cohabitation culturelle en Europe », sous la dir. d’E. Dacheux, A. Daubenton, J.-R. Henry, P. Meyer-Bisch et D. Wolton, no 23-24, 1999.
Hermès, « L’épreuve de la diversité culturelle », sous la dir. de J. Nowicki, M. Oustinoff et S. Proulx, no 51, 2008.
Hermès, « Traçabilité et réseaux », sous la dir. de M. Arnaud et L. Merzeau, no 53, 2009.
Hermès, « Murs et frontières », sous la dir. de T. Paquot et M. Lussault, no 63, 2012.
Hermès, « L’Autre n’est pas une donnée. Altérités, corps et artefacts », sous la dir. de F. Renucci, B. Le Blanc et S. Lepastier, no 68, 2014.
Hermès, « Les incommunications européennes », sous la dir. de J. Nowicki, L. Radut-Gaghi et G. Rouet, no 77, 2017.
Dans la collection « Les Essentiels d’Hermès », on pourra notamment consulter :
Fourmentraux, J.-P. (dir.), Identités numériques. Expressions et traçabilité, Paris, CNRS éditions, 2015.
Ollivier, B. (dir.), Les Identités collectives à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions, 2009.
Dans la collection « CNRS Communication », on pourra se référer à :
Nowicki, J., L’Homme des confins. Pour une anthropologie interculturelle, Paris, CNRS éditions, 2008.
Wulf, C., Anthropologie de l’homme mondialisé. Histoire et concepts, Paris, CNRS éditions, 2013.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Aristote, Topiques (trad. J. Brunschwig), Paris, Les Belles Lettres, 1967.
  • Devereux, G., Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1972.
  • Ferret, S., Le Bateau de Thésée. Le problème de l’identité à travers le temps, Paris, Minuit, 1996.
  • Kant, E., Critique de la raison pure (trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud), Paris, Presses universitaires de France, 1965.
  • Nietzsche, F., Fragments posthumes. Automne 1887-mars 1888 (ed. G. Colli et M. Montinari), Paris, Gallimard, 1976.
  • Plutarque, « Vie de Thésée », in Les Vies des hommes illustres (trad. J. Amyot), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », vol. 1, 1951.
  • Wittgenstein, L., Le Cahier bleu et le Cahier brun, Paris, Gallimard, 1996.

Mots-clés éditeurs : ontologie, existentiel, logique, pragmatique, nous, principe de contradiction, épistémologie, communauté, anthropologie

Mise en ligne 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0080

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