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Article de revue

Le numérique et le métier d’élève

Pages 142 à 150

1À notre connaissance, peu de travaux ont étudié les effets du numérique sur le « métier d’élève ». Même si l’analogie est en de nombreux points discutable, le « métier d’élève » constitue une notion bien commode pour rendre compte du fait que les élèves, quand ils apprennent à l’école, doivent mettre en œuvre des tâches scolaires. Les tâches scolaires ne sont pas le but, mais le moyen pour les élèves d’apprendre des connaissances. Ces tâches sont par exemple : rédiger une dissertation philosophique, réaliser l’étude critique d’un document en histoire, étudier une fonction en mathématiques, lire et comprendre un texte, réviser chez soi pour préparer une évaluation en classe, préparer un exposé, etc. La littérature sur les apprentissages scolaires souligne l’importance centrale de la maîtrise des tâches scolaires par les élèves :

2– Les élèves en difficultés scolaires présentent généralement un déficit dans la maîtrise de ces tâches, tandis qu’au contraire, ceux qui les maîtrisent réussissent à l’école (Zimmerman, 1990).

3– Si une tâche est trop exigeante pour un élève, alors elle fera obstacle à l’apprentissage : les ressources cognitives dévolues à la réalisation de la tâche, quand elles sont trop importantes, manquent à l’apprentissage lui-même, i.e. à l’élaboration d’une connaissance nouvelle (Sweller et al., 2011).

4Les travaux en ergonomie offrent un cadre pour analyser les tâches. Nous allons utiliser ce cadre pour étudier les effets du numérique sur le métier d’élève, conçu donc comme un ensemble de tâches scolaires. Par analogie avec l’approche ergonomique classique, on peut décrire toute tâche scolaire comme : a) comprenant un but, d’apprentissage d’une connaissance, à terme, et, d’abord, de la tâche elle-même (ces deux objectifs pouvant être en concurrence « cognitive ») ; b) comportant des opérations (mentales) ou des actions (physiques) ; c) supportant des contraintes temporelles et spatiales ; d) exécutée dans un environnement, incluant notamment d’autres humains, des outils.

5Dans le monde du travail, on utilise notamment l’analyse des tâches pour rendre compte de l’effet d’outils comme provoquant la disparition, la modification ou la création de tâches. Dans cet article nous allons donc rendre compte, au travers de quelques exemples tirés de la littérature empirique, des effets du numérique sur le métier d’élève, au regard de la grille d’analyse présentée ci-dessus.

6Notre revue de la littérature sera présentée en trois parties, la première concernant les outils numériques d’aide aux apprentissages, développés spécifiquement, la deuxième les outils « détournés » à des fins scolaires, la troisième concernant l’information elle-même, c’est-à-dire ce que les humains font avec les données.

L’effet des technologies éducatives sur les tâches scolaires

7Les technologies éducatives correspondent aux outils numériques qui se trouvent au sein des écoles, dans les salles de classe notamment, parce qu’ils ont été conçus pour cela. Dans cette partie, nous aborderons l’effet de Cabri-géomètre et du tableau blanc interactif sur les tâches des élèves avant d’évoquer d’autres exemples qui ne reposent pas sur une littérature scientifique aussi développée.

Étudier ou tracer une figure avec Cabri-géomètre

8En géométrie, « tracer les trois médiatrices d’un triangle » est une tâche. Il semble que Cabri simplifie la réalisation de la tâche au plan technique. Donc, Cabrigéomètre ne change pas la tâche elle-même, mais l’activité, qui devient plus facile. Par ailleurs, un logiciel comme Cabri-géomètre change à l’évidence les conditions d’apprentissage de la géométrie : le fait de pouvoir « bouger » les figures donne par exemple une réalité tangible à la notion d’invariant, qui est un enjeu fondamental de la connaissance scientifique, lato sensu. De ce point de vue, l’on peut dire que Cabri-géomètre permet aux élèves de progresser en termes de compréhension des enjeux de la géométrie.

9Cependant, considérons maintenant un exemple (Bernat, 1997) lié à la figure suivante : le segment AB et le point O sont fixes, M un est un point variable sur AB, P est un point de MO. La question posée est : quel est le lieu du point P ? Le rectangle du haut donne la réponse mathématique, le rectangle du bas donne la réponse de Cabri-géomètre. Cabri enchaîne deux quantificateurs existentiels pour réaliser la construction : il existe t compris entre 0 et 1 tel que AM = txAB ; il existe k compris entre 0 et 1 tel que MP = kMO. Quand on fait bouger M avec Cabri, t varie mais k reste constant – d’où le résultat !

10Les élèves, n’ayant pas d’a priori quant aux tâches que l’on attend d’eux dans le domaine de la géométrie, apprendront celles qui sont cohérentes avec la règle et le compas ou celles qui le sont avec Cabri-géomètre. C’est le maître, élève de l’ancien temps, qui doit faire l’effort de changer sa tâche d’enseignement. On peut donc également remarquer qu’utilisé sans précautions pédagogiques, ce logiciel « de haut niveau » est susceptible de créer des erreurs qui pourraient devenir graves en cas, par exemple, d’automatisation.

figure im1

Apprendre en collaborant avec un tableau blanc interactif (TBI)

11La littérature empirique sur les TBI est assez fournie. Les TBI ne sont au bout du compte que des écrans tactiles géants reliés à un ordinateur. Ils permettent de faire en classe tout ce qu’un ordinateur permet de faire. Ils ne concernent donc pas une tâche spécifique. Un usage semble particulièrement intéressant : celui de la collaboration ou de l’interaction en classe entière. Quand 30 élèves et un enseignant interagissent au sein d’une classe, plusieurs tâches peuvent être mises en œuvre : le cours magistral, le cours dialogué, les questions au professeur, l’élaboration d’une synthèse collective. Il est souvent difficile de conduire des échanges réellement collaboratifs. Le TBI permet d’organiser de telles tâches collectives (Mercer, Hennessy et Warwick, 2010) : chacun intervient au moment où il permet à la tâche de progresser. L’enseignant garde un rôle de pilote de l’interaction, mais il y a bien là une possibilité de réel investissement des élèves dans une tâche collective en classe entière.

12Ainsi, le couplage entre tableaux numériques et « boîtiers de vote » (voire smartphones) permet de mettre en œuvre de façon quasi instantanée et très interactive des processus d’évaluation, et donc de renforcement des acquis pour les élèves, dont les sciences cognitives ont confirmé l’importance en termes d’apprentissage. Au-delà, les tablettes peuvent très vraisemblablement permettre de donner une nouvelle jeunesse électronique au brouillon, en lui donnant une dimension collective d’ardoise partagée, travailler au brouillon (sur des contenus « ouverts » et non pas simplement des QCM, comme avec les boîtiers de vote) étant sans doute une activité impliquée dans la majorité des tâches scolaires.

13On peut donc dire que les tâches collectives d’échange entre enseignants et élèves et entre élèves peuvent devenir, grâce au tableau interactif mis en réseau, une réalité bien plus significative dans la classe, sous réserve bien entendu que l’enseignant soit capable de mettre en œuvre ces tâches collectives.

14On peut évoquer sans les détailler d’autres exemples :

15– La réalité augmentée : des applications sont en cours de développement pour l’enseignement ordinaire au sein de la classe, l’enseignement spécialisé, les apprentissages hors de la classe, notamment, mais aussi des applications mixtes, combinant la réalité augmentée avec d’autres technologies.

16– C’est aussi le livre numérique avec QR code qui peut donner une dynamique nouvelle aux manuels scolaires (une utilisation potentielle de la réalité augmentée dans une espèce d’hyperlien en 3D analogue à l’hypertexte ?).

17– Enfin, plutôt au niveau universitaire, un dernier exemple est celui de la capacité à présenter de grands ensembles de données (Rosling, 2009). Cette conférence, sur le sujet du développement, montre de façon impressionnante une compétence nouvelle en matière d’analyse et de présentation de variables et de causalités parfois implicites.

18Là encore, au-delà de la facilitation, les outils, s’ils répondent, comme on le précisera ci-dessous, à des cahiers des charges clairs, semblent pouvoir aller vers une amplification des capacités de compréhension rapide et globale des domaines de connaissances concernés.

Les effets des outils numériques importés au sein des écoles

19Dans cette partie, nous présentons des outils conçus au départ pour des usages non scolaires, mais dont on espère qu’ils peuvent améliorer les apprentissages : nous aborderons les calculatrices, les lecteurs MP3, les logiciels de traitement de texte et les logiciels de mind mapping.

Les calculatrices en classe de mathématiques

20À la fin des années 1970, les calculatrices sont faites pour calculer, au service des professions où l’on calcule : comptables, ingénieurs, caissiers dans les commerces, etc. Ces derniers, extraordinairement compétents en calcul mental à la fin du xixe siècle (Binet, 1894), peuvent alors confier à la machine certaines de leurs tâches. L’arrivée à l’école de ces machines va modifier le métier d’élève : qui sait encore extraire une racine carrée en posant l’opération sur le papier ? L’effet de la calculatrice sur le métier d’élève ne relève pourtant pas que de l’automatisation. S’agissant d’apprentissage, Goos et al. (2003) décrivent quatre types de tâches : a) les tâches où l’élève subit la calculatrice, qui réalise des calculs que celui-ci ne comprend pas ; b) les tâches où la machine assiste l’élève dans un calcul, lui permettant d’obtenir un résultat plus fiable, plus rapidement ; c) les tâches où la machine est le partenaire de l’élève, elle lui permet d’accéder à des ressources, notamment des représentations graphiques, qui lui permettent de mieux comprendre ; d) les tâches où la calculatrice est une extension de l’élève, il « fait un » avec elle, et avec elle il peut explorer des domaines qu’il n’explorerait pas sans elle (c’est à l’évidence le cas du « calcul formel », mais là, plus encore qu’avec Cabri-géomètre, le rôle de l’enseignant est fondamental pour maîtriser les risques d’erreurs cognitives).

Écouter un document en langue étrangère avec un lecteur MP3

21Un autre outil a trouvé toute sa place : le lecteur audio MP3. En classe de langue vivante, la tâche d’écoute reste la même, mais c’est la régulation de cette tâche, autrefois dévolue à l’enseignant, qui incombe maintenant à chaque élève. Concrètement, l’élève décide de faire des pauses, de revenir en arrière, d’écouter plusieurs fois le même passage, de sauter telle partie. Les élèves, en réalisant cette régulation de la tâche d’écoute, parviennent généralement à une meilleure réussite de cette tâche principale (Roussel et al., 2008). Cependant, cette régulation autonome de l’écoute représente un coût cognitif trop élevé pour les élèves les plus fragiles. Lorsque l’écoute est imposée par le professeur, le poids de la régulation diminue, les élèves les plus faibles apprennent mieux. En revanche, lorsqu’ils écoutent avec un lecteur MP3, les élèves les plus avancés, disposant de plus de ressources cognitives et capables de varier les modalités de prise d’information, bénéficient pleinement de l’autonomie permise par l’outil. L’introduction de ce nouvel outil a donc introduit une nouvelle activité, avec des variations très importantes entre élèves.

Prendre des notes avec un logiciel de traitement de texte

22Les études comparatives sur la prise de notes avec ordinateur portable versus avec stylo et papier montrent que le contexte de la tâche change avec l’ordinateur portable connecté à Internet, les élèves et les étudiants pouvant être distraits. Les opinions des élèves et de leurs professeurs divergent à propos des conséquences de cette distraction : les élèves pensent qu’elle n’affecte pas leur activité de prise de notes ou leur compréhension du cours, tandis que les professeurs y voient des effets négatifs. Les résultats empiriques donnent raison aux professeurs. Cependant, même quand l’effet de la distraction est éliminé, l’ordinateur portable continue d’avoir un effet négatif sur les réponses à des questions de compréhension du cours (Mueller et Oppenheimer, 2014) car la réalisation de la tâche avec un logiciel de traitement de texte est plus exigeante qu’avec le stylo et le crayon. On serait ici dans le cas où l’augmentation de l’exigence de la tâche aurait un effet négatif sur l’apprentissage par le biais d’une augmentation de la charge cognitive de la tâche intermédiaire. Il est enfin connu que les étudiants qui prennent des notes structurées, organisées autour des points les plus importants du cours, ont ensuite les meilleures performances aux évaluations, sans que l’on sache toujours très bien si la qualité des notes est une cause ou une conséquence de leur compréhension. Or il semble qu’avec l’ordinateur, la prise de notes soit plus proche du verbatim que de la synthèse structurée. Ces études sur la prise de notes sur PC montrent donc que l’activité est modifiée, et en l’occurrence dégradée.

23Par ailleurs, de nombreux travaux tentent depuis une dizaine d’années de savoir si le tapuscrit et le manuscrit ont la même fonction en termes d’écriture de la pensée, et si les stylos numériques couplés aux tablettes numériques redonnent ou non une valeur manuscrite à la relation avec un outil de prise de notes, voire de traitement de texte, et très certainement de dialogue collectif interactif dans la classe par partage de brouillons.

Organiser ses idées avec un logiciel de mind mapping

24Les logiciels de mind mapping ont donné une seconde jeunesse à une vieille idée, en vogue notamment au xve siècle, et bien avant : pour organiser un ensemble d’idées, de concepts ou de connaissances, la structure linéaire du discours n’est pas toujours la meilleure. La littérature empirique sur les mind maps est cependant circonspecte, tellement les résultats nuls ou négatifs sont nombreux. Les résultats les plus encourageants concernent vraisemblablement l’utilisation des mind maps pour des tâches d’organisation dynamique de la pensée, individuelle ou collective, qui changent vraiment la tâche de réalisation d’un plan pour une dissertation ou un exposé ; une carte permet également la prise de notes, sous réserve que l’élève comprenne le cours (une carte ne compense pas une difficulté de compréhension du cours, ce serait même tout le contraire ; cf. Stull et Mayer, 2007). Cependant, la fonction heuristique, sans doute la raison d’être du mind mapping, n’est peut-être pas liée au fait qu’elle est mise en œuvre grâce à un logiciel. En effet, parce qu’il permet une forme de sécurité liée à la situation d’écriture d’un brouillon, le mind mapping papier/crayon permet d’organiser la recherche des idées, le brainstorming, de façon souvent plus efficace que le mind mapping avec un logiciel. Le bénéfice de celui-ci est d’amplifier la communication et la schématisation expressive de la pensée en même temps que son branchement, par les liens hypertextes, sur les domaines connexes et complémentaires (là encore, coupler le brouillon avec l’électronique est un enjeu sans doute important).

25Au bout du compte, cette liste d’exemples de nouveaux outils numériques (développés spécifiquement ou détournés à des fins scolaires) montre qu’effectivement les conditions d’apprentissage sont grandement modifiées, mais qu’en aucune façon ces outils ne dispensent d’essayer de comprendre, ni des efforts nécessaires pour apprendre. Le travail d’élaboration en milieu didactique est néanmoins très lourd, donc coûteux, car il est impossible de prévoir l’ensemble des stratégies des élèves et les rétroactions qui se mettront en place. Et le progrès n’est pas certain : la calculatrice peut ainsi faire perdre conscience de la nécessité de maîtriser les ordres de grandeur.

26De plus, de façon générale, les concepteurs de logiciels privilégient souvent la qualité et l’amélioration de leur propre performance plutôt que la réflexion didactique, qui intègre les tâches des élèves et des enseignants. Cela conduit à considérer que l’efficacité des outils mis à disposition des enseignants dans la classe suppose une formation à l’utilisation de ceux-ci et une aide. Mais il faut dire en préalable que si l’on veut réellement atteindre cette efficacité, il est nécessaire que ces outils répondent à des cahiers des charges, définis par les utilisateurs potentiels que sont les enseignants, les étudiants, les élèves, les parents, les inspecteurs et les formateurs d’enseignants, et que les fonctionnalités de ces outils ne doivent pas être laissées au seul bon vouloir des producteurs de logiciels et des constructeurs d’ordinateurs : c’est aux systèmes éducatifs d’être en la matière donneurs d’ordres.

Les effets de l’évolution de l’environnement informationnel

27La modification de l’environnement informationnel ne concerne pas uniquement les outils utilisés par les élèves, mais l’information elle-même, c’est-à-dire ce à partir de quoi les connaissances des élèves sont élaborées. Le fait que tout savoir ou presque soit accessible à tout être humain sachant lire et ayant un ordinateur connecté à Internet, presque gratuitement et presque tout le temps, modifie-t-il la tâche scolaire qui permet d’accéder (à) et d’apprendre (ces) savoirs au sein de l’école ? Le fait d’être un digital native impose-t-il un nouveau métier d’élève ? Dans cette partie, nous développerons l’exemple de la recherche d’information sur le Web et celle de la lecture d’un texte sur Wikipédia.

Rechercher de l’information sur le Web

28Le fait que des données, incommensurablement plus nombreuses, soient accessibles à une vitesse incommensurablement plus rapide modifie profondément les tâches de recherche d’information. Il y a trente ans, cette activité était relativement coûteuse en temps, nous avions donc tout intérêt à bien savoir ce que nous cherchions sous peine de perdre beaucoup de temps. Le document que nous trouvions était généralement publié par un éditeur reconnu, et rédigé par un auteur compétent (c’est en tout cas ce que nous croyions, bien peu d’études à l’époque étaient consacrées à la vérification du bien-fondé de cette croyance). Avec le Web et les moteurs de recherche nous permettant d’y accéder, le temps a presque disparu. Le coût ayant extrêmement baissé, nous pouvons nous permettre de rechercher une information même sans bien savoir ce que nous cherchons. Et nous nous passons le plus souvent de l’intermédiaire d’un ou d’une professionnel(le) de la documentation. Ce faisant, nous accédons à des données dont la source n’est pas toujours facile à identifier, pas toujours compétente ni bien intentionnée. Ces modifications ne concernent donc pas que les élèves, mais notre environnement informationnel de citoyens de pays riches (Boubée et Tricot, 2011). Un élève peut rechercher même s’il ne sait pas bien ce qu’il cherche, un mot suffit pour lancer la requête et obtenir systématiquement un résultat.

29De plus, ce but initial, qui peut être flou, évolue rapidement. Les limites de la mémoire immédiate des humains sont telles qu’au bout de 15 à 20 minutes, beaucoup d’élèves (et bien entendu les adultes) dans une telle situation ont même oublié leur but initial. De la sorte, ils pourront être tout à fait satisfaits d’avoir trouvé ce qu’ils ne cherchaient pas (Rouet et Tricot, 1998). La sous-tâche « évaluer la pertinence et la qualité du document sélectionné » devient cruciale. Le chercheur d’information n’a plus à gérer de problèmes de pénurie, mais un problème d’abondance.

30Dans le cadre de cette tâche devenue quotidienne, banale, plus accessible mais pas nécessairement plus aisée pour tous (Cordier, 2015), les spécificités de la tâche scolaire de recherche d’information, par exemple l’importance de la vérification des sources, peuvent être difficiles à percevoir (Sahut, 2014).

Lire un texte sur Wikipédia

31Il est probable que les humains n’aient jamais autant lu qu’aujourd’hui. Aux États-Unis par exemple, les adultes passent 4 h 30 heures à lire par jour en moyenne, contre 1 h 46 il y a 40 ans (White et al., 2010). Si l’on compare les 40 ans qui séparent 1970 et 2010 aux 5 000 ans qui séparent l’invention de l’écriture de 1970, alors on est obligé de convenir combien Umberto Eco avait raison : l’arrivée des ordinateurs dans notre vie, c’est d’abord du temps de lecture en plus. Wikipédia est devenu l’un des dix sites les plus visités au monde, le premier ayant une visée éducative. L’intégration de l’encyclopédie dans les pratiques informationnelles est si forte (Tricot, Sahut et Lemarié, 2016) que le dénombrement des consultations de ses articles et des modifications dont ils font l’objet permet de prévoir la propagation des épidémies de grippe ou de dengue plusieurs jours à l’avance, ou encore le succès d’un film dans les salles de cinéma avant même sa sortie. Une caractéristique importante de Wikipédia réside dans le fait que les auteurs de chaque article sont non seulement plusieurs, mais inconnus du lecteur. Enfin, le système des liens hypertextes permet au lecteur de cliquer sur un mot qui va l’emmener en quelques dixièmes de secondes vers un autre article, alors qu’il ou elle n’a pas fini de lire le premier. En quoi consiste donc la tâche de lecture compréhension d’un texte sur Wikipédia ? C’est sans doute une tâche extrêmement exigeante, où comprendre dépend de la capacité du lecteur à élaborer un modèle des sources multiples (Braten et al., 2011), mais aussi de la capacité à gérer son but de lecture pendant qu’on lit, et enfin, de la capacité à évaluer la qualité, la fiabilité et la pertinence de l’information que l’on traite. C’est bien une profonde mutation de la tâche de lecture qui est opérée.

Tableau 1

Synthèse : Est-ce que le numérique change les différents aspects des tâches ?

Tableau 1
But Opérations et actions Contraintes de temps et d’espace Environnement Étudier ou tracer une figure avec Cabri-géomètre Non Oui Oui Oui Apprendre en collaborant avec un tableau blanc interactif Non Oui Oui Oui Résoudre un problème mathématique avec une calculatrice Non Oui Oui Oui Écouter un document en langue étrangère avec un lecteur MP3 Non Oui Oui Oui Prendre des notes avec un logiciel de traitement de texte Non Oui et Non Oui Oui Organiser ses idées avec un logiciel de mind mapping Non Oui Oui Oui Rechercher de l’information sur le Web Non Oui et Non Oui Oui Lire un texte sur Wikipédia Non Oui et Non Oui Oui

Synthèse : Est-ce que le numérique change les différents aspects des tâches ?

32Passer de l’information à la connaissance grâce à nos compétences de lecture est un classique des apprentissages, mais il s’exerce sans doute dans un contexte bien renouvelé. Ainsi, le nouvel environnement informatique dans lequel vont vivre les élèves, les citoyens de demain, pose des questions sociétales que l’école ne peut pas ignorer : 60 % de nos données passent par les algorithmes des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Les travaux de Cardon (2015) ou de Bronner (2013) permettent de prendre conscience que l’évolution de l’environnement informationnel est telle qu’un nombre important de citoyens ne mettent plus en jeu aujourd’hui les compétences nécessaires pour comprendre certains de ses aspects, piégés notamment par un biais de confirmation omniprésent. Cette évolution va continuer de modifier tout notre environnement, professionnel, culturel et économique notamment. Même si aujourd’hui personne, en tout cas pas la littérature scientifique, n’est en situation de donner de réponse claire, il est très vraisemblable que l’école ne pourra pas faire l’économie d’une interrogation, voire d’une adaptation à ce nouveau contexte.

33Bref, sous réserve que les utilisateurs n’abandonnent pas définitivement aux marchands la définition des besoins, il semble que les outils numériques actuellement disponibles ou que l’on voit arriver (mise en réseau, réalité augmentée, impression 3D, etc.) sont dans une continuité qui ne remet pas en cause globalement la réalisation d’apprentissages pertinents dans les classes. Et les enjeux de ces outils s’établissent plutôt au niveau d’une balance coûts/avantages (de conception, d’exploitation, de mise en œuvre pédagogique) entre l’investissement technologique (outils techniques, processus, financements, formations nécessaires) et la poursuite d’une pédagogie de type « papier/crayon » : le premier, s’appuyant sur une analyse de besoins réalistes, devant clairement montrer les gains qu’il peut apporter.

34En revanche, s’agissant de ce que l’on peut appeler « la nouvelle écologie des savoirs », caractérisée, en particulier, par l’exhaustivité, l’immédiateté et la délocalisation, il s’agit d’enjeux sociétaux forts que l’école ne peut pas prendre en charge seule, mais qu’elle ne peut pas ignorer. Avec des enjeux évidents au niveau de la formation des enseignants, mais sans éclairage scientifiquement fondé, à ce jour, quant aux conséquences sur le métier d’élève, puisque les tâches nouvelles y afférentes sont encore à définir.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Sahut, G., « Les jeunes, leurs enseignants et Wikipédia : représentations en tension autour d’un objet documentaire singulier », Documentaliste-Sciences de l’information, vol. 52, 2014, p. 70-79.
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Mots-clés éditeurs : technologies numériques, tâches scolaires, environnement informationnel, technologies éducatives

Date de mise en ligne : 27/09/2017.

https://doi.org/10.3917/herm.078.0142

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