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Article de revue

« La problématique de la communication concerne tous les chercheurs et enseignants »

Pages 56 à 62

1Dominique Wolton : Qu’est-ce qui est, pour vous, le plus important dans la communication ?

2Alain Fuchs : La communication, c’est le nom qu’on a donné à ce qui ne marche pas entre les êtres humains. Voilà ce qui me vient d’abord à l’esprit – ce qui est évidemment antinomique par rapport à ce que l’on entend habituellement par ce terme. Pour un scientifique, une communication scientifique, c’est important, ça a du sens : c’est un échange balisé d’informations. Une fois qu’on a produit des résultats scientifiques, c’est assez rassurant de « communiquer » sa science, d’informer ses confrères, aussi précisément que possible, de ce qu’on a fait. Il s’agit véritablement d’un échange d’informations. J’ai commencé ma carrière comme scientifique, et je continue à écrire des articles dans lesquels figurent un certain nombre d’informations sous forme de graphiques, de tableaux, de chiffres, commentés de façon précise et qui sont censés être compréhensibles. C’est de l’information codée, formatée, selon les principes de la communauté scientifique à laquelle on appartient.

3Il y a donc une efficacité intrinsèque à ce qu’on appelle la « communication scientifique », mais il ne s’agit pas à proprement parler de communication : c’est quelque chose qui fonctionne, mais qui a des limites. L’idée popperienne de reproductibilité est importante : en principe, on doit écrire un article scientifique en fournissant tous les éléments permettant à un confrère de la même communauté ou d’une communauté voisine de reproduire ce qu’on a fait, de vérifier que cela donne les mêmes résultats. C’est un espace de dialogue, d’échange, très normé, très codé. En quelque sorte, on pourrait remplacer l’expression « communication scientifique » par « échange d’informations normé ».

4Au fur et à mesure de ma carrière, mes activités professionnelles m’ont conduit, en plus de l’enseignement et de la recherche, à faire plus de pilotage, de management. Là, on se trouve pleinement confronté à des questions de communication. Quand on commence à diriger une équipe ou un laboratoire, on a affaire à des collègues qui évoluent dans le même milieu, qu’il s’agisse des chercheurs ou des personnels administratifs et techniques : il existe une sorte d’unité de pensée, d’activité. Mais quand on s’éloigne de son laboratoire pour piloter, manager, au-delà de sa discipline, les problèmes d’incommunication deviennent de plus en plus aigus, se multiplient. C’est le choc des disciplines : on passe son temps à raconter des choses difficilement compréhensibles par ses interlocuteurs.

5Tel est donc mon cheminement : celui d’un chercheur qui a pris des habitudes de diffusion de son information. Par ailleurs, je suis un enseignant dans l’âme. La transmission est un art très difficile. Le mythe de l’enseignement, c’est de croire que si on exprime les choses clairement, on sera compris. Dans mon domaine, on travaille avec des tableaux. En apparence, c’est objectif et rationnel. On enseigne comme on écrit ses articles : on donne ses informations, on les écrit au tableau, les élèves prennent des notes, on les commente oralement. Tout cela est confronté par des supports papier, des ouvrages, des manuels. Mais à la fin, quand on évalue les copies, on se rend compte que « toute ressemblance entre ce que vous avez dit dans votre cours et la copie est purement fortuite ».

6Ce que j’ai repéré, c’est que le public (étudiants ou collègues) est sensible à toute une série de choses qui ne sont pas ce que vous dites ou écrivez, mais qui sont l’attitude, le sentiment que la personne qui vous parle est convaincue, une forme de théâtre, l’empathie ou l’antipathie qu’on peut ressentir. Toutes ces questions, très affectives, comptent énormément dans ces situations qui sont en principe cadrées. Dans une conférence internationale, on me donne 20 minutes, on a un président de séance qui me fait signe au bout de 18 minutes que ça va bientôt s’arrêter. Un cours commence et s’achève à heures fixes. Tout cela semble a priori très cadré, mais ce qui va compter, c’est beaucoup de choses au-delà ou à côté de ce que vous tentez de raconter. Ce n’est pas triste, ce n’est pas désabusé de penser cela. Cela ne veut pas dire que les informations ne passent pas, qu’à l’écoute d’une conférence vous ne puissiez pas à un moment être surpris, ébloui, comprendre quelque chose qui vous échappait jusqu’alors. Je ne dis pas que les cours sont vides, que les enseignants parlent pour ne rien dire et que les communications scientifiques ne servent à rien. C’est beaucoup plus compliqué et en même temps passionnant.

7Dans une conférence internationale ou dans l’enseignement, si on fait son travail correctement, si on reste jusqu’au bout, si on reste parler avec les étudiants, si on accepte qu’un étudiant vienne poser une question au lieu de partir parce qu’on est pressé, il s’instaure une forme de négociation entre ce que vous avez dit et ce que la personne a compris, et cela, c’est très riche, c’est très intéressant, parce qu’il faut accepter l’idée que ce qu’on a dit n’était pas compris. C’est très difficile pour un scientifique d’accepter cette idée. J’ai tenté pendant mon enseignement ou ma conférence de faire ce que je fais à huis clos dans mon bureau quand j’écris mon papier scientifique avec la plus grande honnêteté possible, en donnant tous les détails, en respectant la déontologie scientifique, en ne négligeant aucun des faits observés, même ceux que je n’arrive pas à comprendre, en signalant des résultats qui paraissent un peu aberrants. On essaie de transposer dans sa conférence ou son enseignement ce qui est à la base la méthode de transmission de l’information. Sauf qu’on tombe dans des problématiques de communication qui ne sont plus du tout les mêmes. On peut passer sa vie à se plaindre de ne pas être compris, mais si on est sensible à cette question de communication (« j’ai dit quelque chose et ça a été compris de travers, l’autre a pensé que je disais l’inverse ») alors c’est très intéressant. Au départ, ce n’est pas bon pour l’égo. La défense simple consiste à considérer que son collègue est un imbécile. D’où ce fond de rancœur qui règne parfois dans les communautés scientifiques.

8En résumé, le chercheur est confronté à la problématique de la communication dès que son travail commence à paraître et dès qu’il enseigne. C’est aussi pour cette raison que j’ai toujours pensé qu’il était bon pour un chercheur d’enseigner. Quand on enseigne, on grandit. On est confronté à cette question : pourquoi n’est-on pas compris quand on dit quelque chose ? C’est une belle question. Mais ce n’est pas négatif : le pendant de cette question, c’est comment peut-on faire autrement ? Comment négocie-t-on ?

9Dominique Wolton : Qu’est-ce qui a changé en trente ans dans les relations entre information et communication ? Pourquoi ce concept de communication est-il toujours aussi dévalorisé ?

10Alain Fuchs : La communication n’est pas considérée comme noble, effectivement. Parce qu’on n’a pas l’impression qu’il peut exister une science de la communication. Au fond, on suppose que la communication doit passer par des « outils ». On parle de gens qui sont de bons communicants, comme s’ils possédaient une qualité innée. On va trouver des conseillers en communication, des formateurs, des consultants qui vont vous « apprendre » à communiquer. Mais ils n’ont aucune légitimité scientifique. Communication, ça renvoie à une pratique hétérogène, bâtarde. Si ça « marche », si vous avez quelque chose à dire et que c’est compris, la communication n’est pas un problème. C’est une espèce d’idéal : « Si les gens savaient communiquer, etc. ». Quand une difficulté entre personnes se développe dans un groupe, on finit par conclure : « ah, c’était seulement un problème de communication ! » Cela ne veut rien dire.

11Dominique Wolton : On botte en touche en somme.

12Alain Fuchs : C’est une façon de considérer que la communication est secondaire, fait partie des outils qu’on devrait savoir maîtriser. Et certaines personnes ne savent pas communiquer, c’est comme ça. Voilà ce qui est censé expliquer le fait que des personnes ne peuvent pas se supporter, se trouvent en situation de conflit professionnel.

13Dominique Wolton : Mais pourquoi le concept d’information est-il alors jugé beaucoup plus noble que celui de communication ?

14Alain Fuchs : Parce que l’information est rattachée au savoir. Je demande à être informé, j’ai besoin d’être informé, de combler mon ignorance sur tel ou tel sujet, y compris des sujets d’actualité, de politique, de santé. J’ai besoin de savoir. C’est pour ça qu’Internet est aussi extraordinaire. En utilisant Internet, je vais « savoir » : savoir si tel restaurant est réputé en lisant les commentaires, savoir si quelqu’un a eu la même maladie que moi et comment il s’est soigné, savoir si l’homme est vraiment allé sur la Lune, etc.

15Est-ce que ces savoirs vont juste s’accumuler ou vais-je faire l’effort de les articuler pour bâtir des modèles et m’aider à me repérer dans le monde complexe ? L’usage des contenus d’information par quelqu’un qui est habitué à les organiser, les confronter, les mettre bout à bout, peut conduire à la compréhension. Les moyens mis à notre disposition aujourd’hui – avec Internet par exemple – sont précieux pour des gens qui ont le souci de combler une ignorance ponctuelle dans leur construction du modèle du monde ou tout autre modèle : ça peut être très prosaïque, j’ai besoin de vendre ma voiture, je vais trouver toutes les informations sur des sites, parce que j’ignore comment ça marche, je vais mettre ces informations bout à bout et à la fin j’aurai construit quelque chose qui me permettra d’agir. Mais par ailleurs, derrière l’idée d’accumuler les savoirs, il y a la question de savoir pourquoi, et l’être humain est quand même plus intéressé par la croyance que par les savoirs. Est-ce que l’être humain est spontanément fabriqué pour avoir envie d’accéder à la vérité ? Ou est-ce qu’on a besoin de croire ? On a sûrement souvent besoin des deux, mais on entend assez souvent dans nos familles, dans la rue, des personnes honorables dire « je voudrais savoir ce qu’il faut croire ». En tant que scientifique, on est souvent interpellé. Quand on me dit « je voudrais savoir s’il faut faire vacciner mon enfant », la question sous-jacente est souvent « faut-il croire aux vaccins ? ».

16Dominique Wolton : Avez-vous en tête un exemple personnel de ce qu’évoque le mot communication ?

17Alain Fuchs : Pour quelqu’un comme moi, qui suis fondamentalement un enseignant et un chercheur, le premier souvenir un peu traumatique de communication, c’est le jour où je me suis lancé dans l’enseignement, en donnant un cours magistral, quand je me suis aperçu que j’avais dit quelque chose qui n’avait pas été compris alors que je l’avais en toute honnêteté préparé, que chacun des mots que je prononçais me semblait clair, que j’avais sans doute tout écrit au tableau. La moitié des élèves n’avaient pas compris, ou compris l’inverse. C’est un souvenir terrible : on est précis et ça ne marche pas.

18On se dit qu’on n’est pas bon comme enseignant, qu’on a utilisé des mots trop compliqués : « quel est le mot qui manque à votre vocabulaire ? », a-t-on envie de demander aux étudiants. « Qu’est-ce qui, dans ce que j’ai dit, se référait à une connaissance préalable que je pensais que vous aviez mais que vous n’aviez pas ? »

19Tous mes collègues scientifiques qui aiment l’enseignement et qui en ont une longue expérience le disent : enseigner permet de comprendre soi-même. Plus j’enseignais et plus je comprenais des détails que je n’avais pas saisis au début, y compris dans ma pratique de chercheur. La répétition d’un cours où, chaque fois, on essaie de faire autrement pour être mieux compris – parce que tel point ne passe pas, on remonte plus en amont, etc. – fait que, au bout d’un moment, on se dit « au moins, moi j’ai compris ». C’est la communication avec soi-même.

20Dominique Wolton : En somme, au bout d’un moment, vous êtes parfait et vous n’avez plus besoin de l’autre !

21Alain Fuchs : Oui, mais en même temps, qu’est-ce qui justifie qu’on continue à enseigner pendant des années ? D’abord le fait qu’il faut bien faire son travail ; deuxièmement, le fait qu’on aime sa discipline, son cours : on est content de devenir un savant dans son domaine, c’est une satisfaction très égoïste. Mais ce qui sauve vraiment l’enseignant, c’est d’avoir la chance d’enseigner à de très bons étudiants. J’ai le souvenir assez précis que chaque année, quand je refaisais mon cours devant un nouveau public étudiant, j’avais à chaque fois, plusieurs fois dans l’année, un moment où je voyais s’allumer une petite lueur dans l’œil d’un étudiant.

22Dominique Wolton : C’est le progrès de l’autre qui donne sens à ce qu’on fait.

23Alain Fuchs : Absolument. Pour moi, il n’y a rien de plus gratifiant que de se dire « je suis une sorte de Sisyphe de l’enseignement, chaque année je remonte ma pierre, mais chaque année, je le fais de mieux en mieux ». J’ai donné pendant quinze ans un cours à l’ENS et j’en garde deux souvenirs. Le premier c’est que même au bout de quinze ans, je pouvais avoir un étudiant qui me posait une question difficile, qu’on ne m’avait jamais posée auparavant et qui m’obligeait à réfléchir toute la semaine pour lui apporter la réponse au cours suivant. Et c’est aussi le souvenir qu’au moment de l’évaluation des enseignants qui étaient faite par les étudiants, après quinze ans d’enseignement, l’évaluation était toujours : « il est enthousiaste et passionné par son cours ».

24On a beau être lucide sur la communication, il y a les interstices de la communication, et c’est ce qui nous sauve. On ne se comprend pas, mais il y a des moments où quelque chose passe quand même, qui fait qu’on peut vivre ensemble. C’est de la négociation, qui est explicite ou implicite. On est ensemble dans un même espace : l’espace est clos, l’exercice est normé, on est tout à fait lucide sur le fait qu’on est dans un acte de communication, qu’une partie seulement de ce qu’on dit passera, mais malgré tout, au fond, on a la chance de travailler avec de bons étudiants. C’est quoi un bon étudiant ? C’est quelqu’un qui accepte l’arbitraire de la norme de l’enseignement, l’arbitraire de la norme qui est que l’enseignement se fait de telle façon que vous allez rester assis avec une feuille devant vous, que vous allez vous ennuyer, mais que pendant 45 minutes vous serez là, sans forcément tout comprendre, que vous baillez, que vous pensez à autre chose, que vous regardez comment le prof est habillé, la forme de ses lunettes, etc.

25Quand on est dans une situation où les élèves acceptent la norme, parce que ce sont de bons étudiants, et que de l’autre côté on a un enseignant lucide sur ce qui passe ou qui ne passe pas, on est dans une situation où la négociation est implicite mais possible. Les implicites de la négociation sont ce qu’on dit, ce qu’on entend, les questions, les bâillements, etc., et dans ces interstices, il peut se passer des choses.

26Dominique Wolton : Qu’est-ce qui a changé en trente ans dans les rapports entre science, technique et société ? Quel rôle ont joué l’information et la communication, notamment dans la construction de l’interdisciplinarité ?

27Alain Fuchs : Si je continue à filer la métaphore et les exemples tirés de la communication scientifique, pas grand chose n’a changé, parce que quoi qu’on en dise, on n’a pas trouvé de moyen technique révolutionnaire améliorant notablement la transmission de l’information quand on veut enseigner. Ce que je dis là est susceptible de scandaliser un certain nombre de personnes qui pensent que présenter un powerpoint, le mettre en ligne pour que les élèves y accèdent, concevoir un Mooc, tout cela révolutionnera le monde, que les élèves comprendront mieux, etc. Je continue à être persuadé que rien ne remplace le contact humain.

28C’est pour cela que ce qui fonctionne bien, ce sont des méthodes vieilles comme le monde, comme le tutorat. La rencontre se fait à la fois par des cours en groupe et au contact de l’enseignant. J’ai de bons souvenirs de tutorats. J’ai essayé toute ma vie de faire des innovations pédagogiques, et je pense que ça valait le coup de le faire pour secouer un peu le système. Mais quand on instaure des tutorats, quand on reçoit à son bureau deux ou trois étudiants, qu’on revient sur le cours, qu’on leur a demandé de préparer un exercice, etc., c’est efficace. Ce contact fait la différence. Il se passe quelque chose qui est de l’ordre de « j’ai envie de comprendre ». L’apprentissage est un processus passionnant. Je ne suis pas un spécialiste de l’apprentissage, mais un praticien. Il ne faut pas négliger les apports des sciences du vivant, des sciences cognitives, du cerveau. Je ne les néglige pas, à condition qu’elles ne se mettent pas en avant comme la réponse définitive, mais comme un éclairage particulier. Quand j’étais président du CNRS, j’avais accès à des recherches passionnantes sur l’apparition d’un pseudo-langage chez les primates, etc. Il y a beaucoup de ce qu’on appelait auparavant la psychologie expérimentale à la Piaget. J’ai rencontré des chercheurs qui faisaient des choses remarquables permettant de mieux comprendre l’apprentissage du langage chez les tout-petits. Tout cela prendra énormément de temps : il faut sortir des grandes déclarations médiatiques, mais c’est un domaine où on progressera beaucoup. Sur la question de l’interaction enseignant-enseigné, on n’a pas encore tout compris. Empiriquement, je reste persuadé non pas tant par l’ancienne méthode (« rien ne remplace le professeur, assis sur sa chaire et lisant son cours, et rien ne remplace le fait que les étudiants soient mal assis sur des bancs en bois pendant trois heures »), mais par la nécessité du contact.

29Dominique Wolton : Quel risque ou enjeu pour l’information ou la communication au xxie siècle ?

30Alain Fuchs : Je ne recule pas devant l’apparition de nouvelles méthodes, de nouveaux outils. Je suis content de pouvoir manipuler mon nouveau smartphone, ou Internet. Je m’en sers beaucoup parce que ça augmente mes capacités d’action dans mon travail. Il m’est arrivé d’organiser entièrement un workshop international sans quitter mon bureau. Ça a quelque chose de fascinant quand on se rappelle comment on travaillait avant. Il y a un bon usage des techniques qui permettent de démultiplier les capacités d’action : qu’est-ce que je veux faire, quels sont mes rêves professionnels dont la réalisation pouvait être entravée par de la bureaucratie, des problèmes de colis qui n’arrivaient pas, de téléphones où on ne s’entendait pas. Aujourd’hui, quand on a envie de participer à la partie excitante de la mondialisation, sans naïveté, sans considérer que tout est bon, on le peut en très peu de temps… On est à la fois fascinés et sensibles aux difficultés de ce raccourcissement du temps.

31Dominique Wolton : Quel changement dans les rapports entre communication humaine et communication technique ? Voyez-vous le risque d’un nouveau scientisme ?

32Alain Fuchs : Je dois admettre que je possède un vieux fonds scientiste. J’ai du mal à accepter l’idée qu’on ne devrait pas développer un pan de la science. Le scientifique que je suis considère que tout développement de la connaissance est bon à prendre. Je me rends bien compte qu’en disant cela je suis un peu naïf, et je suis prêt à le moduler. Mais tel est mon premier réflexe. Quand on me parle de science des données, spontanément je vois tout de suite qu’il existe des endroits où on produit des quantités de données faramineuses – en médecine par exemple –, et cela m’intéresse de trouver un moyen de les traiter, d’en tirer des informations, voire de bâtir de la connaissance à partir de traitement de données sans qu’il y ait derrière un modèle. J’ai envie de savoir comment on va faire. Je ne suis pas un spécialiste du domaine mais je me dis que la méthode scientifique est susceptible de s’enrichir. Bien sûr, je ne suis pas enthousiaste au point de penser que cela va révolutionner le monde, mais je ne vois pas d’emblée les risques et les dangers. Tout en étant lucide sur le fait que comme toujours les développements scientifiques et techniques doivent être maîtrisés, sous contrôle démocratique, etc.

33On vit dans un monde qui sur le plan scientifique et technique a commencé par la maîtrise de la matière : ce sont les grandes questions de la mécanique céleste, Aristote et Galilée. Maîtriser la matière, c’est aussi être capable d’envoyer un boulet de canon correctement sur son ennemi. Il faut que la trajectoire soit bonne, ce que permettent Galilée et Newton, et non pas Aristote. On est passé progressivement à la maîtrise de l’énergie autour de la Révolution industrielle, de la machine à vapeur, du moteur à explosion, le remplacement de l’énergie animale et humaine par la « puissance motrice du feu », comme disait Carnot. Et on est désormais arrivé au cycle de l’information. Il y a la loi de la conservation de la masse (Lavoisier) et de la conservation de l’énergie (premier principe de la thermodynamique) ; qu’en est-il de l’information ? C’est l’entropie. Il n’y a pas de loi de conservation, l’entropie se crée indéfiniment. L’idée qu’il n’y ait pas de loi de conservation est très compliquée à appréhender pour l’esprit humain. On est habitués à des lois de conservation (même si à l’échelle de la relativité, ce n’est pas vrai) : la matière est soumise à une loi de conservation – ce qui se détruit d’un côté se crée de l’autre, c’est Lavoisier. L’énergie est soumise à une loi de conservation – quand vous brûlez du charbon, vous récupérez de l’énergie, mais c’est de l’énergie qui était contenue dans le charbon. Quand on passe à l’information, la loi équivalente est le deuxième principe de la thermodynamique : c’est l’entropie.

34La question de la communication est impactée par le fait que, quand on est dans l’âge de l’information, on entre dans un domaine qui ne faisait pas partie de la perception standard qu’on a eue du monde pendant des siècles. Quand on observe des krachs boursiers, quand on constate qu’il se crée spontanément de l’argent, qui explose et qui disparaît, quand on dit que tant de millions de dollars ont disparu, qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Si on se réfère aux lois de la physique qui ont structuré le monde jusqu’alors (l’idée que « rien ne se perd rien ne se crée » a dépassé le domaine de la physique et la chimie), on est dans des situations incompréhensibles. Nous-mêmes ne comprenons pas toujours. Qu’est-ce que cela signifie quand 300 millions de dollars « disparaissent » ? Pour faire disparaître les billets de banque dans ma poche, il faudrait les brûler : pourtant, on n’a pas fait brûler 300 millions de dollars. Là, on a à s’adapter à un monde nouveau. J’observe donc que dans le monde dit de l’information, quelque chose a changé par rapport à la perception « conservative » du monde.

35Dominique Wolton : Comment jugez-vous le rôle de la revue Hermès depuis trente ans ?

36Alain Fuchs : C’est remarquable. Je pense que le rôle des revues, c’est de perpétuer un regard sur le monde (qui est en général lié à son ou ses fondateurs), d’être capable de se maintenir dans un univers éditorial complexe et de se renouveler tout en conservant une interrogation initiale. Le catalogue d’Hermès – qui se bâtit progressivement, par approximations successives, par tâtonnement, par un changement de point de vue progressif (soit en abordant des thématiques anciennes renouvelées, soit contemporaines), en tournant autour de ces questions sous le prisme de la communication – a quelque chose d’extrêmement précieux. C’est le rôle de sociétés savantes, d’organismes de recherches, d’institutions scientifiques, de permettre cela. C’est rare et précieux. La succession de ces numéros, la progression au fil du temps, a permis de placer Hermès – et le CNRS en est très fier – au cœur d’une interrogation finalement ancienne et qui est aujourd’hui plus que légitime : la communication.

37Dominique Wolton : Qu’est-ce qu’Hermès pourrait développer, poursuivre ?

38Alain Fuchs : Une revue qui publie régulièrement des numéros n’est pas une encyclopédie. Une revue autorise des points de vue, des recensions d’ouvrages, des confrontations de points de vue sur le monde, sur un sujet – ce qu’un manuel, un ouvrage savant ou une encyclopédie ne permettent pas. Telle est donc la place d’une revue. Le plaisir de consulter une revue, c’est d’aller butiner à gauche à droite, de lire un article, de feuilleter, parcourir les résumés, lire un ou deux articles. On a une idée de la saveur de ce qui est publié.

39Ce qui manque à Hermès, c’est donc tout le travail qui reste encore à accomplir. Longue vie à Hermès !


Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0056

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