Couverture de HERM_074

Article de revue

Avant-propos

Pages 14 à 16

English version

1Les cinq sens ? Le symétrique, le double de la communication verbale. L’autre versant. Difficile de comprendre une société, et encore plus une civilisation sans avoir les deux à l’esprit. Paradoxe : les deux n’ont apparemment jamais été autant « libérés » et jamais il n’y a eu autant d’incommunication...

2Dans les pays démocratiques, les Hommes peuvent parler, s’exprimer, et l’espace public s’élargit sans cesse. Cependant, c’est l’incommunication qui s’est installée, la liberté de parole n’empêchant pas les difficultés d’intercompréhension entre les âges, les sexes, les milieux sociaux. Si tout le monde s’exprime, qui écoute ? Et l’on découvre que l’autre n’est pas toujours au bout des mots et des gestes. D’où le succès inouï des technologies de la communication qui, de la radio à la télévision, et à Internet, permettent au contraire de garantir une « meilleure » communication… Mais si les technologies réussissent apparemment mieux là où les hommes bégaient, c’est souvent pour retrouver ensuite les mêmes difficultés, car au bout des réseaux et de l’interactivité, toujours plus rapide et efficace, l’intercompréhension reste autant hasardeuse. L’interactivité technique n’est pas synonyme de communication humaine. Et « informer n’est pas communiquer ». Bref, qu’il s’agisse de la communication humaine ou technique, on découvre vite la place de l’altérité, de l’incommunication, voire de l’a-communication. Sans parler des difficultés croissantes liées à la mondialisation, la diversité des langues et des cultures.

3L’information et la communication techniques ne cessent de s’améliorer, la communication humaine, sociale et interculturelle ne cesse de tâtonner au fur et à mesure que les échanges se simplifient. Soit du fait de l’évolution des mœurs et des modèles sociopolitiques, soit du fait des progrès techniques. Bref, les messages sont infiniment plus nombreux, les émetteurs plus libres, les « tuyaux » plus performants, sans que pour autant la distance vis-à-vis de l’autre soit réduite, la tolérance plus acceptée.

4Le même phénomène se produit avec les cinq sens. Apparemment, ils n’ont jamais été autant acceptés, chacun, dans l’exercice de sa liberté, pouvant les reconnaître et les louer. L’univers laïc et démocratique et le jeunisme ambiant favorisent leurs expressions. Les interdits sont presque oubliés, les tabous décalés, le corps existe, revendiqué. Il est même magnifié dans le maintien de la jeunesse, le sport, les industries, la mode… Être « bien dans sa peau », bien avec soi-même, est devenu un impératif catégorique. Et les sens suivent, même si la vue (de la télévision à l’ordinateur) et l’ouïe (avec la musique triomphante) dépassent le goût, le toucher et surtout les odeurs, toujours ambiguës mais de plus en plus sublimées par les parfums et autres eaux de toilette.

5Et pourtant, là aussi, chacun d’entre nous constate que tout « bugue ». Le corps n’est pas plus délivré et au service de nos sens que la communication ne s’est épanouie. Tout est plus difficile, en dépit des discours, recommandations, performances en tout genre. La jouissance physique n’est pas plus facile que la communication humaine.

6* * *

7Voilà la raison de ce numéro d’Hermès. Essayer de comprendre les décalages, difficultés, contradictions existants à propos des cinq sens qui sont pourtant au centre de tous les discours et promesses d’une meilleure communication.

8La tentation à l’égard de ces sens apparemment « libérés » ? Les segmenter, les prendre un par un pour essayer de simplifier. Cloisonner pour surmonter les obstacles découverts à l’occasion de la propre publicité de nos sens émancipés… Autrement dit, réduire la complexité des cinq sens, valoriser les plus « nobles », oublier les autres.

9Il faut au contraire dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcées par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions. Voilà l’objet de ce numéro : résister à la tentation d’une nouvelle mise entre parenthèses, d’une nouvelle marginalisation, d’un nouvel encadrement. Plaider pour reprendre une vision d’ensemble. Éviter les simplifications.

10Et ce d’autant que jusqu’au xxe siècle, comme le montrent de nombreux textes de cette livraison, la question des sens était acceptée dans sa complexité et ses troubles par la littérature, la philosophie, l’esthétique, etc. Ce continent incontournable, tellement peuplé d’interdits, était presque plus présent, avec toutes les interrogations ou jugements moraux, religieux, libertaires…

11Bref, les sens étaient à prendre à « bras le corps » avec naturellement le « corps » au milieu dont on ne savait pas quoi faire. Mais aujourd’hui, ce corps et cette parole « libérée » ne simplifient pas la question des sens ! Celle-ci reste toujours en travers… Hier, tout était compliqué et interdit. Aujourd’hui, tout est autorisé sans que rien ne soit simple. Les mots fades, neutres et techniques, n’apportent pas grand-chose. La médicalisation, la spécialisation, la segmentation et de plus en plus la scientifisation essayent de réduire ce qu’il y a d’incontrôlable dans le corps et les sens.

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13Voilà contre quoi ce numéro d’Hermès, modestement, essaye de se lever.

14Accepter plutôt le trouble et les impasses. Relancer l’utopique, les mots, les sens, les ambiguïtés. Réduire les rationalisations. Autrement dit, accepter les énigmes qui entouraient hier le corps et les sens, dans des époques beaucoup moins « libérales » qu’aujourd’hui. À quoi bon pouvoir apparemment parler de tout dans un monde libre si c’est pour constater simultanément que tout ce qu’il y a d’équivoque et de polysémique se retrouve forclos, organisé, rationalisé ? Halte là à ce qui est finalement une domestication des corps et des sens.

15Hermès est ici dans sa démarche critique concernant la communication. Observer la rationalisation dominante existant à travers les discours et l’impérialisme des techniques. Retrouver la complexité infinie de la diversité culturelle et de l’incommunication, les apories d’une société transparente et interactive, la force du processus de négociation et finalement la cohabitation. Et pour les sens, sortir là aussi d’une pseudo-transparence évidente, rationaliste, pour retrouver les amphigouris et les incertitudes qui les entourent. Accepter finalement le mystère de leurs sensualités. Y a-t-il une tolérance élargie par rapport aux contradictions des sens entre eux ? Ou simplement une nouvelle hiérarchie ? De ce point de vue, « l’homme augmenté » et les avatars de l’homme numérique risquent de forclore encore plus cette réflexion. L’hybridation homme/machine apparemment à la mode n’y fera rien non plus.

16D’autant qu’en deux siècles, un autre partenaire s’est introduit, ou plutôt a été reconnu, entre le corps et les sens : le désir. Cette réalité essentielle dont on ne peut plus faire l’économie et qui complique tout. Du duel impossible corps-sens, on est passé à un triangle encore plus compliqué corps-désir-sens… Un autre triangle infernal…

17Un triangle ? On devrait dire en réalité un carré, dont on peut dessiner les quatre angles : la sensualité et la sexualité ; l’inconscient et l’esprit. Les neurosciences et les sciences cognitives. La diversité culturelle et les religions. Autant de dimensions qui forcent à faire des comparaisons, où les refoulements, interdits, stéréotypes et représentations se retrouveront dans des combinaisons différentes.

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19Bref, admettre que la communication, autant que les sens, font partie de toute anthropologie et ontologie et doivent à ce titre conserver leur part fantastique et d’invention. Des questions trop compliquées pour être seulement saisies par la rationalité, les sciences ou la technique. Revaloriser les imaginaires, les écritures littéraires, poétiques, religieuses et autres pour rouvrir les chemins de l’interprétation. Oui, la communication révèle autant les difficultés avec des corps qu’avec les sens, et ce sont ces difficultés qu’il faut laisser visibles pour éviter l’illusion de l’Erklärung, de l’explication et de la rationalité.

20D’où le choix, pour contribuer à cette « ouverture cognitive », d’accueillir dans ce numéro différents styles d’écritures et de références. L’approche reste « sérieuse », trop sans doute, mais au moins a-t-elle conscience d’être face à des questions où l’imaginaire, les méandres de l’histoire, la métaphysique et l’infinie diversité des valeurs et discours sont au moins aussi importants que la rationalité un peu étroite et classificatrice qui domine aujourd’hui. Halte aux réifications et standardisations. Oui à plus de place pour la diversité des sens et des ontologies…

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