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Article de revue

Le transhumanisme et la haine du corps

Pages 214 à 218

Le posthumain aurait-il un corps ?

1Le sens de la question n’est pas évident car le posthumain est réputé infigurable. Pourquoi ? Parce qu’il devrait émerger comme le font les espèces nouvelles, du fait des variations et des mutations qu’introduisent dans notre environnement technologisé les innovations technoscientifiques. Le posthumain est en principe le résultat d’une rupture (d’une Singularité) improgrammable. Lui annoncer un corps serait l’inscrire dans la continuité de l’humain qu’il est censé relayer.

2 Par ailleurs, ce corps qu’on lui projetterait, on peine à imaginer qu’il présenterait la distinction thématisée par Husserl et la phénoménologie entre le Leib et le Körper : le corps vécu, kinesthésique et constitutif de la perception du monde, et le corps objet, perçu comme une chose. Pourquoi ? Parce que la part réservée à l’intériorité dans les démarches technologiques appliquées à simuler l’humain est quasi éliminée depuis au moins la formulation des ambitions de la cybernétique.

3 On doit donc supposer que les propriétés du posthumain résulteraient de l’apport des machines et qu’à ce titre, elles rompraient avec celles de l’humain incarné. Le posthumain pourrait avoir à faire avec le cyborg et plus généralement avec les hybridations auxquelles on se livre déjà, notamment dans le domaine de la biologie de synthèse ou dans celui de la robotique et de la cybernétique. Le posthumain, en ce cas, relèverait d’une corporéité transformée, devenue méconnaissable à l’humain fût-il augmenté. La question qu’il poserait serait plutôt celle-ci : que resterait-il de biologique en lui ? Jusqu’où l’hybridation maintiendrait-elle le vivant en lui ? Est-ce que l’argument du sorite ne va pas s’appliquer et nous contraindre à découvrir qu’une fusion avec la machine s’est opérée, qui fait disparaître l’humain du posthumain ?

Le corps-objet

4Les annonces dites hype et les promesses portées par le transhumanisme, à partir des ressources du numérique, sont le symptôme de cette dissolution du biologique dans le machinique : ce qui se nomme « dématérialisation », « virtualisation », « décorporation », etc. – autant de termes qui suggèrent que ce qui résiste et à quoi il faut s’arracher, c’est la corporéité et que l’artefact garantira une fluidification susceptible de transformer le corps en simple « flamme » circulant dans le cyberespace.

5 L’une des sources d’information (et d’édification) les plus efficaces pour caractériser le programme transhumaniste est le rapport remis au gouvernement américain par Mihail Roco et William Bainbridge publié en 2003 sous le titre : Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science : Converging Technology for Improving Human Performance (éd. Kluwer Academic Publishers, 2003). L’introduction en est particulièrement éloquente concernant le peu d’intérêt porté au corps vécu dans ce recueil des promesses technologiques pour l’avenir.

6 Le projet d’améliorer les performances humaines mentionne évidemment « l’amélioration des capacités sensorielles et cognitives », le recul du déclin physique et les changements révolutionnaires que connaîtra la santé. Certes, on écrit que « le corps humain sera plus durable, plus sain, plus énergique, plus facile à réparer, et plus résistant au stress, aux menaces biologiques et au processus de vieillissement ».

7 Mais en fait, la convergence technologique est présentée comme la possibilité de mieux comprendre le corps-objet et de développer des outils qui permettront « une interaction directe homme-machine ». Les domaines clés présentés comme essentiels concernent la productivité, la sécurité, les performances individuelles, l’apprentissage et le recours aux développements technologiques pour contribuer à une vie saine et un vieillissement optimal. Les efforts à entreprendre visent à transformer nos capacités sensorielles et physiques afin de nous rendre performants dans un univers où la machine dicte ses normes.

8 Vingt et un scénarios sont énumérés qui s’interdisent de parler du corps autrement que du point de vue de sa substitution par des dispositifs techniques ou des prothèses : par exemple, des interfaces rapides pour relier directement le cerveau humain et les machines, des biocapteurs d’informations, des matériaux nanométriques, des instruments pour contrôler la génétique des humains, des « processeurs nano-bio », des implants ou prothèses pour remplacer les organes, etc. L’horizon dessine finalement la perspective de transformer l’humanité en un « cerveau unique » dont les éléments seront distribués et interconnectés comme de simples neurones. La convergence NBICs mettra en évidence, à l’échelle du corps humain amélioré, « les myriades de processus de la chimie, de la physiologie et de la cognition [qui] s’unissent pour former la vie, l’action et les individus capables de créer et de bénéficier de la technologie ». Elle devrait permettre « le contrôle du métabolisme dans les cellules, les tissus, les organes et organismes ». Des implants médicaux sont constamment invoqués pour « la substitution sensorielle ». Bref, le corps apparaît bien comme un support de fonctions dont il faut s’assurer la maîtrise, quitte à leur substituer des artefacts de plus en plus sophistiqués. Mais le biologique est toujours considéré comme l’indice d’une fragilité à laquelle on doit remédier.

La chair et le corps

9On assiste ainsi au triomphe absolu du mécanisme (le corps ne se laisse plus décrire qu’en termes de machines et de réparations), sachant que ce mécanisme prend une tournure de plus en plus cognitive, c’est-à-dire algorithmique (le corps est de plus en plus désymbolisé et réduit à ces métabolismes réductibles à des automatismes). David Le Breton exprime cela avec clarté : « Quand la dimension symbolique se retire du corps, il ne reste de lui qu’un ensemble de rouages, un agencement technique de fonctions substituables. Ce qui structure alors l’existence du corps, ce n’est plus l’irréductibilité du sens et de la valeur, le fait qu’il est la chair de l’homme, mais la permutation des éléments et des fonctions qui en assurent l’ordonnance » (Le Breton, 2001, p. 162). Le mot a été lâché : « la chair ». C’est avec la chair – ce qu’ils nomment brutalement « la viande » – que les transhumanismes entendent en finir. De sorte que s’ils parlent encore du corps, ils en ont retiré la chair, source à leurs yeux de la fragilité, de la sensibilité, de la périssabilité et de la mort que les technologies sont supposées éliminer.

10 Michel Henry (2000, p. 10) définit ainsi la chair, par opposition au corps : « Notre chair n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. » Le se sentir soi-même, immédiatement et avant même de sentir et percevoir autre chose, c’est cela la chair. « Chair et corps s’opposent, dit-il, comme le sentir et le non-sentir » (Ibid.). Voilà qui est essentiel et conduit à souligner que si le transhumanisme ne considère que le corps (le Körper), il fait l’impasse sur le sentir par quoi seul l’humain est à la fois un vivant et un vécu (le Leib). Un sentiment de soi est toujours implicitement à la source des sensations provoquées par le monde extérieur. Or, c’est de ce sentiment de soi – dont Georges Vigarello a retracé l’histoire de l’apparition dans les représentations – que le transhumanisme se débarrasse comme de l’indice d’une insupportable passivité. Un sentiment de soi qu’il est permis d’exprimer dans le lexique de la phénoménologie comme transcendantal (il rend possible l’expérience sensorielle que nous faisons du monde) et comme le signe d’une auto-affection fondamentale (il inscrit en l’humain une finitude radicale).

11 En d’autres termes, c’est la sensorialité propre à l’intime qui résiste au réductionnisme de ceux qui entendent délivrer l’humain de lui-même. C’est le fait de manquer l’incarnation qui rend le transhumanisme définitivement superficiel. Dans la tradition culturelle occidentale, l’opposition chair-corps rend nécessaire celle de l’homme intérieur et de l’homme extérieur, telle que saint Paul et saint Augustin l’ont affrontée. « L’homme intérieur », c’est celui qui abrite l’esprit (pneuma) et qui, selon Paul (Épître aux Corinthiens II, IV, 16), « se renouvelle de jour en jour » et donc échappe au vieillissement et à la corruption auxquels cède le corps. Reste que saint Paul associe la chair et le péché, l’homme intérieur et la tyrannie exercée par les pulsions. Pour lui l’intime, ce n’est pas la chair mais le cœur. Saint Augustin, de son côté, renouera avec des thèmes gnostiques en révélant une haine de la chair à travers son mépris pour la sexualité. Quand on sait que certains transhumanistes se donnent volontiers une ascendance dans la gnose, on réalise la force d’occultation de la chair qui sous-tend l’ambition de réduire le corps à de simples processus métaboliques. La connaissance triomphante (i.e. la science et la technologie rédemptrices) consacrera la défaite de la chair. Elle permettra de parachever la Création que Dieu n’a pu mener à terme, du fait de l’opposition des forces du mal que la connaissance permet finalement de dissoudre. Et cet achèvement fera triompher l’immatériel, que certains transhumanistes n’hésitent pas à référer au point Oméga de Teilhard de Chardin ! Michel Henry récuse cette position, en absolvant la chair et la nature du mal dans lequel les gnostiques les précipitent. Il assume que la chair soit le lieu du salut autant que de la perdition, Corpus Christi autant que siège du péché.

12 La chair, c’est le lieu même où s’incarne l’affectivité originaire que décrivent les phénoménologues : l’affectivité en tant qu’elle coïncide avec la facticité de l’humain, avec le fait qu’il est « toujours déjà là », toujours déjà projeté au monde. Le lexique de Heidegger, de Sartre ou de Merleau-Ponty se prête à la description de ce sur quoi le transhumanisme fait forcément l’impasse : « l’affectivité originelle (avant l’affectivité constitutive comme conscience du monde) est “la conscience non thétique du corps” dans son insaisissable contingence sans couleurs, où la conscience se saisit originairement affectée et factice » (Richir, 2011). Quand on souligne que le transhumanisme est inaccessible au symbolique, on implique aussi qu’il est étranger au sublime seulement propre à une vie humaine et qui donne figuration à cette ouverture de l’affectivité à ce qui la dépasse.

13 Tel est le contexte qui porte à considérer que l’homme supposé « augmenté » par les ressources technoscientifiques soit au final un homme diminué, contraint à une simplification toute machinique destinée à le délester des propriétés qui lui donnaient vocation à l’univers des formes symboliques. La maîtrise technologique de l’humain paraît à ce prix : elle impose une régression au corps, en le privant du sensible et de la profondeur qu’il avait acquis selon Georges Vigarello au siècle des Lumières.

14 Le corps fut longtemps pensé dans sa relation élémentaire au monde. Ses cinq sens étaient comme des sentinelles qui l’informaient et l’alertaient sur son environnement. Leur seul interlocuteur était le monde du dehors, comme dit Vigarello (2014). On ignora longtemps l’intériorité corporelle et il fallut attendre le xviiie siècle pour qu’on s’intéresse au « ressenti », à « l’homme sensible », au « soi », au « sentiment de l’existence ». C’est alors qu’apparut la notion de « sens interne ». L’imagination, l’entendement et la mémoire furent promus à la spiritualité parce qu’ils constituent des dispositifs capables d’utiliser les sens externes pour les mettre en résonance, les organiser, les élaborer. On va ainsi s’attacher aux « sensations discrètes, délicates, inattendues » et révélatrices de l’interne, de sorte que le corps trouvera sa définition dans les nerfs, l’irritation et la sensibilité. Pour le coup, le dualisme conscience-corps ne tient plus : la première perçoit désormais le second comme son prolongement. Le corps est désormais mentalisé et appellera une psychologie. C’est « l’homme sensible » qui devient nul et non advenu aujourd’hui, en tant que support de data destinées à alimenter des bases qui seront traitées statistiquement ou bien en tant que transition vers un posthumain désencombré du corps. Rien d’étonnant si le triomphe du mécanisme nous ramène en deçà de l’invention du sentiment du corps perçu et cultivé.

15 Lorsque Richard Dawkins décrit l’organisme comme un simple container à gènes soucieux d’être abrités, optimisés et transmis dans un habitacle aussi favorable que possible, il participe de ce désenchantement du corps encouragé par l’approche technoscientifique propice au transhumanisme. Considérée depuis les NBICs, l’échelle du vivant n’est plus l’organisme mais le gène : c’est là ce qui porte à deviner que le corps sera bientôt un archaïsme dérisoire – un archaïsme où se reconnaîtront seulement ceux que certains transhumanistes nomment « les chimpanzés du futur ».

La haine du corps

16On se dit qu’il y a trop d’obstination chez eux à vouloir en finir avec le corps pour que ne s’y dissimule pas quelque pathologie. Il serait possible de sauver le transhumanisme de la névrose en lui prêtant d’abord un geste ancestral et constitutif des grands systèmes métaphysiques occidentaux : on refuse le corps comme cette extériorité qui limite le pouvoir, de la même façon que le métaphysicien s’obstine à construire un système qui déduit conceptuellement le donné naturel afin de faire triompher l’esprit. Le métaphysicien opère de telle sorte que l’immédiat naturel (ex. la « certitude sensible » de la conscience, chez Hegel) devienne concept et en ce sens, œuvre de l’esprit (« en soi pour soi », dans la terminologie de Hegel). Le technologue fait en sorte de transformer ce qui se donne naturellement (le corps issu de la naissance, par exemple) en un objet fabriqué (le corps programmé et produit par ectogénèse). Günther Anders (2001) avait exprimé ce parallèle. Et à sa façon, Heidegger qui conçoit le triomphe de la technique fabricatrice et même démiurgique comme le devenir-monde de la métaphysique donnerait des gages à cette thèse. La haine du corps ne serait en ce sens que la traduction du refus de la réduction naturaliste de l’humain dont la culture occidentale est pénétrée.

17 Mais la pathologie dans cette haine du corps intervient quand on y décèle une désaffection pour l’humain, une fatigue d’être soi ou les conséquences de cette haine prométhéenne d’être soi décrite par Anders dans L’obsolescence de l’homme : le transhumanisme et son ambition de fusionner avec la machine comme manifestation dépressive – le thème n’est plus nouveau. Anders lui a donné une version qui mérite d’être évoquée, pour finir, et qu’il a baptisée « malaise de la singularité ». De quoi s’agit-il ? D’un avatar de l’angoisse de la mort, à l’heure où la technique se donne les moyens de pérenniser les objets en leur assurant une reproduction indéfinie. Ce malaise de la singularité saisit celui qui souffre de constater qu’on ne peut produire des « hommes de rechange ». L’humain déplore, au moment de mourir, d’être unique et irremplaçable – ce qui peut paraître paradoxal tant on a l’habitude de décrire l’individualisme comme une valeur désirable. La domination de la technique sur notre esprit révélerait le fait qu’on vive finalement sur un mode tragique la singularité à laquelle nous condamnent les limites de notre corps. Nous voudrions être comme les objets industriels, toujours substituables à d’autres, jamais uniques et, en ce sens, à peu près immortels.

18 Anders permettrait sans doute de décrire la propension de l’internaute à s’imaginer n’être pas plus qu’un neurone du cerveau planétaire, une simple flamme dans le cyberespace. Et l’addictologue produirait sans doute des témoignages d’« accros » du Web pour rendre crédible cette propension. La honte prométhéenne d’être soi qui traduit la douleur de n’être pas à la hauteur des produits que nous avons été capables d’inventer – cette honte débouche sur la honte d’être un corps, sur une haine de l’individualité telle que Schopenhauer pourrait la traduire. « Le malaise de la singularité » qui habite le corps dans ce qu’il a d’élémentaire, de pulsionnel (le ça) ou de pré-individuel – ce malaise appelle paradoxalement la projection vers l’hypostase de la Singularité transhumaniste qui mettrait un terme à l’irremplaçable en l’humain. Ironie de la trajectoire dessinée par le transhumanisme : l’insupportable de la singularité, source de faiblesse et de souffrance, requiert une rupture qui ferait advenir une Singularité neutralisée puisqu’elle aurait évacué le corps.

Références bibliographiques

  • Anders, G., L’Obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 2001.
  • Besnier, J.-M., Demain les posthumains. Le futur a-t-il besoin de nous ?, Paris, Fayard, 2010.
  • Besnier, J.-M., L’Homme simplifié, Paris, Fayard, 2012.
  • Henry, M., Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
  • Ehrenberg, A., La Fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1991.
  • Le Breton, D., L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 2012.
  • Le Breton, D., « Du corps brouillon au corps parfait de la santé parfaite », in Sfez, L. (dir.), L’Utopie de la santé parfaite, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 153-172.
  • Munier, B. (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Paris, éditions François Bourin, 2013.
  • Richir, M., « Affectivité », Encyclopedia Universalis, 2011.
  • Vigarello, G., Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, Paris, Seuil, 2014.

Mots-clés éditeurs : sensorialité, chair, transhumanisme, humain augmenté, haine du corps

Date de mise en ligne : 12/05/2016

https://doi.org/10.3917/herm.074.0214

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