1« Adoptons, en première approximation, une définition : l’interdisciplinarité est la forme que prennent les relations entre pratiques scientifiques spécialisées ». Ainsi rapportée à des « pratiques » par Bernard Lepetit (1990), l’interdisciplinarité a été mise en « forme » au cours de la décennie soixante du siècle dernier. D’aucuns se sont employés à montrer qu’elle fut mise en œuvre bien avant que d’être nommée telle. D’entrée, elle a suscité des éloges, des critiques, des attentes, des réserves, bref un débat dont l’intérêt, et non le moindre, a été d’être l’occasion de faire retour à la question « Qu’est-ce qu’une discipline ? ». On partira donc ici du régime disciplinaire, auquel toutes les sciences ont été soumises, pour en rappeler les limites, les interrogations qui portent sur sa légitimité, les raisons de sa résilience. Jalonnée d’appels aux « croisements » disciplinaires, d’expériences plus ou moins réussies, d’exemples plus ou moins pertinents, l’interdisciplinarité a fini par être aujourd’hui regardée comme une exigence devant être impérativement satisfaite dans nombre d’entreprises scientifiques. Les multiples réflexions, études et applications auxquelles elle a donné lieu – singulièrement dans la revue Hermès où l’intitulé « Épistémologie comparée et interdisciplinarité » occupe le premier rang des principaux thèmes de recherche affichés – ne semblent cependant pas suffire à lui fournir les pièces d’une armature théorique susceptible de faire consensus.
Critique de la monodisciplinarité
2Matière pouvant faire l’objet d’un enseignement, la « discipline », telle qu’elle est communément entendue, est solidaire d’un ordre des savoirs et d’un système universitaire. Associée à d’autres appellations inégalement contrôlées – « science », « domaine d’études », « branche du savoir », etc. –, elle est appréhendée comme issue d’un découpage « naturel », ce qui empêche de voir en elle une construction intellectuelle et institutionnelle. Sa légitimité est bien établie : lestée de contenus précis, elle dispose de thèmes, de programmes, de méthodes, d’objectifs – et de moyens pour les atteindre. La production du savoir s’est faite en son sein, suivant une autonomisation de plus en plus poussée et une spécialisation de plus en plus étroite. On n’a pas à revenir sur cette organisation dont tous les aspects sont connus, de sa gestation à son actuelle gestion ; mais on a à redire les raisons de son ébranlement. D’abord l’altération, voire l’effacement, des caractères originaux qui ont longtemps permis d’identifier les différentes disciplines ; ensuite les modifications qui se sont produites au cours du temps au sein de chacune de ses dernières ; enfin, selon Daniel Andler (2002), l’incertitude du niveau où s’affirme leur efficacité, et qui n’est désormais ni celui des ensembles conceptuels traditionnels, ni celui des microspécialités successivement apparues. Ces raisons devaient logiquement conduire à ne plus voir dans les disciplines que des artifices administratifs.
3L’inadéquation des disciplines programmées aux enseignements universitaires – avec des sciences de la nature séparées des sciences de l’homme et des classifications, bien ordonnées de celles-ci et de celles-là – avait été dénoncée depuis assez longtemps par quelques-uns de leurs représentants. Ces réclamations ponctuelles ont été relayées par une protestation collective contre la « disjonction », le « morcellement », le « cloisonnement » des disciplines. On a appelé à la circulation des savoirs, à une mise en relation des domaines de recherche par trop dissociés, à l’unification des connaissances, bref à une recomposition générale. Tout au long des années soixante du siècle dernier se sont ainsi fait entendre des variations sur le trait d’union, finalement gommé, entre pluri, multi, inter, trans, d’une part et disciplinarité d’autre part. La partition s’est rapidement clarifiée : le recours à différentes disciplines manifestée par les deux premières liaisons ne donne lieu qu’à des juxtapositions ou complémentarités de contributions. Un travail en commun, en vue de résoudre un problème particulier, est en revanche engagé dans toute recherche interdisciplinaire ; celle-ci suppose des échanges, des interactions, une intégration des apports respectifs. Quant à la transdisciplinarité, située par Jean Piaget au-delà des disciplines, on connaît la définition, aussi profonde que plaisante, qu’Edgar Morin (1990) en a donnée : « il s’agit souvent de schèmes cognitifs qui peuvent traverser les disciplines, parfois avec une virulence telle qu’elle les met en transes ». Mise à la mode, l’interdisciplinarité s’est accompagnée de la soumission à un usage métaphorique d’une série de vocables comme « croisement », « connexion », « intersection », « hybridation », « métissage », « transfert », sans préjudice à des allégories d’une réelle fécondité heuristique, comme celle des « concepts nomades » qui a donné son sous-titre au recueil d’études qu’Isabelle Stengers (1987) a dirigé.
4On a répété à satiété qu’une discipline s’enrichissait en s’ouvrant aux autres, et que l’heure ne devait plus être à la défense de prés carrés. Une rhétorique de l’interdisciplinarité s’est développée, sans égard à ce qui distingue les vues spéculatives des visées proprement scientifiques. La comparaison, au fil des éditions successives de l’Encyclopaedia Universalis, des textes qui sont consacrés à ce sujet est assez éclairante. Celui signé par G. Gusdorf, « Interdisciplinaire (connaissance) », est d’un « littéraire » déplorant que les frontières disciplinaires empêchent la pensée de se déployer. Sous un intitulé significativement différent, « Interdisciplinaires (recherches) », celui que l’on doit à Pierre Delattre est d’un « scientifique » d’abord soucieux de formalisation. Pour lui, le but de l’interdisciplinarité « est d’élaborer un formalisme suffisamment général et précis pour permettre d’exprimer dans ce langage unique les concepts, les préoccupations, les contributions d’un nombre plus ou moins grand de disciplines qui autrement resteraient cloisonnées dans leurs jargons respectifs ». En des termes différents, il revient à Leibniz d’avoir formulé ce projet, avec sa « combinatoire » et la place assignée aux « sciences frontières » dans la réalisation d’une « synthèse mûre ». C’est aussi un espace interdisciplinaire qui se dessine ensuite dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : les renvois entre les entrées de ce Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers manifestent les rapports de mutuelle dépendance qu’entretiennent les matières exposées. On sait que cet espace s’est refermé dans l’Encyclopédie méthodique, suite de dictionnaires thématiques publiés entre 1782 et 1832 ; rédigés par des spécialistes, les volumes de « la » Méthodique consacraient la prééminence de l’ordre disciplinaire qui devait marquer tout le xixe siècle.
Pratiques de l’interdisciplinarité
5La réflexion sur les savoirs, au xixe siècle, s’est montrée plus soucieuse de leur classification que des connexions, articulations ou croisements susceptibles d’être établis ou opérés entre eux. Elle a entériné leur division, accentué leur spécialisation, et d’abord séparé les lettres et les sciences. Au tournant du siècle, une première initiative est prise en faveur d’un décloisonnement des disciplines ; d’autres ont suivi, auxquelles on a prêté une inégale attention ; quelques-unes sont à signaler, qui jalonnent la première moitié du siècle dernier. En fondant en 1899-1900 la Revue de synthèse historique, Henri Berr se lançait dans une aventure qui devait aboutir, dans les années 1920, à la création du Centre international de synthèse (1925). En 1929 se tenait la première Semaine internationale de synthèse : des savants venus de disciplines diverses y intervenaient sur un problème particulier, en l’occurrence celui de la « civilisation ». Ce furent après l’« évolution », le « progrès », l’« invention », l’« énergie », la « matière », le « ciel », la « statistique », etc. qui seront traités dans une optique interdisciplinaire. Outre-Atlantique, dans les années 1930, Otto Neurath mettait en chantier l’International Encyclopedia of Unified Science ; les premiers fascicules en paraissaient en 1938. Son projet d’élaborer un lexique universel à l’usage des savants n’aboutit cependant pas, et son entreprise, à la différence du centre de Berr, fut sans lendemain.
6Dans les années 1940, Werner Heisenberg examinait, dans Le Manuscrit de 1942 (traduit en français en 1998), les « différentes régions de la réalité ». En partant de celles identifiées par Goethe, le théoricien de la physique quantique modifiait le mode de penser le monde en tissant des liens entre la physique, la chimie, la vie organique, les symboles des communautés humaines et les facultés créatrices. Aux États-Unis et au cours de la même décennie, la fondation Macy organisait une série de conférences, associant notamment mathématiciens, logiciens, anthropologues, psychologues. Pleinement interdisciplinaires, les « conférences de Macy », régulièrement tenues jusqu’en 1953, visaient la constitution d’une « science de l’esprit ». La cybernétique, conceptualisée par Norbert Wiener en 1948, naquit dans cette mouvance à laquelle appartient John von Neumann. Dans le même temps, Claude Shannon donnait la théorie mathématique d’un système général de la communication : le succès du modèle Wiener-Shannon allait manifester la fécondité de l’interdisciplinarité. Enfin, avec Heinz von Foerster, tête de file de ce que l’on a appelé la « seconde cybernétique », ce sont la biologie et l’électronique, la physique et la métaphysique qui entraient en connexions.
7Les décennies de l’après-guerre furent ponctuées de percées de la pensée interdisciplinaire. En 1955, Jean Piaget fondait à Genève le Centre international d’épistémologie génétique ; mathématiciens, physiciens, biologistes, cybernéticiens étaient appelés à y travailler collectivement dans une optique interdisciplinaire. Dans Logique et connaissance scientifique publié quinze ans plus tard, ce sont les « interactions croisées » entre phénomènes étudiés par différentes disciplines qu’il recommandait de prendre en compte prioritairement. En 1968, Ludwig von Bertalanffy publiait Théorie générale des systèmes, sous-titré Physique, biologie, psychologie, sociologie, philosophie. Pour traiter les « problèmes de complexités organisés » de plus en plus nombreux, il insistait sur la nécessité d’introduire de nouvelles catégories de pensée scientifique, de construire de nouveaux modèles conceptuels, en précisant que « Ces constructions théoriques et ces modèles étendus et généralisés sont interdisciplinaires, c’est-à-dire qu’ils dépassent les départements conventionnels de la science et qu’ils s’appliquent à des phénomènes dans divers domaines » (trad. fr., 1973, p. 97-98). En France, Gilbert Simondon posait les fondements d’une unification philosophique des sciences. Son œuvre, et principalement Du mode d’existence des objets techniques (1958), L’individu et sa genèse physico-biologique (1964), L’individuation psychique et collective (1989), opérait la réconciliation de trois entités classiquement séparées – la nature, la culture, la technique. Les analogies structurales et métaphorisations ordinaires cédaient la place à une intégration effective des apports de la biologie, de la psychologie et de la physique.
8« 1975, l’année de l’interdisciplinarité et des sciences du transfert ». Sous cet intitulé, Denis Guthleben (2009, chapitre IX) expose en détail comment s’est faite, au CNRS, la mise en place d’une nouvelle forme de programme scientifique. Différente des actions thématiques traditionnelles, elle avait pour but de faire sauter « le verrou du cloisonnement vertical des disciplines ». Le premier Programme interdisciplinaire de recherche (PIR) fut consacré à l’énergie solaire (Pirdes). Lancé en juillet 1975, il fut suivi d’un programme interdisciplinaire sur le médicament (Pirmed), puis sur l’environnement (Piren) et d’autres, dont un sur l’emploi et l’amélioration des conditions de travail où se trouvaient mis en relation la technologie, le travail, l’emploi et les modes de vie (le Pirttem), impliquant les sciences sociales et les sciences de la vie. Cette politique de l’interdisciplinarité – fortement défendue par Robert Chabbal, futur directeur général du CNRS –, qu’accompagnait la création d’un département des sciences physiques pour l’ingénieur, témoignait d’une ouverture sur le monde économique et, avec la reconnaissance des sciences de transfert, d’une nouvelle connexion entre la recherche scientifique et la société.
9Au CNRS encore, le programme STS voyait le jour dans le même temps. Créé en 1980 sous l’impulsion de Dominique Wolton, son objectif était de financer de multiples « actions initiatives » et d’organiser un champ de recherches autour de ces trois pôles – science, technologie, société. La volonté de sortir des cloisonnements disciplinaires était clairement affichée dans le premier numéro des Cahiers STS : « L’interdisciplinarité est indispensable à un programme tel que celui-ci » (1984, p. 7). Les difficultés pour y parvenir n’étaient pas sous-estimées. Pour D. Wolton, il fallait tenir compte des rapports de force entre disciplines, par exemple, côté SHS, entre la philosophie, l’histoire et la sociologie. Pour P. Delattre, dans « L’interdisciplinarité aujourd’hui » (1984, p. 59-63), celle-ci devait consister en un échange de concepts, de langages, de méthodes entre disciplines que la spécialisation a séparées ; mais elle butait encore sur la place différente respectivement assignée par les sciences à l’analyse et à la synthèse, le réflexe de défense du spécialiste face à l’intrusion d’un « profane » dans son domaine, les biais institutionnels de l’évaluation des résultats obtenus. Qu’elle soit, le plus fréquemment, le fait d’individus isolés ou de petits groupes minoritaires était également mentionné. Le rôle de ces derniers n’en était pas moins important. Ainsi en 1982, Jean-Pierre Dupuy et Jean-Marie Domenach fondaient à l’École polytechnique le Centre de recherche en épistémologie appliquée (Crea), qui devait ultérieurement se constituer en laboratoire poly-scientifique des sciences cognitives théoriques, en associant trois éléments – physique, biochimique et neuronal. Telle qu’elle a été de la sorte pratiquée, dans ce cas comme dans d’autres, l’interdisciplinarité n’est cependant pas apparue dénuée d’ambiguïtés, de paradoxes, voire de dangers qui ont contribué à en limiter la portée, sinon à en mettre en doute l’effectivité.
Force et faiblesses de l’interdisciplinarité
10En France, l’interdisciplinarité a poursuivi son institutionnalisation avec, notamment, l’ouverture dans la première décennie du présent siècle du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) par François Taddéi et Ariel B. Linder. Implanté à l’université Paris Descartes, le CRI se distingue par la substitution, à l’assimilation classique de savoirs constitués, de l’élection d’objets de recherche qui ne sont pas cadrés disciplinairement. « Qu’est-ce qu’une expérimentation ? », « Qu’est-ce qu’une démonstration ? », « Qu’est-ce qu’une modélisation ? » sont autant de questions qui figurent au programme des enseignements de ce centre qui donne une grande importance aux bases conceptuelles et épistémologiques. Au CNRS, cette institutionnalisation a été consacrée d’abord par la création en 2006-2007 de l’Institut des sciences de la communication, dont Dominique Wolton a été le premier directeur, puis, sous la gouvernance d’Alain Fuchs, par la mise en place en 2011 de la Mission pour l’interdisciplinarité. Sa tâche est de mettre en œuvre « une politique de soutien et de renforcement de l’interdisciplinarité » ; elle est aussi d’activer la réflexion sur la coïncidence entre domaines de recherches et disciplines, les contiguïtés disciplinaires, les formes de la coopération disciplinaire et, d’abord, sur la « discipline » considérée comme appui ou comme obstacle.
11Le débat n’est pas clos sur cette orientation de la recherche. D’un point de vue théorique, elle est vigoureusement défendue. On met en cause avec Karl Popper l’affectation d’une « matière » à une « discipline », le monopole et le contrôle exercés par celle-ci sur celle-là. On soutient, avec l’auteur de Conjectures et réfutations (1963), que « Nous n’étudions pas une matière, mais des problèmes (qui) peuvent traverser les frontières de toute matière ou discipline » (trad. fr., 2006, p. 67). De nouveaux problèmes au reste surgissent, comme ceux liés à l’environnement, que l’on reconnaît ne pouvoir traiter dans le cadre d’une discipline. L’intérêt de l’interdisciplinarité est illustré par les cinq volumes, placés sous le signe d’Hermès, publiés par Michel Serres, entre 1968 (La communication) et 1981 (Le passage du Nord-Ouest) : ils montrent que le savoir bouge, qu’il est nécessaire de le réviser jusqu’à le réinventer. Défense et illustration de l’interdisciplinarité sont par ailleurs congruentes avec une demande sociale, celle qui émane d’un « tiers secteur scientifique » naguère représenté par la recherche-action, et aujourd’hui par la recherche participative : cette dernière associe d’une part des professionnels de la recherche, d’autre part des individus et des groupes engagés dans la poursuite d’objectifs citoyens. À quoi s’ajoute, du côté du public, une volonté de comprendre qui doit amener le spécialiste à repenser son objet d’étude pour en réduire la technicité et satisfaire ainsi aux exigences de la vulgarisation scientifique.
12La question n’est pas pour autant tranchée. Les exemples de résistance à l’interdisciplinarité ne sont pas rares. Celui de la cybernétique est typique : cette théorie générale des processus de rétroaction dont on a dit plus haut l’extraordinaire fécondité n’est guère enseignée dans les universités ; le concept de feedback n’en est pas moins communément employé. La « réception » des ouvrages de G. Simondon précédemment mentionnés a été plus que médiocre : à quelle « discipline » se rattachent-ils ? s’est-on demandé. Autre exemple, celui de la mémétique : la théorie évolutionniste des codes culturels exposée par Richard Dawkins dans The Selfish Gene (1976) et The Extended Phenotype (1982) est construite sur l’analogie du « gène » et du « même » ; de cette conjonction des sciences naturelles et des sciences de l’homme résulte une nouvelle façon de voir le monde et le moi ; elle bouscule fortement les représentations que l’on se forme communément de l’un et de l’autre. Ces réserves, réticences ou refus ont diverses causes. Il est difficile de renoncer aux partitions disciplinaires qui sont gages de stabilité et de sécurité. Divers freins fonctionnent aussi, d’ordre culturel autant qu’épistémologique : la force du corporatisme est notable dans les milieux de la recherche, comme y est de faible étendue le lexique d’un langage commun.
13Les raisons de ces interrogations qui perdurent sur l’interdisciplinarité se trouvent aussi dans une diversité d’acceptions. Se réduirait-elle à des échanges bilatéraux, à des rapprochements conjoncturels, à des rencontres occasionnelles où chaque discipline, gardant son identité, reste bien distincte et distante ? N’est-ce pas là la situation qu’il faut dépasser par un travail en commun, des interactions constantes, une intégration maximale pour résoudre un problème concernant plusieurs « matières » ? Étroite ou large, restreinte à des disciplines voisines les unes des autres ou généralisée, l’interdisciplinarité n’est pas en tout cas une méta-discipline. Loin de vouloir la « discipliner », ses tenants les plus fermes militent, au contraire, pour l’anarchie épistémologique. À leurs yeux, le désordre est créateur, l’ordre engendrant le conformisme ; « l’innovation intellectuelle se fait toujours à la marge des disciplines académiques » (Besnier, 2013, p. 25) ; « la sérendipité conforte la part du non programmé dans la découverte scientifique » (Ibid., p. 26). Pour innover, le chercheur doit en effet se déplacer des zones centrales de son domaine d’investigation vers la périphérie, se porter aux frontières, circuler le long des lignes – ce qui ne va pas sans quelque risque.
14Les ambiguïtés et les paradoxes de l’interdisciplinarité ont été bien mis en lumière par Jean-Pierre Dupuy (2013). Revenant sur l’aventure de la cybernétique, où de très nombreuses « disciplines établies » étaient impliquées, il observe que celles-ci étaient pour leurs représentants moins l’occasion d’engager un dialogue que « des territoires à conquérir ». Et puis, souligne-t-il, « La cybernétique a voulu être interdisciplinaire à soi tout seul : joli paradoxe. Elle n’est entrée en relation qu’avec des projections d’elle-même » (p. 180). Ceux qui se sont ensuite occupés de la théorie générale des systèmes complexes auto-organisés ont aussi prétendu « faire de l’interdisciplinarité à soi tout seul ». Aujourd’hui, les sciences cognitives, « encore plus sûres d’elles-mêmes, projettent à leur tour de reconstruire la science de l’homme en faisant table rase de tout ce qui s’est pensé jusqu’à elles » (Ibid.). Ce sont sans doute là des « échecs productifs », mais on voit bien que l’ouverture disciplinaire a souvent partie liée avec la conquête d’une position hégémonique. Côté sciences humaines et sociales, tel fut naguère le cas de la sociologie durkheimienne dont on a moult fois dénoncé « l’impérialisme ». Tel a été ensuite celui de l’école historique des Annales successivement ouverte à la sociologie de F. Simiand, à l’anthropologie lévi-straussienne, à la philosophie foucaldienne jusqu’à la prise de conscience, par nombre de ses membres, des périls d’une ouverture tous azimuts, et la recherche de « nouvelles alliances » (Lepetit, 1990).
15Ces différents épisodes devraient prendre place dans une histoire de la pensée interdisciplinaire qui reste à écrire. On y pourrait récapituler les appels aux ouvertures disciplinaires, sans s’attarder sur ceux qui n’ont pas dépassé le stade incantatoire. Sans non plus se borner à consigner ce qui est essentiellement l’affaire de « scientifiques », de « spécialistes », de « savants ». Il est des textes largement oubliés qu’il conviendrait d’intégrer dans la généalogie de la démarche en question. Telle est la Présentation de l’encyclopédie de la Pléiade de Raymond Queneau. Dans cet opuscule publié en 1956, le futur fondateur de l’OuLiPo mettait l’accent sur les « liaisons et dépendances » multiples existant entre les sciences. Il était pour lui surtout impératif de « tenir compte de l’apparition de disciplines participant à différentes sciences (comme) la cybernétique où viennent confluer la neurologie et l’étude des machines réflexes, la théorie de l’information où viennent confluer la technique des radio-communications et la sémantique » (p. 28-29). Soucieux de « préparer des ouvertures sur l’avenir », il estimait indispensable de changer de point de vue sur le système des sciences. Ces dernières ont toujours été difficiles à classer ; avec les « inter-sciences », l’opération devient pratiquement impossible. Le mot manque encore, mais l’interdisciplinarité et ses effets se profilent à propos des contacts directs entre l’anthropologie et les mathématiques : « dans cette mathématisation, on n’applique pas les mathématiques à l’anthropologie, c’est l’anthropologie qui induit de nouvelles structures dans les mathématiques » (p. 29-30).
16On rappellera pour terminer que la pratique d’une véritable interdisciplinarité suppose un changement assez radical dans la façon de concevoir la recherche scientifique. Depuis Descartes, la méthode y prime l’objet, et la déduction l’induction. En quête de certitudes, elle est en prise sur des raisonnements où causes et effets s’enchaînent et se reproduisent mécaniquement. En rupture avec les schémas déterministes et les systèmes bien verrouillés, ouverte au fortuit comme à l’incertain, l’interdisciplinarité valorise à l’inverse les interactions, la modélisation et les modèles, les agencements provisoires. Elle est exercice d’une maîtrise conceptuelle où la référence le cède à l’interférence ; elle ne doit viser aucune domination. C’est bien comme tel qu’elle est pratiquée dans la revue Hermès. Tout au long des trois dernières décennies, D. Wolton, son fondateur et directeur, s’est employé à multiplier les échanges entre les disciplines pour faire progresser le traitement des questions exposées et débattues au fil des 79 numéros à ce jour publiés. Ce sont principalement les sciences – sociales, politiques, économiques, cognitives – et, bien entendu, les sciences de la communication et de l’information qui ont été amenées à dialoguer. La ligne éditoriale ainsi tracée a fait de l’interdisciplinarité la marque distinctive de chacune des livraisons d’Hermès.
Références bibliographiques
- Andler, D., Fagot-Largeaut, A., Saint-Sernin, B., Philosophie des sciences, t. II, Paris, Gallimard, 2002.
- Besnier, J.-M., « Seul le désordre est créateur. Pour en finir avec les bataillons disciplinaires », Hermès, no 67, 2013, p. 25-31.
- Boutier, J., Passeron, J.-C. et Revel, J., Qu’est-ce qu’une discipline ? Paris, éditions de l’EHESS, 2006.
- Delattre, P., « L’interdisciplinarité aujourd’hui », Cahiers STS, no 1, 1984, p. 59-63.
- Dupuy, J.-P., Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994.
- Dupuy, J.-P., « Je n’ai eu qu’un guide dans ma vie intellectuelle : ne pas m’ennuyer » (entretien), Hermès, no 67, 2013, p. 179-182.
- Guthleben, D., Histoire du CNRS de 1939 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2009.
- Lepetit, B., « Propositions pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité », Revue de synthèse, 1990, vol. 111, no 3, p. 331-338.
- Morin, E., « Sur l’interdisciplinarité », Carrefour des sciences, Actes du colloque du Comité national de la recherche scientifique (« Interdisciplinarité »), Paris, CNRS éditions, 1990, p. 21-29.
- Queneau, R., Présentation de l’encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1956.
- Stengers, I., D’une science à l’autre – Des concepts nomades, Paris, Seuil, 1987.
- Wolton, D., « Vieux problème, idées neuves », Cahiers STS, 1, 1984, p. 8-14.
- Wolton, D., Indiscipliné. La communication, les hommes et la politique, Paris, Odile Jacob, 2012.
Numéro d’Hermès cité
- Hermès, « Interdisciplinarité : entre disciplines et indiscipline », sous la dir. de J.-M. Besnier et J. Perriault, no 67, 2013.
Mots-clés éditeurs : discipline, savoir, science, encyclopédie, recherche (programme de), cybernétique
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0068