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Article de revue

« Ça sent bon chez toi... Je vais mal manger ! »

Pages 129 à 131

Note

  • [1]
    Bourgeons gustatifs de la langue et du palais, épithélium olfactif et rétro-olfaction, nerf trijumeau.
English version

1Nous sommes invités chez des amis. La porte s’ouvre, une bonne odeur de cuisine se répand. « Ça sent bon chez toi ! On va passer une bonne soirée », lance-t-on en tendant les fleurs. Que les fleurs sentent bon est certes très plaisant, mais que ça sente la cuisine est fort gênant. Non que l’odeur d’un poulet rôti ne mette pas en appétit, bien au contraire ; mais il est préférable qu’il n’y ait aucune odeur de cuisine pour que ce soit meilleur en bouche. Paradoxal ? Je m’explique.

Odeurs et saveur

2Des molécules aromatiques, composés chimiques qui se libèrent ou se créent pendant que l’on apprête les aliments, sont à l’origine du goût et des saveurs. Le but de tout cuisinier, qu’il soit professionnel ou amateur, est double : d’une part, modifier les textures pour apporter un confort de dégustation et, d’autre part, exacerber les saveurs et les associer. La modification des textures dépend de la structure de l’aliment et de sa transformation par la combinaison d’effets mécaniques (coupe, mixage, etc.) et thermiques, de pression et de temps. C’est une approche physique de la matière. Le second but, biochimique, renvoie à cette affaire de goût qui nous préoccupe ici : lors de la préparation des aliments (découpe, cuisson, etc.), il faut que les molécules sapides se libèrent, s’extirpent de la structure par diffusion et migrent, pour ensuite atteindre nos récepteurs [1] et les stimuler pour produire la saveur.

3Car si « c’est bon », si « ça sent bon », c’est que les molécules sapides sont en quantité suffisante pour créer une différence de potentiel électrique forte à la surface des récepteurs afin que le message nerveux puisse être envoyé vers le cerveau qui, lui, reconstituera l’image mentale et renverra à son tour des émotions. Les ions hydrogènes, responsables de l’acidité (pH), de même que les ions sodium et chlorure (sel), agissent directement et rapidement parce qu’ils sont chargés électriquement. En ce sens, les saveurs acides et salées sont « simples » et directes. En revanche, le sucré, l’amertume, les notes métalliques, etc. sont beaucoup plus complexes car il est question d’osmose (variation de concentrations de part et d’autre de la membrane des bourgeons) et de réaction (affinité) avec nos récepteurs. L’aspartame, par exemple, est un dipeptide (acides aminés) qui a un pouvoir sucrant environ deux cents fois supérieur au sucre (saccharose) : en d’autres termes, la réactivité de l’aspartame (qui n’est pas un sucre !) est deux cents fois supérieure à celle d’un sucre, et de très faibles quantités suffisent à donner une « sensation de sucre ». Autre exemple : le dimethylsulfure est une molécule que l’on retrouve dans le chou cuit, la betterave, les asperges cuites et les fruits de mer ; son odeur caractéristique, fortement désagréable à haute dose, nous est vite insupportable. Qu’entendre par haute dose ? Pour cette molécule, le seuil de perception est de 0.02 à 0,1 ppm (partie par million) selon les individus : autant dire que la haute dose est infime, car 0,1 ppm signifie qu’une molécule sur dix millions de molécules inhalées suffit à déclencher l’information « odeur chou cuit – fermé – soufré – beurk ». Vous ne pourrez jamais cacher à quelqu’un que vous venez de cuire du chou ! Plus intéressant : cette même molécule nauséabonde, mélangée en bonne proportion avec de l’acétaldéhyde, du 2-méthylpropanal, du 2-méthylbutanal, du 2-méthyl-1-propanol, du 2-méthyl-1-butanal, du 2-butanone et du propanol forme le merveilleux arôme « truffe » ! Isolées, ces molécules sentent toutes très mauvais, mais subtilement mêlées en bonne proportion, elles forment l’un des arômes les plus recherchés, comme par magie ! Là encore, tout est question de concentration et de seuil de détection. On notera que l’arôme truffe, comme n’importe quel arôme d’ailleurs, est en fait composé de centaines de molécules. Les molécules listées ci-dessus ne sont que les molécules de base de l’arôme Tuber melanosporum. Toute la richesse et la subtilité (des truffes, des vanilles, des cafés, etc.) ne proviendra que de subtiles différences de compositions et de concentrations. Les grands nez et les fins palais sont très justement à même d’analyser ces variations chimiques.

Des notes en liberté

4Mais revenons à notre dîner… Les bougies parfumées ne masqueront donc pas ces ppm de dimethyl-sulfure en suspension dans le salon. Faut-il pour autant que ça sente bon la cuisine ? Non plus ! Si vous percevez l’odeur de chou, c’est parce que ces molécules « chou » sont sorties de la casserole et naviguent désormais dans la pièce. Comment se sont-elles évadées du faitout ? Par activation thermique : en chauffant, l’eau s’évapore et entraîne avec elle les arômes – c’est d’ailleurs le principe de l’entraînement à la vapeur bien connu des parfumeurs. Mais ce n’est pas le seul moyen dont disposent les odeurs pour s’échapper dans la pièce : la pression de vapeur et le « point éclair » des produits y sont pour beaucoup. Le « point éclair » est la température la plus basse à laquelle un corps émet suffisamment de vapeur pour former, avec l’air ambiant, un mélange gazeux susceptible de s’enflammer. Évidemment, nos produits ne sont pas utilisés seuls (corps purs) et ne vont pas s’enflammer, mais cette caractéristique physico-chimique explique bien des choses. Pourquoi nous parfumons-nous ? Pour vaporiser, grâce à notre chaleur corporelle, des molécules aromatiques qui vont venir se loger dans les récepteurs olfactifs de nos voisins. Ces molécules sont si sensibles à la chaleur (température corporelle ~ 37 °C) qu’elles s’évaporent facilement (leur tension de vapeur et leur point éclair sont bas !). Ce sont les fameuses « notes de tête ». Au contraire, les molécules « plus lourdes », entendons par là celles qui se vaporisent moins facilement, restent et forment les « notes de cœur » et les « notes de fond ».

5Retournons en cuisine… Pourquoi cela sent-il bon au-dessus de la casserole ? Pour la même raison ! En apportant de la chaleur, les molécules fragiles s’évaporent les premières et diffusent… Seulement, ces « notes de tête culinaires » sont souvent responsables des notes de fraîcheur, notes florales ou végétales. Autrement dit, jamais vous ne mangerez ces subtilités car elles se sont échappées dans la pièce ! Donnons quelques valeurs de « points éclairs » pour s’en convaincre : limonène : 48 °C ; les furfurals (responsables des notes d’amande et pain grillé, des vins blancs élevés en barrique) : 60 °C ; hexanol (note fraîche) : 63 °C ; le cis-3-hexen-1-ol (note de chlorophylle, herbes coupées, verdure) : 44 °C. Devant ces données, que reste-t-il d’un zeste bouilli, d’un (grand) vin flambé ou d’herbes aromatiques mises en début de cuisson dans un pot-au-feu ? Assurément peu de choses dans votre assiette ! N’avez-vous pas remarqué d’ailleurs que faire bouillir un jus de fruit ou de légume (du jus d’orange, notamment) est une catastrophe gustative (et visuelle !). N’est-il pas conseillé, avec raison, de mettre les herbes hachées (persil, coriandre, cerfeuil) juste en fin de cuisson, au moment de servir ?

6Inversement, les « notes de cœur et de fond culinaires » seront composées de molécules stables en température : le thymol ou la vanilline ont des températures critiques dépassant les 105 °C ; l’eugénol, les alpha-pinènes et terpinènes (que l’on retrouve en proportions variées dans le clou de girofle, le laurier, le cumin) ont également des températures critiques élevées. Faire infuser des gousses de vanille dans du lait bouillant a (donc) du sens ; de la même façon, placer du thym, du laurier et un clou de girofle dès le début de cuisson d’un bouillon aromatique est fortement recommandé pour parfumer au mieux. Donnons pour dernier exemple la whisky-lactone, responsable des notes de bois, de coco, de terre et de cuir : avec sa température d’ébullition élevée (~ 125 °C), cette molécule restera dans les tanins des sauces, et constituera les notes de fond… (de sauce !).

7On peut vérifier (scientifiquement) la valeur des tours de main, des astuces et des ordres dans lesquels on propose d’effectuer les recettes de cuisine afin d’extraire au maximum les saveurs des produits pour les préserver pendant les cuissons. Mais ne faut-il pas aller encore plus loin et réfléchir à la casserole de demain ? Au Centre français d’innovation culinaire (chaire « Cuisine du futur », université Paris Sud), nous réfléchissons à la cuisine du futur avec le chef Thierry Marx. Voici deux exemples ou suggestions. Les cuissons à distillation fractionnée, d’abord. Un couvercle étanche permettrait de récupérer (par condensation dans un tube) les premières vapeurs dégagées : cette première cuillère à soupe d’eau récupérée, fortement aromatique, pourrait ensuite être déversée à la fin de cuisson au moment de servir. Les légumes ou fruits seraient cuits et parfaitement fondants mais donneraient l’agréable sensation de fruits et légumes frais du jardin avec des « saveurs fraîches et crues ». Imaginez une carotte fondante en bouche avec un goût de carotte juste râpée ou, encore, une tarte aux poires aux saveurs de fruits fraîchement cueillis. Une source d’innovation possible, et simple à mettre en pratique ! Notre second exemple mobilise le froid : alors que chauffer permet depuis plusieurs siècles de concentrer les saveurs et de réduire les sauces, c’est par le froid intense que nous explorons de nouvelles pistes. La cryoconcentration des saveurs est un moyen innovant de concentrer un jus (légume, fruit, volaille) sans chauffer. La cryodistillation est aussi une piste de réflexion que nous menons pour séparer les produits par le froid. La lyophilisation est encore une autre façon de concentrer les goûts. Les premiers résultats sont très encourageants, et sont très bons au goût ! Rien ne sent au labo, et c’est très bien comme ça !

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Haumont, R., Un Chimiste en cuisine, Paris, Dunod, 2013.
  • Marx, T. et Haumont, R., Répertoire de la cuisine innovante, Paris, Flammarion, 2012.
  • Marx, T. et Haumont, R., Innovation aux fourneaux, Paris, Dunod [à paraître].

Note

  • [1]
    Bourgeons gustatifs de la langue et du palais, épithélium olfactif et rétro-olfaction, nerf trijumeau.
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