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Article de revue

Communication et incommunication en Europe : l’exemple de la représentation des migrants

Pages 208 à 216

1Les individus définissent leurs comportements sur la base des perceptions qu’ils ont de l’Autre en prêtant une attention particulière au contexte socioculturel d’appartenance et aux valeurs de référence qu’ils attribuent à leur interlocuteur et à l’interaction. Ce sont ces hypothèses qui déterminent le rapport des personnes à la diversité et aux modalités de se situer face à ceux que l’on retient comme différents (au sens de ce qui n’est pas familier). Dans le moment historique actuel, marqué par de profonds bouleversements, l’incertitude, l’instabilité et le manque de confiance ressentis par les individus prennent alors pour cible toute personne ou groupe de personnes qui peuvent représenter une menace. Dans cet article, cette cible symbolique prend les traits de l’immigré. Ces dynamiques sont fortement influencées par les informations véhiculées au travers des médias de masse. En effet, ces derniers jouent un double rôle de médiateur de la réalité et de leader d’opinion, devenant dès lors un miroir déformant de cette même réalité. On en trouve une application concrète dans le traitement des informations locales, nationales ou internationales qui font des immigrés leurs protagonistes. Ce traitement de l’immigration sert de caisse de résonance à des thèmes ou problématiques sociales aussi bien liés à la criminalité qu’au bien-être des individus et de la communauté. Ainsi, il peut advenir qu’une série de faits isolés fassent l’objet d’une attention médiatique particulière et deviennent ainsi un problème d’ordre social.

2Les médias grand public peuvent transmettre des images et des informations capables aussi bien de réduire les distances socioculturelles que de les amplifier en reproduisant des représentations qui renforcent chez les individus une attitude contradictoire envers les immigrés. Ainsi, la présentation de ces derniers auprès de l’opinion publique se fait selon différentes clés de lectures variant aussi en fonction de la proximité relative au problème (il n’est qu’à voir le traitement que reçoit la thématique de l’immigration selon que l’on se situe dans les pays du sud de l’Europe ou dans les pays du nord ou d’Europe continentale). En soutien à tout ce que nous venons de décrire, cet article se propose, exemples à l’appui, de présenter une comparaison des représentations que donnent les principaux quotidiens européens (en termes de tirages) de deux événements liés au thème de l’immigration et diamétralement opposés dans leur approche émotionnelle : le premier événement est le cas de Aylan, cet enfant syrien de 3 ans retrouvé mort noyé sur la plage de Bodrum en Turquie au mois de septembre 2015. Le second est le traitement des cas de violences collectives contre les femmes qui ont émaillé la soirée du nouvel an 2016 à Cologne en Allemagne. Cette étude – qui décrit les différentes manières de communiquer sur le phénomène migratoire – souligne la « distance » et la « fragmentation identitaire » qui existent entre les différents pays européens. Pourtant il est impossible de faire abstraction des pays du pourtour méditerranéen pour atteindre le cœur de l’Europe continentale, d’autant plus si l’on veut jeter les bases d’une identité européenne.

Paniques morales et représentations sociales des migrants

3Les attitudes que nous avons envers les autres dépendent en grande partie de l’idée que l’on se fait d’eux, à partir de l’interprétation de leurs actions passées et présentes et des prévisions sur ce qu’ils vont faire à l’avenir (Berger et Luckmann, 1966). Ces attitudes (au sens positif ou négatif) envers quelqu’un ou quelque chose sont orientées par la perception que nous avons d’eux (Mangone et Marsico, 2011) : la réalité sociale est aussi le produit de la subjectivité des individus. Ainsi, quand un individu ou un groupe attribue la responsabilité de son mal-être et de ses souffrances à un autre que lui, il en fait l’ennemi désigné (Girard, 1987). C’est la croyance en la responsabilité de ce bouc émissaire qui va permettre au groupe ou à l’individu de contrôler l’ordre social ou de gérer l’expression de la violence.

4Ce dernier aspect est d’autant plus important si l’on considère la capacité que les médias de masse ont de proposer à l’opinion publique des représentations sociales sur lesquelles fonder et remodeler les interactions ou les actions sociales. On en trouve un exemple dans les informations qui concernent les migrants (le problème de l’immigration se trouve inscrit dans les agendas politiques européens et du bassin méditerranéen depuis de nombreuses années) qui agissent comme une caisse de résonance des thèmes et des problématiques sociales liés aussi bien à la délinquance qu’au bien-être des individus et de la communauté.

5Il peut arriver dans ce cadre que des évènements isolés, qui font l’objet d’une couverture médiatique large, deviennent un problème d’ordre social ayant pour effet de créer une situation que Cohen (2002) définit comme moral panics (panique morale) ou alarme généralisée si l’on considère aussi que, même si l’information a une diffusion globale, son appropriation se fait localement (Thompson, 1995). Cette situation amène alors à distinguer les actions des ré-actions : les médias ont la capacité de transmettre des images et des informations qui permettent de réduire les distances socioculturelles, ou de les étendre par la reproduction de représentations qui renforcent chez les personnes une attitude antagoniste envers les migrants. Ces derniers, en effet, sont représentés différemment en fonction de la proximité par rapport au phénomène, ils peuvent ainsi être catégorisés comme clandestins, immigrants, réfugiés ou délinquants.

6Les médias de masse opèrent une sélection des événements qui, une fois intégrés à leurs processus de production, sont transformés en informations, ou newsmaking (Wolf, 2001). Cette production des informations ne concerne pas la couverture médiatique d’événements particuliers mais plutôt les logiques de la production habituelle d’informations sur des périodes assez étendues. L’attention glisse donc du « cas exceptionnel » à la production routinière d’informations.

7Dans ce sens, les médias ont la capacité de représenter certains aspects de la réalité dont les individus n’ont pas une connaissance directe (McCombs et Shaw, 1972) et peuvent, dans certains cas, contribuer à la formation d’images stéréotypées d’une autre culture au travers de leur rôle de médiateur. C’est ainsi le cas par exemple quand ils diffusent des informations qui concernent d’autres pays ou des faits qui impliquent un citoyen étranger (Gili, 2009).

8Dans tous les cas, les attitudes que nous avons envers l’autre dépendent des perceptions que nous en avons au sein d’une relation bien déterminée. Dans les cas où cette relation est perçue comme conflictuelle, il est alors possible que l’autre soit considéré comme une menace à notre sécurité ainsi qu’à notre système culturel de référence. Néanmoins, ce n’est pas cette hypothèse que nous souhaitons valider dans cet article. De notre point de vue, il s’agit plutôt de mettre en évidence le rôle central joué par les médias dans la construction sociale des perceptions de risques et menaces publics, ayant souvent l’effet d’exacerber la méfiance entre sujets.

9En général, ces menaces réelles ou symboliques (Stephan et Stephan, 1996) sont liées à la perception d’un danger pour la sécurité, pour le système culturel produit par les groupes détenteurs de capital (économique, politique et matériel) et pour le style de vie. Ces situations peuvent subir l’influence et être amplifiées par les médias et contribuer à déclencher cette panique morale, c’est-à-dire, la perception d’un climat diffus de préoccupations, de défiance et d’alarme sociale que l’on associe à des groupes déviants ou socialement dangereux ou considérés comme une menace à la sécurité et aux valeurs de la société (Maneri, 2001). La panique morale peut aussi être le résultat de la superposition médiatique des faits réels avec des problèmes sociaux.

10Pour de nombreux auteurs l’émergence d’un problème social est liée à la création d’un objet culturel (Griswold, 1994). À ce titre, Sahlins (1985) affirme que la sélection d’un objet culturel est le fruit d’un processus d’interprétation qui met en compétition de nombreux acteurs. En d’autres termes, pour que l’objet culturel devienne un problème social, il doit bénéficier d’une configuration particulière d’idées et d’institutions. Cela explique comment se fait la sélection de problèmes ou risques sociaux (Barbieri et Mangone, 2015). L’émergence des problèmes publics est le fruit d’une compétition, d’une lutte, entre un ensemble de situations au sein de l’arène publique que constitue la société civile (Hilgartner et Bosk, 1988). Dans le processus de transformation d’objets culturels en « problèmes sociaux » – comme cela se passe dans le cas des migrants – les médias ont un double rôle : ils peuvent réduire la distance entre des groupes culturels différents et surexposer certains phénomènes ou faits sociaux par rapport à leur importance réelle dans la société, au risque de fausser la réalité (Gerbner et al., 2002). La représentation médiatique des migrants est un exemple de la manière dont la personnification à l’œuvre dans les processus médiatiques oscille entre ces deux pôles (Ieracitano, 2015). C’est le cas quand certains problèmes réels (l’intégration et la cohésion sociale ou l’urgence des sauvetages en mer ou l’immigration clandestine) peuvent être perçus comme des problèmes d’ordre social pouvant générer des sentiments contradictoires dans l’opinion publique locale et au-delà.

11Le double regard que les individus portent sur les migrants peut ainsi être influencé par la manière dont les médias présentent l’information, par le type de langage qu’ils utilisent dans la construction et la représentation d’un événement et enfin par les clés de lecture qui sont fournies à l’opinion publique et qui sont capables de reproduire des images stéréotypées de l’altérité ou de la généraliser à l’extrême. Le migrant devient ainsi soit l’auteur de faits délictueux ou criminels, soit la victime d’une histoire dramatique. À cette dichotomie interprétative peut s’ajouter un positionnement des médias dans le traitement et la présentation d’un événement à leur public ou lectorat. Par exemple, chaque média va hiérarchiser les événements par ordre d’importance en fonction de ses propres stratégies de contextualisation (Wolf, 2001). Ces événements vont ainsi être organisés par visibilité, longueur de l’information, caractère plus ou moins détaillé du texte et diversité des moyens utilisés en complément de ce texte (photographie, dessin, film, graphique, etc.). Ainsi, l’opinion ou le jugement que chaque média porte sur un événement transparaît dans la manière dont l’information est intégrée au journal : si elle est en première page ou non, en fonction de sa disposition sur la page ou si elle est accompagnée de commentaires, interviews ou images.

Le traitement médiatique de la figure du migrant : une information comparée

12Afin d’illustrer notre raisonnement, nous présenterons une analyse médiatique de deux informations : l’une a trait à Aylan, cet enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque en septembre 2015 et l’autre s’attache aux agressions qui ont visé des femmes à Cologne, en Allemagne, durant la nuit du nouvel an 2016.

13Le corpus de notre analyse est constitué de journaux représentatifs des principaux pays européens : le Corriere della sera (Italie), Le Monde et Le Figaro (France), El Pais et El Mundo (Espagne), The Guardian, The Independent et The Times (Angleterre). La sélection s’est faite au travers d’une base de données d’archives historiques des sites officiels de chacun de ces quotidiens ou sur des sites dédiés à des revues de presse (on renvoie notamment à <www.internationalwebpost.org>). Les journaux allemands n’ont pas été retenus pour éviter toute distorsion de l’analyse, du fait qu’un des événements ait eu lieu justement en Allemagne.

14Pour le cas d’Aylan, nous avons sélectionné les premières pages du jour où l’information a été publiée par la presse. Dans le cas des événements de Cologne, il en a été différemment : ayant eu lieu au nouvel an, nous avons choisi les premières pages uniquement à partir du troisième jour du mois de janvier et jusqu’à la fin de ce mois.

15Notre analyse se fonde sur trois aspects : 1) les modalités de construction des premières pages : espace dédié à la nouvelle (au centre de la page, sur le côté ou en bas de celle-ci) et présence ou non de photographies ; 2) le facteur temps, en ce que l’analyse diachronique du traitement médiatique de ces cas nous a permis de mettre en évidence les différences d’intérêt ou d’interprétation ; et 3) la forme que prend le titre de l’information.

16Le cas d’Aylan éclate le 3 septembre 2015, date à laquelle plus de 40 titres de journaux européens et internationaux ont dédié un large espace à cet événement sur leurs premières pages respectives. La publication de la photo qui montre le corps sans vie de l’enfant poussé par les vagues sur la rive, a suscité sans conteste un fort intérêt des médias et une immense émotion de toute l’opinion publique. Au premier coup d’œil aux gros titres des journaux, on voit que l’histoire d’Aylan est racontée par la photographie elle-même qui représente, de manière autonome, cette nouvelle (Papuzzi, 2010) et qui n’est donc accompagnée que de courtes didascalies se limitant à l’essentiel. Sur cette base, il a été possible de distinguer les quotidiens selon trois grands groupes.

17Le premier groupe fait référence à la publication de la photographie où un policier tient le corps sans vie d’Aylan dans les bras (Fig. 1 – Corriere della Sera et El Pais). Dans ce groupe, les médias expriment une forme de pudeur envers cet événement qui a ébranlé l’opinion publique, poussant alors l’attention des lecteurs vers un problème d’ordre social – en l’occurrence, la prise en compte des demandeurs d’asile par la réglementation européenne. (le Corriere della Sera titre « Alleanza per l’asilo europeo »).

Fig. 1

Il Corriere della Sera et El Pais

Fig. 1

Il Corriere della Sera et El Pais

18Le deuxième groupe est représenté par le quotidien The Independent (Fig. 2) qui a dédié toute sa première page à la photographie du policier qui retrouve le corps d’Aylan. Ce quotidien donne à cette photographie le devoir de raconter et de communiquer le sens de cet événement comme un arrêt sur image marqué d’une courte didascalie qui se limite à l’essentiel. Ce journal semble ainsi vouloir orienter l’opinion publique moins vers ce que montre l’image mais plutôt vers ce qu’elle représente, c’est-à-dire un problème réel (la gestion des flux migratoires) qui requiert des actions communes (de l’Europe). Le titre de l’article, écrit sous l’image, tend à fixer l’attention de l’opinion publique sur la responsabilité des pays de l’Union européenne au regard de l’urgence des sauvetages en mer et des politiques d’accueil de ces populations migrantes. D’où la question avec laquelle le quotidien termine son commentaire de la nouvelle : « Do we really believe that this is not our problem ? ».

Fig. 2

The Independent

Fig. 2

The Independent

19Le troisième et dernier groupe – représenté par The Times, The Guardian et à nouveau El Pais (Fig. 3) – met l’image au centre de la page (celle du policier qui s’éloigne avec le corps d’Aylan dans les bras) semblant vouloir insister sur une désorganisation sociale. L’intérêt des médias se tourne alors vers l’inadaptation du système social et du monde politique (surtout européen) à offrir des garanties et des droits aux migrants. Cet événement met au jour la fragmentation de la politique au sein des pays européens. The Times titre ainsi « Europe divided ». La presse met l’accent sur une crise comme la définit The Guardian (« Europe’s refugee crisis ») en demandant une réponse commune cohérente de la part des pays de l’Union.

Fig. 3

The Times, The Guardian et El Pais

Fig. 3

The Times, The Guardian et El Pais

20L’histoire d’Aylan est l’expression d’une cruel reality comme l’écrit The Guardian qui n’a pas seulement suscité une large émotion de l’opinion, une fois intégrée au circuit médiatique, mais qui a aussi réintroduit dans le débat public des problématiques plus générales comme la question des demandes d’asile ou de la politique d’accueil.

21Les lectures que font les journaux de ces événements s’articulent autour d’une double représentation de l’Autre : la distance entre « eux » et « nous » semble alors se rétrécir pour laisser place à des attitudes positives envers l’Autre fondées sur l’accueil et l’inclusion sociale. De l’autre côté, Aylan devient au contraire le symbole d’une dénonciation (plus ou moins explicite) d’un système sociopolitique incapable d’affronter cette urgence.

22Si, dans le cas d’Aylan, les journaux ont préféré rendre compte de cette information par le recours à l’usage de la photographie, dans le cas des agressions de femmes à Cologne durant la nuit du nouvel an 2016, le texte a pris le dessus sur l’aspect iconographique. D’autant plus que cette information n’est apparue dans la presse que six jours après les faits. Le 6 janvier, le Corriere della Sera titre alors en première page : « Germania. Lo choc di Colonia ». Le jour suivant, The Guardian publie un article en première page ayant pour titre, « Tensions as Cologne attacks stoke anti-refugee sentiment ».

23Pour analyser le mode de construction de ce second événement, il faut tenir compte de deux aspects fondamentaux : en premier lieu, en ce qui concerne la forme c’est-à-dire les modalités de présentation et de positionnement de l’information dans le corps de la première page ; deuxièmement, le contenu, c’est-à-dire la présentation des thèmes et des acteurs directement (ou indirectement) mêlés à cet événement qui reçoivent une attention particulière de la presse.

24Les violences de Cologne s’intègrent dans une double perspective : d’une part, les agressions par des étrangers renvoient au thème de la sécurité et des libertés publiques (particulièrement des femmes) et contribuent à alimenter un climat de peur diffuse et à percevoir l’Autre comme une menace (El Pais du 9 janvier titre : « Las agresiones sexuales en Alemania dañan la imagen de los refugiados »). En ce sens, les auteurs de ces agressions sont tour à tour désignés comme des réfugiés, des migrants ou encore des demandeurs d’asile. Toutefois, le flou qui entoure ce qui s’est réellement passé cette nuit-là ainsi que la difficulté d’identifier les agresseurs contribuent à alimenter la panique morale. Elle se fait jour dans la peur de nouveaux cas au-delà des frontières de l’événement pour inclure les autres réalités territoriales européennes. C’est le cas par exemple avec El Mundo – « […] la ola de agresiones coordinadas a mujeres en Europa » (8 janvier) – et le Corriere della Sera – « Colonia, più di 500 denunce. Molestie di massa in Germania, nuovo caso in una discoteca della Westfalia » (11 janvier).

25À ce climat d’insécurité s’ajoute un sentiment de défiance à l’égard des institutions publiques locales tenues responsables de ne pas avoir su protéger la communauté. Au-delà de tout jugement sur ce point, il est néanmoins important de souligner que cet épisode est devenu un instrument de discrédit des institutions locales. On peut citer à ce titre, par exemple : « A Colonia arresti e dimissioni » (Corriere della sera, 9 janvier), « Migrants : les agressions de Cologne fragilisent Merkel » (Le Monde, 9 janvier) et « La police mise en cause après les agressions de Cologne » (Le Figaro, 12 janvier).

26En réponse à cette mise en cause des autorités locales, le monde politique s’est exprimé directement par la voix de la chancelière allemande, en laissant entrevoir une ligne dure contre les responsables de ces actes. Dès lors, les journaux servent de caisse de résonance des déclarations faites par la classe politique allemande visant à réaffirmer la position de chef de file de leur pays dans le paysage politique européen : « Donne molestate, un caso europeo. Merkel : espulsioni » (Il Corriere della sera, 8 janvier), « Estupor por la ola de agresiones coordinadas a mujeres en Europa. Merkel promete mano dura y la policia investiga la posible implicaciòn de solicitantes de asilo » (El Mundo, 8 janvier), « Angela Merkel veut infléchir sa politique migratoire » (Le Monde, 12 janvier), « Alemania agiliza la expulsìon de refugiados tras los caos de ataque sexuales » (El Pais, 13 janvier) et « L’Europa e i migranti. L’offensiva di Berlino. Ipotesi di chiusura delle frontiere. Schengen rischia » (Il Corriere della sera, 22 janvier).

27Au travers de ces deux événements, la mort d’Aylan et les agressions de Cologne, on assiste à une représentation médiatique du migrant qui oscille entre deux pôles : une perspective positive fondée sur une conception d’inclusion, d’accueil et d’intégration de l’Autre et une approche négative qui consolide les représentations stéréotypées associant le migrant au délinquant et à l’égard duquel l’opinion publique exprime des sentiments d’hostilité et de rejet. L’incommunicabilité se traduit alors par une représentation de l’altérité qui accentue la distance culturelle entre « eux » et « nous ». Elle se manifeste également par une absence de dialogue entre les pays de l’Union européenne. Cette non-communication se présente, d’après notre analyse, sous les traits d’une désorganisation sociale qui favorise un manque de coordination des agendas des pays européens concernant la gestion des flux migratoires. La communicabilité se réalise en revanche sur le plan de la communication entre les médias : de l’analyse de ces deux événements, il ressort une communication médiatique homogène (surtout dans le cas d’Aylan) et un alignement à la grille de lecture proposée par l’événement de Cologne. Sans négliger les faits qui se sont déroulés, la perspective médiatique analysée a donné une visibilité majeure aux informations qui mettaient l’accent sur l’implication des acteurs politiques.

28La manière dont ces événements ont été saisis par les médias confirme, une fois encore, qu’il n’existe pas, en réalité, de communication européenne mais bien une incommunicabilité entre les différents territoires. Ainsi, pour ce qui concerne le phénomène migratoire, il ne définit pas seulement les agendas politiques des pays européens – en créant une disparité liée à leur proximité géographique – mais favorise également le développement, dans l’opinion publique, de stéréotypes qui vont influer sur les actions prises envers l’Autre.

29L’étude présentée ici permet de développer dans notre conclusion des réflexions plus générales touchant à l’identité européenne, marquée par de fortes fragmentations. Par exemple, l’image actuelle de l’Europe qui est véhiculée dans les livres scolaires en fait le produit de l’Antiquité classique, laissant de côté tout ce qui ne coïncide pas avec l’Occident ou toute culture extra-européenne, comme le bassin méditerranéen.

30Cette étude – qui décrit les différentes manières de communiquer sur le phénomène migratoire – souligne la « distance » et la « fragmentation identitaire » qui existent entre les différents pays européens (notamment entre les pays européens du Sud et du Nord). Pourtant, il est impossible de faire abstraction des pays du pourtour méditerranéen pour atteindre le cœur de l’Europe continentale, d’autant plus si l’on veut jeter les bases d’une identité européenne réelle et proactive. La prise en compte des savoirs et des valeurs culturels du sud de l’Europe peut ainsi représenter un atout propre à dépasser la crise européenne actuelle : par exemple, jusqu’à devenir le moteur de la révision des politiques européennes et fournir une base solide à l’émergence d’un patrimoine européen commun transmissible aux générations futures (Mangone, 2015). Si l’Europe et les Européens veulent façonner un avenir commun, il est indispensable qu’ils modifient leur rapport à la Méditerranée en incluant tous les acteurs politiques et culturels du pourtour méditerranéen, à commencer par les pays arabes (Hadhri et Mangone, 2016). La Méditerranée n’est pas un problème pour une Europe cosmopolite (Beck et Grande, 2004) si l’on considère que sont nés dans ce bassin des civilisations, des religions, des philosophies, des codes juridiques et des régimes politiques comme la démocratie, jusqu’à la science elle-même. On ne peut jeter les bases d’une identité multiculturelle réelle et active qui passerait par l’Europe – cette partie de l’Occident qui s’auto-définit comme le « berceau de la démocratie » contrairement à ce qui est soutenu par Sen (2003) – sans tenir compte de ce qui se passe dans les pays du pourtour méditerranéen, à commencer par le phénomène migratoire.

31En effet, ces pays jouent un rôle clé dans le sentiment d’appartenance européen et dans le développement d’une citoyenneté européenne distincte qui doit inclure la Méditerranée et non la rejeter à ses frontières. Ainsi, un fort ressentiment à l’égard des pays du sud de l’Europe a accompagné le processus d’européanisation économique en associant, souvent de manière hâtive, certaines problématiques liées à la dette ou à une économie sinistrée aux seuls pays européens de la Méditerranée (crise grecque, italienne ou espagnole) alors même qu’elles sont communes à toute l’Europe. Il est vrai que le poids de la composante méditerranéenne est particulièrement fort dans toute l’Europe du Sud et sous divers aspects marque profondément ses rapports avec le reste des pays européens. La société européenne est ainsi traversée de réelles fractures qui s’enchevêtrent et s’additionnent au point de transformer une différence en conflit (par exemple entre catholiques et protestants, entre Église et État, entre Nord et Sud, etc.). L’identité européenne alors – au même titre que sa géographie et sa géopolitique – n’est pas seulement le produit des divisions institutionnelles mais également le fruit de ces disparités complexes (religieuses, économiques, politiques ou en termes d’alphabétisation dessinant une Europe différente de celle officielle) qui constituent des lignes de démarcation réelles et ceci, souvent au sein même des frontières des États-nations (Eder et Giesen, 2001).

32D’autant plus que sous l’effet de la modernisation des années 1950 et des politiques postcoloniales (Yang, 2001), cet écart entre les pays européens du Sud et ceux du reste de l’Europe s’est encore accentué. En effet, les communautés confrontées à de tels processus se sont dénaturées et vidées de leur sens, injectant de manière passive ou par imitation les formes extérieures de la modernité sans que se créent les conditions endogènes de la croissance et du développement. Est-ce le résultat d’une identité faible, non cultivée ou plutôt la perte de vue d’habitudes séculaires qui font considérer de sa propre étoffe ce qui a été cousu par d’autres ou de l’extérieur ? Dans tous les cas, il est urgent et indispensable de travailler ensemble à reconstruire ces communautés – structures locales territorialement définies et à forte identité culturelle – afin qu’elles soient en mesure de faire face à la fois aux dialogues en interne et au choc de la rencontre avec l’extérieur.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : migrations, représentations, Europe, communication, médias de masse

Date de mise en ligne : 26/05/2017.

https://doi.org/10.3917/herm.077.0208

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