Couverture de HERM_080

Article de revue

Cognition et cognitique

Pages 37 à 38

1La cognition désigne les activités mentales qui mettent en jeu la perception, l’attention, le langage, la mémoire, le raisonnement ou encore la décision. Tous ces processus ont été mis en évidence de façon différenciée, pour sortir du paradigme behavioriste posé au début du xxe siècle. Celui-ci cherchait à qualifier des couples stimulus-réponses observables entre comportements et environnements sans avoir recours aux états internes du sujet, en retirant de la discussion tout ce qui a trait à la conscience et à l’introspection. Rompant avec le behaviorisme, le cognitivisme s’est ensuite développé à partir des années 1970, sans revenir aux notions d’états mentaux mais en ouvrant le champ aux fonctions et processus mentaux pour décrire les comportements humains. Tirant profit des travaux sur la cybernétique, l’étude de la cognition s’est alors organisée en interdiscipline, associant les sciences de l’homme et de la société (SHS), celles de la vie et du système nerveux (SDV) et celles de l’information et de la communication (STIC).

2La revue Hermès se situe clairement dans ce vaste projet de compréhension de la cognition et des motivations humaines, plus particulièrement sur l’axe reliant les SHS aux STIC. La revue le revendique en affichant son triptyque intellectuel « cognition, communication, politique » et en consacrant dès son troisième numéro un dossier à la psychologie ordinaire et aux sciences cognitives. Au fil des numéros, les sciences de l’information et celles de la communication s’enrichissent sans se mélanger : informer n’est pas communiquer ! Il s’agit là d’une posture volontaire, car il faut rappeler qu’en France, informatique et communication ont évolué chacune de leur côté, dans leurs sections universitaires respectives. Même si les théories fondatrices sont partagées (la théorie originelle de l’informatique, celle de Shannon, s’intitulait Theory of Communication), l’informatique se tourne exclusivement vers les machines. Elle s’est attachée à développer les supports de transmission de l’information, les processus de traitement de l’information et les « objets » à traduire en information. De son côté, la communication a elle aussi développé ses recherches sur des supports (comme les médias), des processus (comme l’éducation) et des objets (comme la culture).

3Pourtant, toutes deux sont nécessaires dès lors que le projet scientifique porte sur la cognition et que l’objet d’étude est la connaissance. Dans le monde de la gestion des connaissances (ou KM, pour Knowledge Management), l’école dominante est celle des anglo-saxons, qui considère la connaissance en entreprise comme relevant soit du périmètre des ressources humaines (ce sont les employés qui connaissent et communiquent leurs connaissances), soit du périmètre de la qualité (ce sont les procédures qui codent le savoir-faire de l’entreprise), soit du périmètre des directions informatiques (ce sont les technologies qui permettent la circulation des connaissances). On parle de vision PPT, pour People, Process, Technology. L’originalité de l’approche française du KM est de considérer la connaissance en tant qu’objet à mesurer, extraire, capitaliser, combiner, etc. pour lui appliquer des méthodes et des outils destinés à l’expliciter, ou à la faire entrer dans une chaîne de valeur. Cette vision passe avant tout par la distinction claire entre information et connaissance : une information doit tirer profit d’une mise en contexte pour pouvoir appuyer une signification et constituer ainsi une connaissance. On serait tenté de dire qu’informer n’est pas connaître !

4Ce qui m’a particulièrement attiré dans les productions de la revue Hermès, ce sont tous les argumentaires qui ont fondé ce que Dominique Wolton a appelé le carré des connaissances (voir Le Blanc, 2015). C’est un prisme de lecture des phénomènes humains : le couple, le travail, la culture, les médias, l’opinion publique, etc. Chaque angle du carré distingue ce qui peut être pensé selon une approche épistémologique, selon un rapport entre sciences, techniques et société, selon un rapport de force entre les différentes industries de la connaissance ou encore selon les orientations proposées par les expertises et les controverses impliquées ; le tout baigné dans les circonstances actuelles de la culture face à la mondialisation. Complémentaire aux théories de la communication basées sur l’émetteur et replaçant les théories du message sur leur volet utilitariste, la théorie de la communication de D. Wolton met en avant le récepteur. C’est lui qui choisit finalement si la communication aura lieu ou non.

5Cette vision de la communication est très cohérente avec la vision de la connaissance développée dans les études sur la cognition. Cela se retrouve notamment dans la cognitique, branche applicative des sciences cognitives, qui s’intéresse au traitement automatique de la connaissance, ce qui rentre en jeu dans toutes les situations où les supports de la cognition sont distribués entre individus et machines. Historiquement, ces situations ont composé le cadre des interfaces homme-machine, devenues depuis des situations « d’expérience utilisateur », ou UX pour User eXperience. La relation de l’opérateur avec sa machine comporte notamment des phases de routinisation (constitution d’automatismes), de schématisation (élaboration de représentations), de délégation (attribution d’opérations) ou encore d’anticipation (projection dans le futur de l’activité). À chaque étape, la machine peut apporter une aide, mais tout ceci se déroule très souvent avec des communications implicites très appauvries entre humains et machines, à tel point qu’un utilisateur est souvent démuni pour expliquer à un collègue quelles tâches il est en train de réaliser et comment la machine est utilisée pour cela. La phase qui s’ouvre désormais est donc celle du partage de représentations, ou KX pour Knowledge eXchange, et fait largement appel à la communication humaine. Il s’agit de pouvoir s’assurer que dans les situations de crise, dans la gestion de procédures complexes, dans le suivi d’actions planifiées, les humains partagent la même représentation de la situation, que celle-ci puisse être supportée par les systèmes techniques et qu’elle ne s’éloigne pas de la réalité de cette situation.

6Au final, UX et KX constituent un véritable projet commun pour les sciences de l’information et de la communication. C’est de la compréhension des interactions entre humains que viendra l’amélioration des actions que nous accomplissons avec des systèmes plus ou moins autonomes, et non l’inverse. Nous ne pouvons que nous en réjouir : l’Autre n’est pas une donnée !

Références bibliographiques

  • Le Blanc, B., « Le carré des connaissances de Dominique Wolton », Hermès, no 71, 2015, p. 42-44.
  • Shannon, C. E., « A Mathematical Theory of Communication », Bell System Technical Journal, vol. 27, 1948, p. 379-423.
  • Numéros d’Hermès cités

    • Hermès, « Psychologie ordinaire et sciences cognitives », sous la dir. de P. Engel, no 3, 1988.
    • Hermès, « L’Autre n’est pas une donnée. Altérités, corps et artefacts », sous la dir. de F. Renucci, B. Le Blanc et S. Lepastier, no 68, 2014.

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0037

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