Couverture de HERM_080

Article de revue

L’imaginaire, un concept-voyou

Pages 51 à 55

Note

  • [1]
    Soixante-dix Prométhée parus pour le seul romantisme français (Trousson, 2001, p. 375).

1Résistant, opportuniste, vivace et peu regardant sur la qualité de ceux qui l’hébergent, l’imaginaire ressemble un peu à ce démon voyou qu’est Eros selon Socrate dans le Banquet de Platon : « Toujours pauvre […] va-nu-pieds, sans gîte, […] il est viril et va de l’avant […] fertile en expédients ; employant à philosopher toute sa vie » (203d, 1989, p. 55). Traînant sans définition dans tous les médias, employé au pluriel comme au singulier, appliqué indifféremment à un sujet, un peuple, une culture ou une entreprise, le concept d’imaginaire pourrait être simplement proscrit des publications de bonne tenue : il n’en est rien car, scie médiatique et mot fourre-tout, c’est aussi une notion transdisciplinaire et nécessaire. S’il fut ignoré des gardiens du prytanée philosophique, Paul Foulquié, Raymond Saint-Jean et André Lalande, la psychanalyse l’adouba, l’anthropologie le consacra et l’on doit à Gilbert Durand un Centre de recherche sur l’imaginaire, le CRI de Grenoble. Tour à tour galvaudée et rigoureuse, polysémique et heuristique, l’idée d’imaginaire est un creuset d’oxymores et s’invite partout… même dans la revue Hermès !

Histoire brève

2Apparu au xve siècle, le mot « imaginaire » fut globalement utilisé jusqu’au xxe siècle tel un adjectif qualifiant les œuvres d’imagination : ainsi parlait-on du pays imaginaire de Cleveland comme le produit de l’imagination de l’abbé Prévost. Confondus, imaginaire et imagination partagèrent le même sort : « folle du logis » pour Pascal, l’imagination fut l’auxiliaire privilégié du génie selon Diderot et le partenaire de la mémoire d’après Taine avant d’être étudiée pour son intentionnalité par Husserl. La parution des deux essais de Jean-Paul Sartre sur la conscience imageante, L’imagination en 1936 et L’imaginaire en 1940, fit de notre terme un substantif sans le doter de véritable indépendance : il y était conçu tel le « corrélatif noématique » de l’imagination ou « grande fonction “irréalisante” de la conscience » (Sartre, 1940, p. 11). Peu à peu, cependant, avec les travaux des psychanalystes, des sémiologues, des anthropologues et autres mythologues, surgit le besoin de distinguer entre l’imagination créatrice (une pure fantaisie s’exerçant sans lois) et l’imagination symbolique fonctionnant comme un langage soumis à des règles syntaxiques : ce sera l’imaginaire. L’usage de ce terme fut tardif et ignoré des premiers théoriciens : comme Jung, Bachelard lui préféra la notion de rêve et conçut la Poétique de la rêverie tel le contrefort de l’esprit scientifique, son versant opposé et complémentaire. Selon la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, les symboles et les mythes constituent tout à la fois un objet de recherche et l’incarnation de la pensée symbolique tel un mode cognitif spécifique. L’imaginaire comme substantif et comme concept ne figure pas non plus dans l’œuvre de Mircea Eliade dont les mythes, rêves et mystères relèvent pourtant d’une faculté spécifique : l’imagination symbolique ou pensée mythique. Du côté des hellénistes, Jean-Pierre Vernant isola le mythe comme le « modèle structural d’une logique […] autre que celle du logos » (1974, p. 250) sans pourtant qualifier d’imaginaire cette « forme de logique » si particulière. Dans ses Mythologiques, Claude Lévi-Strauss développa les structures de la Pensée sauvage préexistant à la pensée régie par le principe de non-contradiction : c’est un « bricolage toujours à mi-chemin entre des percepts et des concepts » (1962, p. 27), écrit-il, élisant la belle idée d’ensauvagement universel mieux que celle d’imaginaire.

3Dissimulé sous une diversité de noms masquant la proximité des études lui étant dédiées, l’imaginaire fit donc l’objet de recherches pluridisciplinaires avant d’être universitairement reconnu comme un concept opératoire ; fondateur majeur de son usage scientifique, Gilbert Durand fit paraître Les Structures anthropologiques de l’imaginaire en 1960 : il y opère une modélisation de cette faculté dont il analyse la formation ou « trajet anthropologique » depuis des réflexes sensori-moteurs jusqu’aux structures sémantiques qui en procèdent ; l’imaginaire est conçu comme une faculté transcendantale déterminant la forme et l’usage de la conscience imageante qui précède la pensée conceptuelle, lui survit et coexiste avec elle. Une version simplifiée de cet ouvrage parue en 1994, L’imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, atteste la proximité entre l’imaginaire mythico-symbolique et l’imagination poétique de Bachelard. Théoriquement lesté, notre concept prétendit à la légitimité scientifique au début des années 1970 ; en 1974, la NRF intitula Approches de l’imaginaire un recueil d’études que Roger Caillois avait rédigées avant 1950. Après la psychanalyse, la philosophie et l’anthropologie, les sciences sociales s’emparèrent de la notion pour définir un domaine de recherche spécifique, l’« imaginaire social », approché par Abraham A. Moles, exploré et analysé par deux grandes figures de la revue Hermès, Edgar Morin et André Akoun, puis officialisé par Cornélius Castoriadis, auteur de L’Institution imaginaire de la société (1975). Des historiens, enfin, tels Georges Duby, Jacques Le Goff ou Alain Corbin, désignent par imaginaire les valeurs patrimoniales, culturelles et sensibles partagées par un ensemble social et appliquées à une période ou un objet : la féodalité ou la propreté, par exemple. Occupant désormais un angle d’un carré sémantique complété par le symbolisme, le mythe et le réel, l’imaginaire relève de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales.

4La messe paraît dite… Las, une trop grande plasticité due à un emploi transdisciplinaire a fragilisé la notion d’imaginaire jusqu’au galvaudage menant au discrédit : elle en vient à désigner pêle-mêle l’univers des croyances, des valeurs et des images peuplant l’inconscient d’un individu, d’un peuple ou d’une culture. De savants écrits censés préciser son usage orthodoxe peinent à en contenir l’anarchie ; nous songeons à un article de Pierre Kaufmann dans l’Encyclopaedia universalis « Imaginaire et imagination » (2002), au « Que sais-je ? » de Jean-Jacques Wunenberger (2003) ou à la synthèse que Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard et Patrick Tacussel publièrent en 2006 sous le titre de Sociologie de l’imaginaire. Sous prétexte de mésusage, faut-il donc proscrire ce terme et les travaux qui s’y rapportent, comme le font quelques chercheurs gourmés ? Essayons plutôt de montrer la pertinence de ce concept-voyou.

La voie de la mythologie

5La tâche est ample et l’espace mesuré, aussi userons-nous d’un biais : partant du mythe dont traitent la plupart des spécialistes de l’imaginaire, nous en préciserons le statut pour tenter d’en déduire un usage légitime de notre concept.

Une affaire de logique et de dévoiement

6Présents dès l’aube de toute civilisation, les mythes sont des histoires anonymes et sacrées racontant l’origine de l’univers et de tous les êtres, choses ou comportements. Dotés d’une fonction existentielle, ils donnent à voir les ambivalences et contradictions à l’œuvre dans l’expérience humaine : ainsi le mythe d’Œdipe traduit-il notamment, suivant Claude Lévi-Strauss (1958, p. 236), la coexistence de l’amour et de la haine dans les sentiments filiaux ; le propre du mythe est donc de mettre en jeu « une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité » (Vernant, 1974, p. 250). Les sociétés modernes et complexes ont conservé les récits mythiques en vertu de leur capacité à exprimer tout un pan de la relation de l’homme au monde désavoué par la rationalité du logos. L’exemple de la fascination du siècle de la révolution industrielle pour le mythe de Prométhée, inlassablement repris par ses écrivains [1], le fera comprendre… Le Titan insulte Zeus et transgresse sa loi, puis se soumet à lui sans nécessité convaincante, révélant une ambiguïté qui fit écho à la vision amphibologique du progrès propre au xixe siècle : grisée par les défis scientifiques, cette époque en craignait aussi les conséquences potentiellement funestes et rêvait tant de conquêtes que de retour à l’ordre naturel ; le mythe berça cette expérience contradictoire et partagée.

7La logique antinomique fait identifier un mythe comme tel « par tout lecteur dans le monde entier », indépendamment de la langue de la culture concernée, observe Claude Lévi-Strauss (1974, p. 232). Qu’on s’en tienne à une vision structuraliste de la mythologie ou qu’on accorde une fonction sémantique aux symboles présents dans ses histoires, force est de reconnaître l’existence d’une pensée mythique et symbolique pourvue d’une logique méta-rationnelle : nous la nommons imaginaire.

8L’imaginaire se distingue bien de l’imagination créatrice par sa résistance à l’innovation puisque la pérennité des récits mythiques vient de leur capacité à donner forme à une expérience réitérée : ainsi le mythe d’Œdipe exprime-t-il depuis toujours l’ambivalence des sentiments filiaux. Appartenant au fonds patrimonial de chaque civilisation, mythes et symboles font de notre imaginaire un lieu privilégié de communication parce que les ressortissants d’une culture s’entendent sur les mêmes récits. Ces traits expliquent pourtant aussi le galvaudage dont pâtit l’imaginaire : en mobilisant sans rigueur les domaines du récit et de l’expérience, on croit pouvoir parler de l’imaginaire d’un film, d’un individu ou d’une entreprise sans discerner entre imagination créatrice et pensée mythique, histoire personnelle et source patrimoniale, protocole établi et culture.

L’alphabet de l’expérience

9Au sens strict, les productions de l’imaginaire sont constituées par des symboles et des mythes anciens réactivés sous la forme congrue à chaque époque : ainsi Prométhée, héros mythique, est-il réapparu sous le nom de Rodolphe dans les Mystères de Paris d’Eugène Sue ; le serpent-Satan de la Genèse biblique revécut sous les traits de Don Juan chez Tirso de Molina, Molière ou Mozart/Da Ponte ; acteur d’un vieux mythe hébraïque, le Golem crève aujourd’hui nos écrans sous l’apparence d’un robot. Les mythes ont vocation à traduire les expériences vécues par une même culture à différentes époques de son histoire ; aussi leurs versions modernisées respectent-elles les structures archaïques du récit : l’analyse scientifique en dégage le sens pérenne, comme l’esquissera cet exemple…

10Romans et films de science-fiction rabâchent aujourd’hui le mythe du Golem, créature artificielle intelligente dont la puissance terrifie son démiurge, décidé à la détruire de peur qu’elle n’anéantisse l’humanité. L’assimilation du Golem à un robot (d’après robota, « serf » en tchèque) est due à Karel Čapek dans sa pièce R.U.R. de 1920. Fasciné, l’Occident perçoit ordinairement ce récit telle une allégorie de la peur des monstres que pourrait engendrer la microélectronique alliée à la biologie. L’étude infirme pourtant cette interprétation qui, focalisée sur la technologie, ne tient pas compte de l’ancienneté du mythe. Le célèbre face-à-face entre un homme (le démiurge) et un homme fabriqué (Golem avant d’être robot) questionne l’exception humaine : construit, le Golem incarne depuis toujours la possibilité d’un homme sans âme ou sans intériorité. Le mythe interroge donc l’humanité de l’homme : l’être humain est-il essentiellement différent (ou non) de tout autre vivant ? Notre modernité a réactivé ce mythe parce qu’il interroge l’exception humaine mise à mal par le modèle épistémologique des neurosciences prévalant aujourd’hui ; le décor robotique demeure un épiphénomène (Munier, 2011). Ainsi se déploie l’imaginaire de notre temps, alphabet de l’expérience de sa relation au monde.

Hermès et l’imaginaire

11Faisant fi des oukases universitaires, mais sensible aux abus rendant l’idée d’imaginaire suspecte, la revue Hermès se montra circonspecte dans l’emploi de ce terme : il ne figure dans aucun titre des soixante-dix-neuf numéros parus depuis 1988. Cependant, des auteurs en ont testé régulièrement le sens et l’utilité : dans le no 40 de 2004, par exemple, Abel Kouvouama intitule son article « Imaginaire et société dans la littérature africaine francophone » ; dans les Varia du no 61 de 2011, Lina Zakhour traita du « Printemps arabe : de l’imaginaire au réel ». L’éréthisme frappant alors l’emploi de notre concept conduisit cependant la revue à préférer l’utiliser comme adjectif (représentation imaginaire). En 2012, dans le no 63, « Murs et frontières », Bernard Valade octroya droit de cité à notre concept : à l’occasion de sa relecture de l’ouvrage d’Edmond Goblot La Barrière et le niveau, il donna un encadré portant sur « L’imaginaire des lignes de démarcation sociale ». Sous réserve d’être définie, la notion d’imaginaire fut alors d’autant mieux accueillie que les numéros portant sur le corps et sur les sens en requéraient l’emploi : c’est le cas de « Sexualités » et de « La voie des sens », numéros 69 et 74 publiés en 2014 et 2016. Dans un récent numéro de 2017, « Les incommunications européennes », Michaël Oustinoff traite du paradoxe de « l’incommunication des imaginaires européens » qui, multiples, contribuent néanmoins à l’Europe grâce à leur « imaginaire collectif » d’appartenance.

12Sens commun fragile et résistant à la fois, l’imaginaire est un langage qui travaille « au-dessus du niveau habituel de l’expression linguistique de type quelconque » (Lévi-Strauss, 1974) : il est, pourrait-on dire en empruntant à Dominique Wolton (2014), un « impensé de la communication » qui la rend possible en permettant le partage d’une même culture.

Références bibliographiques

  • Akoun, A., « Société et publicité », in Poirier, J. (dir.), Histoire des mœurs, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 497-533.
  • Bachelard, G., La Poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, 1960.
  • Cassirer, E., La Philosophie des formes symboliques, Paris, éditions de Minuit, 1972 [1924].
  • Castoriadis, C., L’Imaginaire comme tel, Paris, Hermann, 2007.
  • Durand, G., Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
  • Eliade, M., Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957.
  • Kaufmann, P., « Imaginaire et imagination », Encyclopaedia universalis, 2002, p. 936-943.
  • Kouvouama, A., « Imaginaire et société dans la littérature africaine francophone », Hermès, no 40, 2004, p. 280-286.
  • Legros, P., Monneyron, F., Renard, J.-B. et Tacussel, P., Sociologie de l’imaginaire, Paris, Armand Colin, 2006.
  • Lévi-Strauss, C., La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
  • Lévi-Strauss, C., L’Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974.
  • Moles A., « La fonction des mythes dynamiques dans l’imaginaire social », Cahiers de l’imaginaire, no 5/6, 1990, p. 9-33.
  • Morin, E., L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962.
  • Munier, B., Robots, le mythe du Golem et la peur des machines, Paris, La Différence, 2011.
  • Oustinoff, M., « L’incommunication des imaginaires européens », Hermès, no 77, 2017, p. 165-168.
  • Platon, Le Banquet, Paris, Belles Lettres, 1989.
  • Sartre, J.-P., L’Imagination, Paris, Gallimard, 1936.
  • Sartre, J.-P., L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.
  • Trousson, R., Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne, Genève, Droz, 1964.
  • Valade, B., « La Barrière et le Niveau. L’imaginaire des lignes de démarcation sociale », Hermès, no 63, 2012, p. 26-27.
  • Vernant, J.-P., Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1979.
  • Wolton, D., « Communication, l’impensé du xxe siècle », Hermès, no 70, 2014, p. 13-20.
  • Wunenberger, J.-J., L’imaginaire, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2003.
  • Zakhour, L., « Printemps arabe : de l’imaginaire au réel », Hermès, no 61, 2011, p. 212-218.

Mots-clés éditeurs : imagination, ambiguïté, imaginaire, symbole, mythe

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0051

Note

  • [1]
    Soixante-dix Prométhée parus pour le seul romantisme français (Trousson, 2001, p. 375).

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