Note
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Les numéros 15 et 16 de la revue, parus en 1995, ont examiné conjointement les deux domaines, l’argumentation et la rhétorique. Les Essentiels d’Hermès les ont séparés : l’Argumentation (2011) et la Rhétorique (2013). Ces thématiques reviennent régulièrement dans la revue, et particulièrement dans les numéros dédiés à « Communication et politique » (Hermès, no 17-18, 1995) et l’Essentiel Communication politique (2017 [2008]). Le classement de ces numéros dans le catalogue de la revue insiste sur l’ambivalence du concept : ils sont placés tantôt dans les sections Cognition – épistémologie comparée et interdisciplinaire, tantôt dans Politique – la communication politique.
1« Argumentation : spectacle et sens. Des mots. Du discours. Des objets, du monde, de la société. » Voudrait-on donner une définition de l’argumentation dans une optique de la communication, cette formulation de Georges Vignaux dans le numéro 15 d’Hermès suffirait. Elle se distingue des approches disciplinaires classiques de l’argumentation par la prise en compte de l’espace historique, politique et communicationnel en plein changement de l’après-guerre froide. Le terreau était aussi assuré par le débat entre une conception procédurale de la démocratie et l’approche de la communauté démocratique, ou encore par l’opposition entre la rationalité instrumentale ou la rationalité stratégique weberiennes et l’éthique de la discussion chère à Habermas.
2L’argumentation est traditionnellement analysée selon plusieurs axes : les techniques rhétoriques mises en œuvre pour séduire le public ; les outils de la linguistique et l’étude des techniques langagières ; l’approche des sciences sociales, à courte proximité de la logique classique et formelle, de la psychologie cognitive, de la sociologie. Sous l’angle de la communication, et en dehors des écoles disciplinaires, Hermès a affirmé que l’étude de l’argumentation se devait d’embrasser courageusement la diversité des sociétés ouvertes, ainsi que les effets de la mondialisation, ce que les autres approches ne faisaient pas. Face au « déficit d’analyse » du domaine constaté, Dominique Wolton (1995, p. 11) proposait, dès le premier volume du numéro double d’Hermès intitulé « Argumentation et rhétorique », la prise en compte de nouvelles formes et modes argumentatifs, dans les conditions d’évolutions technologiques des moyens de communication et des changements politiques de la fin du xxe siècle. Comme pour surenchérir, notre jeune xxie siècle a déjà mis son empreinte sur ce domaine avec sa part de débat autour des nouvelles formes de manipulation par les fake news ou la post-vérité.
3Un enjeu du traitement communicationnel de l’argumentation consiste aussi à appréhender la diversité et la spécificité des modes argumentatifs contemporains en utilisant les enseignements classiques de Platon et d’Aristote, les écrits des pionniers du domaine, littéraires, linguistes, philosophes de la langue : Perelman, Ducrot, Toulmin, etc. Un regard transversal se dessine pour compléter la définition du concept proposée plus haut : du sujet, de la vérité, de la démocratie [1].
La place du sujet
4Promettre une approche de l’argumentation qui embrasse la diversité de la mondialisation entraîne avant tout un retour au sujet, à l’individu, placé au centre du modèle culturel occidental. Ses affects, ses pensées, et même son inconscient confèrent une « dimension subjective (aux) échanges » (Ibid., p. 13).
5Les auteurs d’Hermès ont traité de la subjectivité en revisitant les maîtres de la rhétorique, pour qui le discours représente une articulation entre l’individuel et l’universel. Il est question du sujet dans Phèdre, qui propose « un programme d’appropriation des exigences du discours au type d’âme qui caractérise l’auditeur » (Petit, 1995, p. 36) « en offrant à une âme complexe des discours complexes et qui correspondent exactement à ce qu’elle demande, et des discours simples à une âme simple » (Platon, 2008, 323).
6De quels moyens dispose-t-on pour identifier le « type d’âme » ? Il y a la connaissance de son public, bien sûr, quantifiable à volonté. Mais il est aussi question d’intuition, sur laquelle nous nous fions sans réellement pouvoir la quantifier. Inclure cette charge maximale de subjectivité dans l’étude de l’argumentation relève presque du courage intellectuel dans un champ de sciences sociales qui s’en défendent corps et âme. Les pages d’Hermès ne s’en défient pas, et Dominique Wolton l’inclut dans ses analyses. Pourtant, du fait de la volatilité de son caractère, l’intuition a très peu fait l’objet d’études. Depuis Vialatoux (1930), il n’y a eu que peu de chercheurs pour dire que « ce serait, en effet, se méprendre gravement, que faire de l’intuition et du discours deux genres de connaissance séparés » (Vialatoux, 1930, p. 39). Dans une vision de l’argumentation tenant compte du contexte historique et communicationnel, l’intuition jouerait le rôle de coordination des parties à l’ensemble, du sujet à l’attribut, des prémisses aux conclusions. L’intuition serait le moyen de connaître la vérité par le cœur, selon la distinction de Pascal, et la raison s’appuie sur l’intuition pour se mettre en discours. Intuition et rationalité participent à parts égales à la connaissance, et donc à l’organisation du discours en arguments.
7Quand Dominique Maingueneau fait la distinction entre analyse du discours et rhétorique, il insiste sur l’empreinte de la subjectivité sur la première, absente de la seconde. Nous sommes ici presque sur le terrain des philosophes du sujet qui étudient « le rapport cognitif à soi » (Descombes et Larmore, 2009, p. 13). Maingueneau (1991, p. 234) élargit le cadre et lie l’argumentation dans le discours à une doxa « qui traverse à son insu le sujet parlant ». Il s’agit d’une imprégnation du sujet par les représentations de sa communauté, la doxa étant « le savoir partagé des membres d’une communauté à une époque donnée » (Amossy, 2000, p. 94).
La place de la vérité
8Dans quelle mesure la somme de connaissances communes est-elle fondée sur ou fonde-t-elle la vérité ? Trois des quatre techniques discursives que développe Aristote – la rhétorique, l’argumentation dialectique et la démonstration scientifique – ont une même visée : la recherche de la vérité. La quatrième – l’écriture poétique – est attachée aux finalités esthétiques. Francis Wolff (1995) analyse la relation indissociable entre vérité et argumentation dans les pages de la revue. L’argumentation repose sur l’acceptation et le besoin de l’autre, donc sur le « régime démocratique de vérité ». Et la transmission de la vérité est argumentative, se fait pour l’autre. De plus, la « véridiction » « dépend de ce qui est dans le discours, et non de celui qui le dit, ni de celui à qui est dit » (1995, p. 46).
9Dans les discours courants, et notamment dans les discours publics, « on se soucie plutôt de ce qui est susceptible de convaincre » (Platon, 2008, p. 309), donc du vraisemblable, à la place de la vérité, le public étant capable de faire des déductions à partir d’indices. Utilisé par souci d’économie, mais sans abus au risque de tourner au bavardage, ce procédé est un « syllogisme probable » ou un « raisonnement incomplet » nommé par Aristote un enthymème. L’enthymème se fonde sur des lieux communs, des topoï, des « vérités de sens commun ». Ainsi, il est propre à une culture, à une communauté qui partage un fonds historique et des références communes, donc « plus c’est court, plus c’est long (à comprendre) » (Boyer, 1995, p. 75). Plus on est éloigné de la communauté, plus il est difficile de comprendre l’implicite du discours.
10La doxa même, depuis ses définitions reçues de l’Antiquité, repose sur une valeur de probabilité, non de vérité. « La doxa se situe au fondement de la vraisemblance sur laquelle s’appuie le discours à visée persuasive » (Amossy, 2000, p. 90). La nouvelle argumentation que Perelman annonçait à la fin des années 1950 se concentre sur ces éléments partagés par la communauté, par l’auditoire, concerne les preuves dialectiques d’Aristote et redonne de l’importance au genre épidictique, « qui se propose d’accroître l’intensité de l’adhésion à certaines valeurs » (1988, p. 67), qui, en l’absence de contradiction, peuvent se transformer en « valeurs universelles, sinon en vérités éternelles » (Ibid., p. 68).
11Nous jonglons sans cesse, dans la connaissance ordinaire comme dans la connaissance scientifique, avec des idées validées comme vraies et des idées « acceptables », que l’on retrouve chez les différents auteurs en tant qu’a priori (Kant), présupposés (Weber), paradigmes (Kuhn), cadres mentaux, programmes, etc. Du côté des linguistes, Pêcheux analyse le préconstruit, antérieur et extérieur au discours, Ducrot parle de présupposition, Kerbrat-Orecchioni fait la distinction entre présupposés et sous-entendus comme formes respectivement de l’implicite porté par le discours et de l’implicite contextuel. Du côté des sciences sociales, et convoqué par Hermès, Raymond Boudon analyse ce qu’il appelle le « modèle Simmel » – quand « les idées fausses peuvent provenir d’argumentations irréprochables contaminées par l’implicite » (1990, p. 66). Les « bonnes raisons » de croire à ces idées fausses suffisent à leur acceptation et diffusion – il s’agit notamment des passions, chez Pascal, des « sentiments », chez Pareto, des raisons (juridiques), chez Toulmin, ou des types d’arguments rhétoriques, chez Perelman.
12Les analyses de l’argumentation ne font pas du mensonge l’opposé logique de la vérité. Sur cette thématique, Hermès a convoqué bien sûr la pensée augustinienne. Chez Augustin, le discours est soumis à l’incertitude de la langue : les mots peuvent tromper. Chercher le mensonge signifie donc se concerter sur les intentions de celui qui s’exprime. Ce qui est significatif pour l’argumentation est « l’intention de dire le faux », que l’on retrouve dans les écrits d’Augustin et leurs développements médiévaux sous deux formes : affirmer le mensonge de manière consciente et affirmer vrai ce que l’on croit faux (Rosier, 1995).
13Finalement, dans la vérité, le vraisemblable, les analogies reposent sur le pouvoir de l’orateur, car « l’homme qui connaît le vrai peut, en faisant de la parole un jeu, égarer ses auditeurs » (Platon, 2008, p. 278). Le détour par le mensonge relie les deux premiers éléments de la caractérisation de l’argumentation – le sujet et la vérité – et introduit le troisième – la communication démocratique.
La place de la démocratie
14La revue Hermès interroge à de multiples reprises le lien entre argumentation et démocratie. Les techniques discursives que nous retrouvons chez Aristote sont « liées structurellement et historiquement aux institutions de la démocratie » (Wolff, 1995, p. 43). Les échanges et la coopération internationale, les modèles de la gouvernance des années 1990 et 2000 entraînent un élargissement du champ de la politique. Les arguments qui y sont employés sont analysés par le prisme de cette nouvelle diversité : plus de partenaires, plus de discours, et donc plus de « logiques rhétoriques et argumentatives » (Ibid., p. 13). Elles préfigurent également les nouveaux chantiers de l’argumentation, annoncés dès le numéro 15 de la revue Hermès : médias, sciences, psychanalyse, communication politique dans l’espace public élargi, création d’un espace de parole international.
15Dès qu’on déplace l’étude de l’argumentation de la logique formelle ou des opérations du langage aux discours, on se retrouve sur le territoire de la polémique, qui serait imbriquée dans l’espace démocratique. Dans une discussion sur la primauté contemporaine d’une des deux notions, argumentation et rhétorique, il semble même que ce soit le troisième – la polémique – qui gagne, comme dans les fables classiques.
16L’argumentation polémique se déroule dans l’espace de la communication politique, donc entre les politiques, les médias et l’opinion publique. Ce sont les premiers qui sont les plus fertiles en termes d’arguments, de stratégies discursives, de légitimation de discours, de positionnement agréable au public, de création d’images positives de soi et négatives de l’adversaire. Qu’il ait comme objectif l’adhésion à une forme d’organisation sociale (Morris, 1946) ou qu’il véhicule une idéologie (Reboul, 1980), l’argument politique cherche à persuader. Des techniques se perfectionnent depuis la nuit des temps : l’argument ad hominem, les stéréotypes, la technique de vérité, l’appel aux émotions, les attributions causales ; tous furent analysés dans les pages de la revue Hermès (et notamment dans le numéro 16).
17La polémique – guerre, joute oratoire, échange violent – se déroule principalement dans les médias, qui semblent être à la fois médium et argument : ce qui n’est pas médiatisé n’existe pas dans nos sociétés de masse. Les médias jouent le rôle d’agenda politique et les journalistes seraient en position de déceler le vrai du faux dans le discours des politiques. Le champ journalistique se positionne ainsi au carrefour d’une rhétorique d’objectivité, qui « fait du journaliste un “communicateur”, un technicien dans un processus de transmission de l’information » et d’une rhétorique d’expertise critique, « qui consiste en la “mise en perspective”, l’“explication”, l’“analyse” » (Charron, 1995, p. 234-235).
18Concevoir l’argumentation dans un espace communicationnel nouveau entraîne de nouvelles démarches d’analyse, ainsi qu’une discussion sur l’éventuelle séparation entre argumentation et rhétorique. Les nouvelles recherches guettent l’argumentation là où il n’y a pas d’intention persuasive déclarée ou évidente, comme dans les discours médiatiques, par exemple dans les travaux de Ruth Amossy ou de Philippe Breton.
19Pour ce qui est de l’approche distincte de la rhétorique et de l’argumentation, la parution des deux volumes des « Essentiels d’Hermès » sur l’Argumentation (2011) et la Rhétorique (2013), espacés de deux ans, marque une rupture épistémologique avec la démarche qui avait été annoncée en 1995, quand le numéro double avait porté sur les deux objets ensemble. Il est vrai que l’ouvrage dédié à la rhétorique se concentre davantage sur la logique naturelle, la sémantique et la redéfinition du contexte (notamment dans l’introduction de Manuel Maria Carrilho) et que celui sur l’argumentation s’ouvre à la question de la démocratie, du sens commun, de la pensée critique et de l’opinion publique (notamment dans l’introduction de Nicole D’Almeida).
20Mais la diversité discursive et culturelle, la richesse des échanges et les innovations de toute sorte auxquelles nous assistons méritent et engendreront sûrement des ruptures épistémologiques encore plus fortes.
21L’argumentative turn annoncé dès 1995 par Dominique Wolton a lentement commencé son virage et a encore du chemin à faire pour accomplir une révolution qui assiérait définitivement l’argumentation dans la communication. Les travaux attendus sur la post-vérité déplaceront peut-être le centre gravitationnel de l’intention de l’émetteur à l’intelligence du récepteur. Les fake news seront-elles conçues comme un modèle argumentatif non logique qui complétera la liste des arguments classiques, et ne feront-elles qu’apporter un plus de sensationnel au spectacle de l’argumentation ?
Références bibliographiques
- Amossy, R., L’Argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000.
- Aristote, Rhétorique, Paris, Livre de poche (tr. Ch.-E. Ruelle), 1991, et Paris, Les Belles Lettres (tr. M. Dufour), 1973.
- Boudon, R., L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990.
- Boyer, A., « Cela va sans le dire. Éloge de l’enthymème », Hermès, no 15, 1995, p. 73-90.
- Breton, P., L’Argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, 1995 [5e éd., 2016].
- Charron, J., « La reconnaissance sociale du pouvoir symbolique des journalistes politiques. Une question de rhétorique », Hermès, no 16, 1995, p. 229-240.
- Descombes, V. et Larmore, C., Dernières nouvelles du Moi, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
- Ducrot, O., Les Échelles argumentatives, Paris, Minuit, 1980.
- Maingueneau, D., L’Analyse du discours, Paris, Hachette, 1991.
- Morris, C., Signs, Language and Behaviour, New York, Prentice Hall, 1946.
- Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca, L., Traité de l’argumentation, Paris, Presses universitaires de France, 1988 [1958].
- Petit, A., « L’art de parler dans le Phèdre de Platon », Hermès, no 15, 1995, p. 31-40.
- Rosier, I., « Les développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge », Hermès, no 15, 1995, p. 91-103.
- Toulmin, S., Les Usages de l’argumentation, Paris, Presses universitaires de France, 1993 [1958].
- Platon, Phèdre, Paris, Garnier Flammarion, 2008.
- Reboul, O., Langage et idéologie, Paris, Presses universitaires de France, 1980.
- Vialatoux, J., Le Discours et l’intuition, Paris, Librairie Bloud et Gay, 1930.
- Wolff, F., « Trois techniques de vérité dans la Grèce classique. Aristote et l’argumentation », Hermès, no 15, 1995, p. 41-71.
- Wolton, D., « Argumentation : le déficit d’analyse », Hermès, no 15, 1995, p. 11-18.
Mots-clés éditeurs : subjectivité, mensonge, communication politique, démocratie, vérité
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0063Note
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Les numéros 15 et 16 de la revue, parus en 1995, ont examiné conjointement les deux domaines, l’argumentation et la rhétorique. Les Essentiels d’Hermès les ont séparés : l’Argumentation (2011) et la Rhétorique (2013). Ces thématiques reviennent régulièrement dans la revue, et particulièrement dans les numéros dédiés à « Communication et politique » (Hermès, no 17-18, 1995) et l’Essentiel Communication politique (2017 [2008]). Le classement de ces numéros dans le catalogue de la revue insiste sur l’ambivalence du concept : ils sont placés tantôt dans les sections Cognition – épistémologie comparée et interdisciplinaire, tantôt dans Politique – la communication politique.