1Damien Ehrhardt : Pourriez-vous me dire ce qui a changé en trente ans du point de vue de l’information et de la communication ?
2François Gros : L’information, qui met une dimension de connaissances à la disposition potentielle des individus, tend à remplacer la communication, qui procède d’un acte volontaire, avec le souci de se mettre à la place de l’autre, du récepteur. Il y a eu de formidables progrès dans l’information, dans ce qui se passe dans le monde, sur ce qui l’anime aux niveaux scientifique, économique, artistique, etc. Toutefois, l’évolution de la connaissance est telle et tellement rapide qu’elle finit par distancier ceux qui en croient connaître les grands fondements généraux. Autrefois, un chercheur ou un groupe de chercheurs pouvait appréhender le « cosmos » scientifique dans un domaine déterminé ; aujourd’hui, ce n’est plus possible. En biologie, par exemple, il faut recourir à un nombre de disciplines extrêmement diverses, y compris dans des combinatoires mathématiques même, pour arriver à comprendre certaines situations qui relèvent du vivant complexe.
3En outre, nous n’avons pas encore entrevu dans toute leur profondeur les progrès technologiques immenses que nous connaissons. Pour cela, il nous faut du temps ; il nous faut du recul. Or nous sommes happés par un rythme de vie qui ne nous donne pas toujours cette possibilité de recul. Il est nécessaire de transmettre, d’expliquer les phénomènes scientifiques dans un langage accessible, mais aussi de réfléchir sur leur portée culturelle à court, moyen et long terme. Qui peut encore aujourd’hui faire l’effort de synthèse pour pouvoir intégrer les résultats des sciences et des techniques dans une réflexion globale qui enrichisse les individus, les sociétés et le monde des décideurs ? Si de plus en plus de réunions scientifiques font le point sur les progrès réalisés, peu d’entre elles se destinent à un effort de synthèse en vue de l’émergence d’une explication de caractère général. Le public mériterait d’être informé : il y a là un effort considérable à effectuer sur la communication à partir de l’information.
4Peut-être faudrait-il préparer le monde scolaire ou postscolaire à cette forme de civilisation qui est en train de devenir la nôtre, en apprenant aux jeunes à développer aussi leur esprit de synthèse ? Cela demande du temps et une pédagogie très particulière. Un mouvement comme celui de La main à la pâte peut répondre à ce genre de préoccupations. Il ne suffit pas de remettre l’ouverture à la science au cœur de l’école ; encore faudrait-il expliquer pourquoi c’est important sur le plan social ou professionnel. Un juste langage permettrait de diffuser l’information sans essayer de trop la déformer, mais en la rendant accessible. Et ce n’est pas donné à tout le monde : beaucoup de grands scientifiques en sont incapables. Un certain recul par rapport au fait scientifique semble nécessaire. Le journalisme à visée d’information scientifique et technique mériterait d’être renforcé. En même temps, une formation pédagogique susceptible de préparer le futur citoyen à ce genre de problèmes serait très utile, afin qu’il ne soit pas envahi par l’information ou qu’il l’utilise comme une béquille. On risque parfois, avec le système des réseaux sociaux, de tomber dans des approximations qui sont à la limite de la vérité. Mais est-ce qu’il vaut mieux cela que rien du tout ? Il y aurait sans doute une nouvelle culture de la communication à développer dans ce domaine.
5Je ne suis pas le seul à me sentir un peu angoissé par cette civilisation du doigt qui fait reposer la connaissance sur la vitesse avec laquelle on agit sur son ordinateur. On a besoin de rêves, de prendre de la distance, d’intégrer les données résultant des progrès de la connaissance ; mais on a aussi besoin de les placer dans cette vision un peu idéalisée, qui s’adresse à une partie de notre propre sensibilité vis-à-vis de différents facteurs externes et internes, pour pouvoir équilibrer un peu mieux notre vie. Une des choses qui frappent dans la modernité, c’est qu’on est tellement pressés d’acquérir des informations qu’on finit par ne plus se donner le temps d’écouter de la musique, d’admirer des tableaux, etc. Tout cela est essentiel. Il y a heureusement beaucoup de gardiens de cette forme de connaissance artistique et de gens qui la pratiquent, mais il ne faut pas, là non plus, qu’il y ait une coupure entre leur démarche et celle de la société tout entière. La communication entre diverses personnes suscite des intuitions, des idées nouvelles issues de sensibilités, mais aussi de cultures différentes, mais auxquelles on n’est pas préparé à avoir recours dans la vie courante, parce qu’on est pris par d’autres choses. C’est en cela que la culture présuppose un recul et même une disponibilité dans le temps.
6Damien Ehrhardt : Pourriez-vous nous donner un exemple d’expérience de communication, dans le domaine scientifique par exemple ?
7François Gros : Je n’ai pas à l’esprit d’exemple spécifique. Dans le domaine scientifique, les colloques constituent une importante forme de communication : ils font appel à l’interaction des personnes concernées, mais laissent une place importante pour la discussion. Le fait de pouvoir poser des questions, d’approfondir tel ou tel thème, et pas uniquement de décliner un programme, est absolument capital. La démultiplication des colloques scientifiques, dont le nombre était autrefois relativement restreint, devrait contribuer aux progrès dans la communication. Pour autant, et c’est un point préoccupant, il existe peu de communication directe entre les scientifiques et les décideurs, alors qu’Internet, les Mooc, les réseaux sociaux et – dans une moindre mesure – la télévision véhiculent des informations scientifiques. Peu de retombées émanent du monde politique concernant l’évolution de la science sur le plan social et en matière d’ouvertures professionnelles. C’est assez dommage ! Et cela concerne aussi, dans une certaine mesure, le monde du journalisme.
8Damien Ehrhardt : Quelles sont les principales contradictions liées à la mondialisation de la communication ? Quels enjeux futurs imaginez-vous ?
9François Gros : Si les pays, autrefois, étaient souvent refermés sur eux-mêmes, aujourd’hui, le monde virtuel de l’information s’ouvre à des populations totalement isolées. Si remarquable qu’il soit, les décideurs en sont souvent un peu trop tributaires, oubliant que l’information ne suffit pas, s’il n’y a pas un effort pour permettre de l’intégrer au niveau individuel. Face au plein d’informations, on ne communique plus vraiment. La communication c’est un transfert. L’information est un trésor, mais celui-ci peut longtemps demeurer caché et souvent difficile d’accès parce que ce sont des données brutes. Il faut d’une certaine façon digérer par nos sens, éventuellement par notre intelligence aussi, les impulsions qui nous viennent, qui nous sollicitent. Or, l’humain contemporain est continuellement sollicité par ses émotions, par des informations de toute nature. Sans cesse ballotté, il n’a pas toujours la possibilité, ni le temps, d’effectuer un choix. L’informatique, les nouvelles approches mathématiques de la complexité, et l’intelligence artificielle viennent et viendront, il est vrai, aider considérablement l’homme aux prises avec des montagnes d’informations. Encore convient-il que ces nouvelles voies laissent un champ libre à l’imagination, à la vision individuelle du monde et au dialogue direct.
10Damien Ehrhardt : Que pensez-vous de l’évolution de la communication scientifique dans votre domaine de recherche, la biologie ?
11François Gros : Dans ma discipline, la situation a beaucoup changé depuis les années 1950. Autrefois, le biologiste observait directement les êtres vivants, végétaux, animaux dans leur environnement, avant de systématiser cette connaissance. Aujourd’hui, cette démarche a presque complètement disparu au profit de catalogues et de bases de données de plus en plus complexes, auxquels les gens non préparés ont difficilement accès. Ainsi, seuls quelques informaticiens, mathématiciens et biologistes ayant une formation spécifique peuvent appréhender l’idée des réseaux de réseaux, mise en avant aujourd’hui pour comprendre le vivant. Cet ésotérisme est probablement à l’origine d’une certaine coupure, non pas intentionnelle, mais malgré tout préoccupante, à la fois du public et des princes qui nous gouvernent vis-à-vis de l’évolution du monde scientifique. Toutefois, les perspectives ouvertes par la connaissance des mécanismes dominant la diversité biologique et son évolution au niveau (épi)génétique, mais aussi par l’approche préventive des grandes épidémies à travers la prévision génomique et l’étude des mutations prévisibles, sont extraordinaires. Désormais, le monde vivant est tellement ordonnancé dans des bases de données – et la métagénomique ne fait qu’amplifier les choses – qu’on ne voit plus la diversité. Même le mot « biologiste » n’a plus court. Ne devrait-on pas assister de nos jours à un retour au naturalisme ? Ce retour est timide, ce qui nous vaut une négligence vis-à-vis du monde de l’environnement, des forêts et du monde animal dans sa pluralité. À l’époque de Koch et de Pasteur, on examinait les vecteurs de maladies au microscope et on bâtissait autour d’eux toute l’épopée des maladies infectieuses. Aujourd’hui, on regarde moins l’organisme en lui-même, mais son génome et au sein de celui-ci, on ne regarde qu’une séquence particulière sur des millions, en disant : « Ah, elle n’est pas normale ! C’est dangereux ! ». La prévisibilité des mutations possibles et des dangerosités découlent de là. Ne faudrait-il pas corréler les bases de données avec les connaissances directes que l’être humain développe par ses sens, par son intelligence vis-à-vis du monde extérieur, l’informatique n’étant qu’un substitut aux sens humains ?