1En France, les premières analyses qui relèvent du champ des sciences de l’information et de la communication furent menées dans le laboratoire fondé en 1960 par Georges Friedmann, le Cecmas. Cet acronyme recouvre le projet fondateur d’un Centre d’études des communications de masse, que rejoindront Edgar Morin et Roland Barthes. Il n’est donc pas étonnant que ce dernier se retrouve, avec Robert Escarpit notamment, à l’origine de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Sfsic) qui regroupera dans les années 1970 tous les chercheurs d’un domaine scientifique alors en construction, au croisement de la sémiotique, de la linguistique, de la sociologie (mais de manière moindre, puisque la domination de Pierre Bourdieu dans ce champ-là fut telle que les sociologues français méprisèrent longtemps les médias de masse), de l’analyse de contenu, des études cinématographiques, dans un modèle fondamentalement pensé comme pluridisciplinaire ou interdisciplinaire.
2Le champ disciplinaire de l’information-communication s’est construit autour de tensions, de notions et concepts en confrontation. Ces chocs conceptuels sont inscrits dans le goût prononcé des chercheurs du champ pour les mots composés : socio-économie, psychologie sociale (à ne pas confondre avec la psychosociologie), socio-anthropologie, sémio-pragmatique, socio-sémiotique, socio-discursif, etc. Ce n’est donc pas un hasard si l’on parle des sciences (au pluriel) de l’information et de la communication ; cela révèle la diversité des disciplines de référence et l’intérêt de développer des regards décalés en pratiquant une forme d’import-export des méthodes. Un des apports des sciences de l’information et de la communication réside sans doute dans leur capacité à croiser des méthodes et des objets. Ce sont ces croisements qui dynamisent la recherche : déplacer les points de vue modifie la perception de l’objet et sa compréhension, pour en saisir la complexité, telle que définie par Edgar Morin, si l’on veut donner un cadre épistémologique à cette conception des délocalisations théoriques et méthodologiques et à leur fécondité analytique.
3En France, le combat (légitime) pour devenir une section du Conseil national des universités (CNU), la 71e, pour faire reconnaître des programmes d’enseignement de la communication de premier et de deuxième cycle dans les universités, les logiques liées aux évaluations pilotées par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), puis par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) ont progressivement amené à une forme d’autonomisation de la discipline, qui s’est désormais installée dans le champ scientifique, où elle doit cependant toujours se justifier, y compris face à d’autres disciplines émergentes comme les cultural studies, voire les jeunes game studies.
4Cette forme d’indépendance est compréhensible, et sans doute nécessaire, mais elle n’a pu s’obtenir qu’en perdant une partie des métissages interdisciplinaires qui faisaient l’originalité du projet. Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit hors de l’université, au sein du CNRS, que s’est développé – avec les tensions spécifiques au modèle scientifique français, qui ont toujours existé entre ces deux territoires concurrents – un espace de confrontation de chercheurs issus d’horizons différents, d’abord au sein de la revue Hermès, puis à travers la création d’un Institut des sciences de la communication (ISCC).
5La force d’Hermès, dans un délicieux chaos autant institutionnel qu’organisationnel et scientifique, ce fut d’y faire se rencontrer des géographes, des linguistes, des architectes, des psychiatres, des sociologues, des chimistes – bref, des individus et des disciplines venant de tous les horizons, au-delà même du cercle des sciences humaines et sociales. Alors qu’on ne peut désormais recruter, en France, que des docteurs en information et communication pour enseigner dans les départements infocom, on n’exige aucun titre d’entrée pour siéger dans Hermès, sauf celui de la créativité hors limite de tout champ restreint de pensée.
6Si j’ai évoqué Roland Barthes plus haut, ce n’est pas par hasard, mais parce que sa mort fictionnalisée a permis à Laurent Binet (2015) de nous révéler l’existence d’un « Logos Club » qui nous montre, sous la houlette d’un Umberto Eco tellement sensible aux questions de communication, combien la rhétorique est un outil d’explication du monde, des rapports sociaux et du contrôle politique. On pourrait peut-être reprendre cette savoureuse histoire, si peu fictionnelle, de la French Theory en l’élargissant à l’étage supérieur, celui d’une sémiotique générale qui serait disputée dans un « Semio Club » ou un « Commu Club ». C’est ainsi qu’on pourrait lire l’histoire des trente ans d’Hermès : un lieu où se réinvente à chaque session (qui n’ont de réunions de rédaction que le nom, puisque l’objet réel en est ailleurs, plus haut) ce qu’est la communication, hors de tout cadre, dans des échanges parfois virulents, mais toujours stimulants. On n’y perd pas un doigt en cas de défaite, mais peut-être quelques-unes de ses certitudes intellectuelles. On essaye d’y repenser le monde (et non Le Monde, ou LM, qui n’est pas ici le moniteur de la pensée), d’y croiser le fer avec DW (non pas Die Welt, mais un autre organe de la pensée, plus décapant). Bref, on se réclame pleinement du dieu grec qui donne son nom à la revue, bien sûr parce qu’il est un messager, mais aussi le gardien des routes et des carrefours, et donc celui qui permet les passages entre les chemins disciplinaires, les bifurcations, même quand certaines voies mènent à des culs-de-sac. Mais c’est aussi le dieu des voleurs, ce qui nous autorise à subtiliser dans des disciplines connexes quelques concepts, à pratiquer ce braconnage cher à Michel de Certeau.
7Les débats d’idées, la confrontation avec des chercheurs issus de toutes les disciplines, de tous les continents aussi, sont indispensables pour garantir la validité conceptuelle et méthodologique de la recherche en communication. Cela devrait éviter le piège de se présenter comme une fonction supérieure – à la différence de ce que voulait créer le « Logos Club » – pour tenter de reprendre la place occupée jadis par la philosophie, puis par la sociologie. Parce que nous sommes, plus que jamais, dans une société complexe, éclatée, multiple, multiculturelle, et que les outils et les analyses doivent être à la mesure de cette complexité. C’est le défi auquel sont confrontées aujourd’hui les sciences de l’information et de la communication, en allant peut-être jusqu’à l’indiscipline prônée par Dominique Wolton (2012) : « La communication est une activité tellement complexe qu’elle dépasse fréquemment l’interdisciplinarité, pour rejoindre l’indisciplinarité, et le plus souvent, là aussi, l’indiscipline… »
Références bibliographiques
- Binet, L., La Septième fonction du langage, Paris, Grasset, 2015.
- Wolton, D., Indiscipliné. 35 ans de recherches, Paris, Odile Jacob, 2012.