Couverture de HERM_080

Article de revue

Aux origines des industries de la connaissance

Pages 46 à 50

1Au début des années 1980, il était devenu évident que la numérisation atteindrait la quasi-totalité des activités humaines. C’était manifeste dans deux domaines notamment, la documentation automatique (tel était le terme employé) et l’enseignement à distance, à quoi s’ajoutaient toutes les activités de gestion. Dans la littérature spécialisée, on commença à utiliser les termes de knowledge industry, d’economy of knowledge. L’expression knowledge management (gestion des connaissances) était alors utilisée depuis longtemps. Ces termes avaient l’avantage de ne pas restreindre les propos au seul domaine technique et de les inclure dans une perspective liée à la connaissance et à l’économie de celle-ci. Contrairement aux travaux français, les travaux américains ont attaché une grande importance à la composante économique. Les industries avec des taux de connaissance élevés, supérieurs à 40 %, sont à leurs yeux « basées sur la connaissance (knowledge based) » : elles constituent les « knowledge industries ».

Les moteurs du développement

2Les éléments moteurs de cette activité ont été la recherche documentaire et l’enseignement à distance, qui se sont développés considérablement sous l’influence notamment des problèmes médicaux et militaires d’un côté et de formation continue de l’autre. Pour la documentation, à la fin des années 1980, le thesaurus de l’Armed services technical information agency (ASTIA) comportait plusieurs millions de descripteurs. Une tendance forte des travaux dans les années 1980 était d’anticiper ce que ferait plus tard l’intelligence artificielle, comme de rechercher les textes à partir de relations entre notions correspondant à une question, ce sur quoi ont travaillé, par exemple, Jean-Claude Gardin et son équipe avec le langage Syntol (Syntagmatic Organisational Language).

3De son côté, l’Union européenne avait pris une position sur la question. En 1991, elle avait produit un rapport à propos du phénomène de skills shortage (pénurie des compétences). La conclusion de ce rapport recommandait la constitution de systèmes d’accès au savoir performants et rapides pour former aux nouvelles qualifications dont l’économie avait besoin. Le terme d’industrie apparaissait avec la nécessité d’un passage à un mode industriel de la diffusion des savoirs. Jusque-là, l’enseignement à distance (EAD) était une sorte d’artisanat, où des professeurs écrivaient des cours, qui étaient ensuite ronéotypés, puis distribués par la poste. Pour absorber ce changement d’échelle, il fallait passer à d’autres méthodes.

4Dans le contexte des nouvelles formes d’enseignement à distance, perceptibles au tout début des années 1990, le Centre national d’enseignement à distance (Cned) introduisit ce terme d’« Industrie de la connaissance », pour traduire l’américanisme knowledge industry, proposé peu avant par W. Clancey et G. Thomas. Il s’agissait de désigner la mise en place d’une forme de diffusion massive du savoir et des compétences. Clancey insistait alors beaucoup sur la construction d’un ensemble techno-économique pour la formation ; et Grant Thomas avait publié un article intitulé « Knowledge as an asset, a view from industry ». C’est ainsi qu’en 1992, le Cned créa sur le site du Futuroscope de Poitiers le Laboratoire de recherche sur l’industrie de la connaissance (Laric). Il s’agissait d’un laboratoire sans mur, en réseau avec des organismes de recherche étrangers, destiné à étudier ces nouvelles pratiques de diffusion du savoir. Car tous les grands acteurs du domaine avaient été ébranlés par l’accroissement soudain et massif du nombre d’inscriptions dans leurs cursus de formations. Pour donner un chiffre, le Cned comptait 200 000 inscrits en 1989 ; quelques années après, le chiffre s’élevait à 450 000 ! Mais cette idée de donner un appui technologique à la distribution des connaissances remonte à des pratiques beaucoup plus anciennes.

Des pratiques anciennes

5Les technologies de l’information et de la communication ont apporté de tout temps un appui technique à la diffusion du savoir. Que l’on songe à l’utilisation des perroquets pour la répétition des mantras en Inde, aux projections lumineuses des jésuites pour la catéchèse au xviie siècle ou encore aux politiques publiques de projection lumineuse en France au xixe siècle. L’appui industriel ne peut être établi qu’au tournant du xxe siècle. Un siècle plus tôt, ce sont les colporteurs qui transportaient sur leur dos des stocks de diapositives en verre destinées à l’éducation, représentant des alphabets ou des ensembles d’images. Et finalement au xixe siècle, c’est l’institution qui se saisit de ces projections lumineuses puisque de nombreuses associations, comme la Ligue de l’enseignement ou la Bonne Presse, mettent en place des réseaux de circulation des plaques de lanterne sur la France, couvrant des sujets didactiques variés. En 1884, il y a sur Paris huit éditeurs de plaques de lanterne qui travaillent avec les associations. Ils fournissent des lanternes gratuitement à des centres de formation, à des écoles. On peut voir là les débuts d’un mode industriel de production de techniques pédagogiques. Toutes ces lanternes sont extrêmement utilisées jusqu’à la guerre de 1914, guerre qui par la force des choses arrête tout. L’aventure des lanternes reprendra en 1920, notamment avec un homme qui a joué un rôle extrêmement important : Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale supérieure, rue d’Ulm, puis ensuite directeur du Musée pédagogique. Ces moyens ont ensuite été déployés dans le cadre de l’enseignement à distance qui existe en France depuis 1922. L’usage des médias pour la pédagogie a évolué en fonction des progrès techniques du moment. Avec l’EAD, les besoins d’une diffusion massive de supports liés à la pédagogie sont bien présents. Ainsi en 1939, il y avait à la radio 50 heures hebdomadaires d’émissions scolaires. La télévision a été elle aussi utilisée à des fins pédagogiques dans les années 1960. Les opérateurs en étaient RTS (Radio Télévision Scolaire) et RTS-Promotion (pour la formation professionnelle), abrités par l’Institut pédagogique national.

Les mutations des années 1990

6Dans la décennie 1990, des mutations de l’accès au savoir s’opèrent. Les premiers dispositifs d’industrie de la connaissance ont été réalisés par les universités à distance, notamment l’Open University en Angleterre, le consortium Nettuno en Italie, la Fédération interuniversitaire d’enseignement à distance (Fied) et le Cned en France. Ils comportaient en général les organes suivants : une diffusion d’émissions par satellite adossée à un service de production audiovisuelle, un centre d’accueil téléphonique pour les inscriptions et des logiciels de formation quand il en existait. Cette période a été celle d’un grand brassage des cartes autour de ces questions du savoir. En 1995-1996, à l’occasion de la rédaction du livre sur la communication des savoirs à distance (Perriault, 1996), nous avons republié la note à René Monory, ministre de l’Éducation, que j’avais faite avec Jean Dorléans en décembre 1987, appelant à consacrer des moyens pour répondre aux nouvelles demandes de formation ; moyens technologiques mais surtout moyens d’accompagnement. C’est ainsi que le Cned a été transféré de Vanves à Poitiers pour se situer au contact des moyens de production audiovisuelle du Futuroscope, et en mettant en place un centre d’appel où ont travaillé jusqu’à cent opérateurs en simultané. Nous avons également pris des abonnements pour la diffusion sur des canaux satellites et constitué par exemple en 1993-1994 l’école francophone de droit, créée par le recteur Michel Moreau. Il s’agissait d’une série de vidéoconférences interactives sur des questions juridiques, en collaboration avec des universités des pays de l’Europe du Nord et de l’Europe de l’Est, comme l’Estonie. Les États qui venaient de prendre leur autonomie vis-à-vis de la Russie étaient alors friands de connaissances sur les autres systèmes juridiques.

De nouveaux dispositifs

7On croyait à l’époque beaucoup plus en la télévision qu’en Internet, qui ne concernait encore que très peu de monde. Un expert parlait devant la caméra et recevait des questions collectées par des opérateurs sur le plateau. Une boucle d’interaction se mettait ainsi en place, grâce aux outils techniques. Il fallait faire intervenir des techniciens de la vidéo, des personnes des réseaux, c’est-à-dire faire appel à des compétences bien au-delà de la pédagogie classique. Ce qui m’a frappé c’est de voir le quotidien des problèmes de logiciels, de satellites, d’enregistrement, de diffusion, etc. Nous en avons conclu qu’un autre paradigme était en train d’émerger : le travail en équipe et avec des méthodes industrielles était incontournable. C’est pour ces raisons que j’ai proposé que l’on retienne en français le terme de Grant Thomas et de Clancey d’« industrie de la connaissance ».

8Pour la formation à distance, les Italiens – notamment avec le travail de Maria Garito – ont aussi été des acteurs de premier plan. Ils ont créé le consortium Nettuno, avec à sa tête un recteur et rassemblant trente universités italiennes, plus les pôles technologiques de Milan et de Turin, ainsi que des partenaires industriels comme Telecom Italia. Ils ont acheté un canal satellite de la RAI (Rai-SAT-2) et y diffusent des cours en italien, en français, en anglais, en arabe. Cela fonctionne avec un protocole très simple. Un professeur parle devant la caméra, il utilise des supports visuels de type diaporama, et des questions lui sont posées via Internet. Avec ce dispositif robuste, ils ont équipé tout le pourtour méditerranéen. On peut parler là d’industrie de la connaissance au service des actions de formation (<www.consorzionettuno.it>).

Trois freins

9Le déficit en recherche, la faible implication des mouvements pédagogiques et les alternances politiques ont constitué des freins au développement du numérique pour l’éducation. La progression de ces nouveaux moyens pédagogiques n’a pas touché tous les établissements d’enseignement supérieur. Certes il y a maintenant le dispositif FUN (France Université numérique) ou la prolifération des MOOC, mais à la fin des années 1990, quand Claude Allègre arrive au ministère de l’Éducation nationale, il ferme le Laric au motif que l’EAD n’aurait pas besoin de s’appuyer sur une recherche académique – ce qui est une erreur profonde. Mais surtout, on vit se dessiner une diffusion du savoir totalement autonome, laissant le champ libre aux opérateurs que l’on connaît, notamment à travers les réseaux numériques, dans une logique de marché et non plus dans une logique de service public.

Les différents types de connaissance

10La littérature anglo-saxonne emploie très souvent le terme de knowledge economy pour décrire ce champ. Elle s’attache à caractériser les différents types de cette industrie. Nous nous référons pour cela à un article de Blackler (1995), qui distingue les cinq types suivants de connaissances :

  • la connaissance « intégrée dans le cerveau » [embrained : c’est moi qui traduis ainsi], reliée aux schémas et aux habiletés cognitifs ;
  • la connaissance incorporée, orientée vers l’action et la pensée pratique ;
  • la connaissance intégrée dans la culture, partagée et compréhensible par un groupe ;
  • la connaissance enchâssée dans un système, se manifestant par des routines ;
  • la connaissance codée, constituée de signes et de symboles.

11Aux termes d’industrie du savoir et de la connaissance, les travaux américains en ont ajouté un autre : l’économie du savoir (knowledge economy). C’est l’utilisation de la connaissance ou du savoir (savoir, savoir être, savoir faire) pour engendrer des valeurs tangibles ou intangibles. La technologie du savoir aiderait à incorporer une partie de la connaissance humaine dans la technologie.

Questions pour l’avenir

12Knowledge industry, knowledge economy, etc. : quelle confiance peut-on accorder à ces notions dont nous venons de parler ? Nous sommes dans une période de transition entre deux systèmes d’accès à l’information et au savoir, gérés par l’institution éducative d’une part, et le marché numérique d’autre part. Que faire, sinon consolider nos dispositifs d’évaluation et travailler en étroite collaboration avec la recherche à l’international ? Car dans ce domaine, le futur est loin d’être certain.

13Tous les mouvements d’innovation n’ont jamais été véritablement acceptés de plein front par l’institution scolaire. Ce sont toujours des mouvements pédagogiques alternatifs, périphériques, qui ont investi ces nouvelles approches de la pédagogie, comme la Ligue de l’enseignement, le mouvement Freinet ou encore les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Céméa). Ces acteurs sont assoiffés de modernité, mais comme ils évoluent dans des milieux alternatifs, toutes les expériences antérieures ne sont pas considérées et peu inscrites dans l’institution ; ils font parfois comme si elles n’avaient jamais existé. Il y aurait du travail à faire pour montrer toutes les filiations entre les divers dispositifs expérimentés. Parce que l’enseignement à distance reste encore pour beaucoup essentiellement une transmission postale de l’écrit. Il n’y a finalement jamais eu de mariage heureux jusqu’à une date récente – et encore, s’il y en a eu – entre l’audiovisuel sur plaque ou sur télévision d’une part et la transmission de l’écrit d’autre part.

14Ce qui est remarquable, c’est la fascination des milieux éducatifs pour les objets techniques, comme les tableaux numériques. Ces objets se répandent, mais au bout d’un an plus personne ne s’en sert : il y a toujours une innovation qui chasse l’autre. J’ai passé ma vie à essayer de stabiliser ce genre de chose, mais on n’y arrive pas. Aujourd’hui, c’est vers Internet que les développements se font : des sites, des blogs, des forums et toute une série de nouveaux outils. Mais tout cela est venu comme par un choc latéral. Cette dynamique n’est pas venue de l’intérieur ; les acteurs de l’EAD n’ont pas décrété simplement vouloir passer de la télévision à Internet. Cette mutation s’est opérée par des acteurs différents.

15Bien sûr, un média ne chasse jamais complètement l’autre et tout finit par s’accumuler. Mais le fond de la situation reste toujours le même : l’usager n’est pas encore intégré dans la boucle de conception des produits pédagogiques ! La construction d’une encyclopédie comme Wikipedia ressemble beaucoup aux fabriques d’un manuel scolaire. Les contenus sont riches, des notateurs précisent si tel ou tel article est inachevé ou incomplet. Mais toute la dynamique de l’interaction qui pourrait exister avec les usagers n’est pas prise en compte, n’est pas gérée. Que font les lecteurs des connaissances contenues dans ce qu’ils lisent ? Une telle encyclopédie est prodigieusement utile, mais est-ce que l’on ne peut pas aller un peu plus loin ? Un professeur en vis-à-vis avec ses élèves prend forcément en compte le problème des usagers. Mais les yeux étonnés, grands ouverts devant un texte, cela ne se voit pas sur Wikipedia. En se plongeant dans la lecture d’un sujet, on aurait envie de questionner une base « intelligente », de lui en demander plus. Dans le livre que j’ai écrit sur l’EAD (Perriault, 1996), j’insiste beaucoup sur la notion de dispositif, sur la nécessité de concevoir de nouveaux types de services comme des centres d’évaluation des besoins, des dispositifs d’accueil du public, etc. Toutes ces choses pourtant fondamentales, sont bien souvent laissées de côté.

Références bibliographiques

  • Blackler, F., « Knowledge, Knowledge Work and Organizations : An Overview and Interpretation », Organization Studies, vol. 16, no 6, 1995, p. 1021-1046.
  • Perriault, J., La Communication des savoirs à distance : autoroutes de l’information et télé-savoirs, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • Thomas, G., « Knowledge as an Asset, a View From Industry », Journal of Computed Assisted Learning, vol. 8, no 3, 1992, p. 131-135.

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0046

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