1L’Union européenne ? Une grande et belle idée pour certains qui, se sentant avant tout citoyens européens (quand ce n’est pas citoyens du monde), y adhèrent sans la moindre restriction. Un danger ou une menace pour d’autres, qui critiquent les « lois de Bruxelles » qui leur imposent des normes déraisonnables, des règlements ne correspondant pas à leur situation concrète. Plus récemment, les « méfiants » ont vu leurs réticences s’aggraver avec l’arrivée de « migrants » auxquels, selon eux, l’espace Schengen offre un boulevard, permettant un « envahissement ». Entre ces deux pôles, l’ouverture et la fermeture, la sacralisation de l’élargissement d’une part, le souverainisme crispé sur les frontières nationales d’autre part, des positions intermédiaires existent. Et les adhésions à l’une ou l’autre de ces représentations évoluent dans le temps, en fonction du contexte et des évènements. On en lit et écoute des témoignages tous les jours dans les médias.
2Or le quotidien de la construction européenne, ce n’est pas seulement un débat d’idées et le vote de lois (directives ou recommandations diverses). Ce sont des réalisations concrètes, des actions et des pratiques qui contribuent à réduire une « incommunicabilité » déplorée par nombre d’experts et d’observateurs. Le programme Copernic, créé en 1990, en offre un exemple.
Pourquoi 1990 et pourquoi « Copernic » ?
3Le 9 novembre 1990 est marqué, peut-être pour le monde entier, par la chute du mur de Berlin. L’édification au cœur de Berlin de ce « mur de la honte » avait commencé dans la nuit du 12 au 13 août 1961, la République démocratique allemande (RDA) voulant empêcher ses ressortissants de fuir vers la République fédérale d’Allemagne (RFA). Après l’ouverture vers l’Ouest de la RDA et, à sa suite, des autres « démocraties populaires », comment leurs habitants vont-ils s’adapter au monde capitaliste ? Comment les aider ? Et, plus précisément, comment aider leurs futures élites à acquérir une posture européenne, à se trouver le plus rapidement possible sur un pied d’égalité avec les élites des pays soumis à la loi du marché ? Tel est l’objectif du programme Copernic, conçu pour former les futurs acteurs économiques de ces contrées de l’Est qui avaient rejeté les unes après les autres les systèmes communistes. Programme qui, au fil du temps, va accompagner les grands changements du monde (comme la disparition de l’Union des Républiques socialistes soviétiques [URSS] et le Printemps arabe). Son nom n’a pas été choisi au hasard. S’il renvoie au chanoine, médecin, astronome polonais (1473-1543) qui défendit la théorie de l’héliocentrisme contre celle du géocentrisme, c’est justement parce qu’il entend apporter des connaissances tout en développant l’esprit critique de ceux et celles à qui il propose de les dispenser.
Une nouveauté dans le paysage universitaire français
4Après la chute du mur de Berlin, on se préoccupe à l’Élysée des suites de ce bouleversement et on s’interroge sur l’aide intellectuelle susceptible d’être apportée à cette zone orientale. Philippe Mahrer, directeur du Collège des ingénieurs, après avoir visité Christian Sautter, secrétaire général de l’Élysée, rédige une note qui obtient l’accord de François Mitterrand, président de la République, pour l’octroi de bourses. Immédiatement après, interviennent « les jeunes ingénieurs », quatre garçons fraîchement diplômés d’écoles d’ingénieurs ou de Sciences Po. Ils proposent un programme destiné à former, pendant un an à Paris, des bac+5, ingénieurs ou économistes des pays de l’Est, au management et au monde contemporain, tels qu’on les enseigne à l’Ouest. Ces nouvelles recrues viendraient en France pour suivre des cours pendant sept mois et feraient ensuite, pendant cinq mois, des stages en entreprise. L’idée-force étant que ces jeunes, formés aux méthodes françaises, retournent ensuite dans leurs pays d’origine pour exercer des responsabilités dans des entreprises françaises s’y implantant (ou déjà implantées).
5Le programme Copernic naît ainsi, selon une formule originale, en ce sens qu’il va réunir trois types de partenaires : des grandes écoles, des entreprises (publiques et privées) et l’État français.
6Quatre écoles sont à la manœuvre : l’École nationale supérieure des mines de Paris, l’École nationale des ponts et chaussées, l’Institut d’études politiques de Paris et le Collège des ingénieurs. Les entreprises (qui apportent une contribution financière) sont, pour les premières à participer, Air liquide, GTM (Grands Travaux de Marseille), la Compagnie générale des eaux et BSN. Elles y trouvent un véritable intérêt car elles peuvent espérer ainsi embaucher, dans des délais assez courts, des travailleurs surdiplômés rodés aux méthodes françaises mais, atout supplémentaire, connaissant intimement la langue des pays où elles s’installent et, de surcroît, les codes, traditions et pratiques, bien utiles pour la gestion des personnels et l’ensemble des contacts locaux. L’État français fournit pour sa part les fameuses bourses. La première année (soit celle de la promotion 1990-1991), les étudiants sélectionnés vont recevoir une allocation mensuelle de 4 000 francs, à laquelle s’ajoutent des « accessoires » comme une contribution au logement, des indemnités pour des livres, les risques sociaux, etc. Au total, pour les 12 mois, l’État va dépenser 68 000 francs par Copernicien. Aujourd’hui, la bourse s’élève à 760 euros.
7Pour cette première sélection, les pays retenus seront la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie. Les responsables du programme s’y rendront, l’organisation sur place étant confiée aux ambassades de France.
8Dès le printemps 1990, une équipe dirigeante est constituée, puis une association pour la gestion du programme est mise sur pied. Les jurys recrutent 32 candidats à l’obtention d’une bourse. La première rentrée scolaire a lieu le 1er octobre 1990, en présence des représentants des écoles, des entreprises et des médias. La presse accueille très bien cette initiative innovante. Le Monde titre : « Managers de l’Est en grande école » (17 octobre 1990) puis, un peu plus tard : « Les étudiants qui venaient du froid » (13 mars 1991), reportage donnant la parole aux Coperniciens.
9Dès octobre, ceux-ci suivent donc des cours dans les différentes écoles. Puis très vite, ils reçoivent deux types d’enseignement, quelques-uns proposés dans ces écoles mais aussi des cours spécifiques, dispensés à eux seuls par les professeurs d’université et par des professionnels exerçant en entreprise. Certains Coperniciens avaient en effet parfois du mal à suivre des enseignements prévus pour des élèves nourris de culture française depuis toujours. Les matières proposées sont la comptabilité/gestion, le marketing, l’économie, la stratégie, la finance, etc., mais aussi la vie politique comparée pour leur donner une connaissance plus large de la société dans laquelle ils vont passer un an – et pour leur permettre de converser avec leurs collègues, étudiants dans un premier temps, puis salariés des entreprises où ils auront fait leurs stages. Autre cours innovant : la communication interculturelle, destinée à faciliter leurs échanges car ils viennent de pays parfois rivaux, cultivant des antagonismes « historiques ». S’ajoutent à cela des séminaires, des cours de français et d’anglais.
10Ce programme ne cessera d’évoluer, en tenant compte des avis des professeurs et des Coperniciens eux-mêmes, réunis une fois par an pour dire tout le bien et tout le mal qu’ils pensent de l’enseignement reçu et délivrer, pour chacun des enseignants, des cœurs ou des épines. Un diplôme est décerné à la fin de l’année. Mais il n’est pas « donné ». Pour l’obtenir, il faut une moyenne égale ou supérieure à 10/20 et pas plus d’une note éliminatoire (c’est-à-dire inférieure à 5). Un rapport de stage doit également être rédigé. Très vite il s’accompagnera d’une soutenance devant un jury.
11Compte tenu de la petite taille et de la souplesse de la structure, les quelques dysfonctionnements peuvent très vite être rectifiés, l’écoute et l’ouverture des responsables permettant de prendre sans attendre les mesures nécessaires.
De succès en succès
12Le monde change, de plus en plus de pays tentent de rejoindre le camp des démocraties. Des pays qui ont besoin – à l’image de ceux qui avaient initialement préoccupé les universitaires et les politiques français – d’une formation accélérée pour leurs futures élites. Assez vite, il y eut donc des bourses données à l’Ukraine, à la Russie, mais encore à la Bulgarie, la Lituanie, la Lettonie, la Slovénie, puis l’Albanie. À partir de 1993, on ira recruter en République slovaque et en République tchèque. À la demande d’une entreprise, pour la promotion 1993-1994, on sélectionnera aussi deux étudiants du Kazakhstan (et en 2015 un ressortissant d’Ouzbékistan). En 2005, le programme s’ouvrira à la Turquie. Puis, dès 2011, les étudiants tunisiens seront à leur tour accueillis à Copernic, suivi par des Égyptiens. Le programme est désormais tourné vers l’Est et la Méditerranée. Par ailleurs, on ne se contente plus d’évaluer ces jeunes dans les capitales des pays retenus, mais également dans les grandes villes de leurs provinces. Ce qui diversifie la population des nouvelles promotions en intégrant des milieux moins favorisés que ceux des toutes premières sélections. De fait, le programme va chercher les talents là où ils se trouvent.
13Le programme s’élargit encore du côté des entreprises partenaires, qui sont aujourd’hui au nombre de 27. Toutes n’ont pas été partenaires en même temps. Certaines (comme Renault) sont des « piliers », d’autres ont soutenu le programme pendant quelques années seulement. Toutefois, sans être partenaires, plusieurs sont entrées dans le circuit en accueillant des Coperniciens comme stagiaires et, pour quelques-unes, en les embauchant après leur stage. On en dénombre ainsi à l’heure actuelle 178. La liste peut paraître imitée d’une recension à la Prévert. Elle permet de mesurer l’étendue des contacts, de l’audience et de la notoriété du programme Copernic, qui « parle » à des secteurs aussi divers que l’industrie, la finance, les transports ou la mode. Et cette liste témoigne de la curiosité et de l’entregent des Coperniciens, qui sont allés dénicher des stages dans des lieux pour le moins inattendus. Car ce sont eux qui doivent trouver leurs stages, ceux-ci ne leur sont pas servis sur un plateau. La longévité des partenariats montre en tout cas la confiance accordée à un système de formation original et en constante amélioration.
14L’élargissement se manifeste également dans l’enseignement dispensé. À partir de 2001, les Coperniciens vont suivre à Sciences Po, en amphithéâtre, avec les autres étudiants, le cours de Bertrand Badie intitulé « Espace mondial ». Cours qui, tout au début, en déconcertera plus d’un – tel cet étudiant qui, après les premières séances, se plaint en disant qu’il n’a rien à faire des relations entre l’Inde et le Pakistan et qui, en septembre, après son stage dans une grande entreprise automobile, reconnaîtra en avoir compris l’intérêt : il avait eu à traiter d’un marché en Inde. Viendront aussi, plus tard, des cours en anglais, suivis avec les étudiants du Collège des ingénieurs.
15Ces cours et ces stages ont attiré, au fil des ans, de plus en plus de candidats, ingénieurs, économistes, puis juristes, sélectionnés avec une sévérité accrue – non sans augmenter la taille des promotions, pour répondre aux demandes des entreprises et à celle des ambassades qui, devant le succès du programme, proposaient de nouvelles bourses. Ainsi, la promotion 1993-1994 compte 42 Coperniciens (choisis parmi près de 500 candidats), celle de 2001-2002 en compte 52. En 2011-2012, ils sont encore 47. Par la suite, les chiffres baisseront, à cause de la crise qui conduit les pouvoirs publics à octroyer moins de bourses. Nous avons diminué le nombre de Coperniciens mais en les sur-sélectionnant (ce qui veut dire en « produisant » des élites de très haut niveau), en les recrutant par Skype plutôt qu’en nous rendant dans les pays d’origine, et en leur faisant suivre plus de cours avec les « Collégiens » (donc moins de cours spécifiques). Cela étant, et c’est un point important, en cette fin d’année universitaire 2015-2016, nous avons au total, depuis 1990-1991, scolarisé 1 019 Coperniciens et Coperniciennes.
16Après tout ce temps, que sont-ils devenus ? On a plaisir à suivre leurs carrières, souvent brillantes, dans leurs pays d’origine ou à l’international. Pour les entreprises françaises ou étrangères qui s’implantent dans ces pays, ils constituent des recrues de choix. Ils maîtrisent en effet parfaitement la langue de ces contrées qui les ont vus naître. Ils en connaissent, on l’a souligné, le fonctionnement de l’intérieur, sont au fait des codes, pratiques et traditions. À Paris, ils ont en outre été formés aux méthodes occidentales les plus performantes, sont généralement trilingues et ont voyagé. Aussi, pour ceux qui rentrent chez eux, des débouchés très intéressants sont-ils offerts. Au moment de composer des jurys de sélection, nous essayons d’avoir parmi les jurés d’anciens Coperniciens. Et l’on découvre qu’ils sont, à domicile, no 2 chez L’Oréal ou chez Danone. Avec des salaires à l’évidence bien supérieurs aux salaires locaux. Lors de la dernière soutenance de rapports de stage (septembre 2016), plusieurs Coperniciens étaient déjà embauchés par les entreprises dans lesquelles ils avaient fait leur stage, à des tarifs pour le moins gratifiants (en salaires annuels).
17Si l’on se penche sur la petite histoire, on voit que Copernic ne fournit pas seulement à ses étudiants des carrières de choix, mais parfois aussi des amours. Le programme a même vu naître quelques bébés. Ajoutons que, dans les premières années, le programme a contribué au « relookage » des étudiants venus du froid, qui se présentaient en tenues « locales » et repartaient munis de dress codes pour le moins parisianisés. Dans la période récente, cette influence n’a plus eu besoin de s’exercer : les Coperniciens sont de plus en plus arrivés prêts pour la Fashion Week. Tous ont visiblement apprécié leur séjour à Paris et, de retour chez eux, ont fondé des associations d’anciens Coperniciens. Il existe aussi une Amicale « générale » des anciens, avec un fichier. Nous-mêmes avons tenu à raviver et célébrer, à deux reprises, les liens qui se sont créés au sein de chacune des promotions, de manière intergénérationnelle. Nous avons en effet organisé à Budapest, en 1994 et en 2004, des rencontres d’anciens et de nouveaux Coperniciens auxquelles ont participé des représentants du corps enseignant, des entreprises et des administrations concernées. Celle de 2004 a réuni 300 de nos étudiants venus d’une dizaine de pays.
18Au total, ce programme a bien évolué, obtenant dans la durée le soutien des pouvoirs publics et des entreprises (celles-ci étant d’ailleurs regroupées au sein d’une Association de soutien au programme Copernic), alors qu’on connaît les coupes ayant affecté d’autres programmes. Au cours de ses 26 années d’existence, il a bénéficié d’une enveloppe globale de 30 millions d’euros (fournis pour moitié par les pouvoirs publics, pour moitié par les entreprises). Preuve s’il en est de la confiance qu’il a suscitée et suscite encore. Toutefois, il convient d’évoluer.
Et l’avenir dans tout cela ?
19Le programme a accompli sa mission initiale : fabriquer des élites européennes en accueillant les diplômés des « pays de l’Est ». Mais de nouveaux chantiers restent à mettre en route. Le monde est vaste et l’Europe peut s’ouvrir à d’autres candidats susceptibles de venir y chercher formation et travail, et d’y apporter leurs talents, leur expertise ainsi que des ressources. Le programme Copernic est prêt pour des défis innovants.
20On ne change pas une équipe qui gagne… Au-delà de la boutade, un constat s’impose : il serait dommageable de ne pas voir perdurer une entreprise à succès. Une entreprise dont le savoir-faire n’est plus à démontrer et dont la vocation européenne ne s’est jamais démentie. Fidèle à ses origines (son nom, au départ polonais et devenu universel, choisi pour cela de préférence à un « Victor Hugo » plus franco-centré). Le programme renvoie à une France qui a sa place dans le concert du monde. Il était au départ dans le concert de l’Europe, et nous avons participé à l’élargissement européen non pas comme un soleil autour duquel tournent les autres astres mais comme un des éléments de cette galaxie européenne – en œuvrant de surcroît par l’exemple et non par la seule défense des idées ; en étant plongés dans le réel-concret d’une construction européenne par la formation de ses futures élites ; en nous inscrivant dans un travail quotidien « à la base ».
21Forts de cette « marque de fabrique », nous sommes en mesure de proposer des programmes qui pourraient être utiles pour l’Europe et au-delà, en réponse à un nouveau changement survenu dans le monde : la question des « migrants ».
22Question posée à tous les pays européens et soulevant des difficultés souvent liées à une image fausse des populations arrivant en Europe. Pour nombre de nos concitoyens comme pour d’autres ressortissants du continent, il s’agit de « pouilleux » et de misérables qu’il faudrait assister, ce qui entraînerait des charges supplémentaires – et uniquement des charges. Or, parmi ces « migrants », se trouvent des personnes qui ont obtenu dans leurs pays d’origine des diplômes (parfois de très haut niveau), qui ont exercé des professions qualifiées (parfois très qualifiées), qui ont une expérience professionnelle et une expertise. Des personnes qui, si elles pouvaient à leur arrivée bénéficier d’une formation aux méthodes et savoirs européens, d’une amélioration de leurs connaissances linguistiques, pourraient très vite figurer parmi les élites dont nous avons plus que besoin. Des personnes qui ainsi s’intégreraient en apportant quelque chose à la France et à l’Europe. Le programme Copernic rénové et adapté à un tel défi pourrait aider à atteindre cet objectif. Conçu à l’origine pour former de nouvelles élites venues de l’Est, le programme « à objet défini » pourrait, ce but ayant été atteint, s’attacher maintenant à la réalisation d’un autre projet : détecter les talents chez les « migrants » qui nous arrivent et leur apprendre l’Europe. Une formule qui a si bien fonctionné détient les ressources nécessaires pour faire ses preuves une fois encore.