Notes
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[1]
Cette approche de l’expérience esthétique, qui fait de l’individu le lieu d’une élaboration complexe, un centre nerveux qui perçoit tout en développant les outils d’analyse, trouve ses origines chez les tout premiers penseurs de la mouvance romantique du Sturm und Drang allemand. La théorie des couleurs de Goethe (1986) est une vaste recherche empirique, le premier développement conséquent d’une pensée qui accorde une place prépondérante à la perception subjective. C’est en revanche Friedrich Schiller (1992) qui fonde théoriquement cette approche à travers son élaboration de la philosophie kantienne. Schiller remet en question l’approche esthétique comme appartenant au champ de la pure subjectivité, pour l’étudier comme une des fonctions vitales capables, d’après lui, d’exercer une influence sur notre capacité de jugement. Schiller parvient à faire de l’esthétique un vecteur de transformation du sujet qui œuvre à la base même de la perception du réel, délivrée ainsi du dualisme entre la Raison, au sens des Lumières (die Vernunft der Aufklärung), et l’arbitraire des sens (die Willkür der Sinne). L’esthétique s’ouvre ainsi à la possibilité de produire de nouveaux schèmes de compréhension du monde.
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[2]
Hans-Georg Gadamer (1996) donne dans son livre Wahrheit und Methode (originellement paru en 1960) une lecture systématique de l’herméneutique en opposant à l’attitude scientiste et épistémologique une revendication de l’ordre de la vérité dans d’autres expériences clés de l’existence, comme celle de l’esthétique, de l’historiographie, celle du dialogue interpersonnel.
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[3]
Le Manifesto blanco annonce : « Nous continuons l’évolution de l’art. » Il retrace l’histoire de l’art, qui explique l’avènement d’un « art basé sur l’unité du temps et de l’espace » et annonce la dissolution de la forme dans la couleur et le son en mouvement. Il a été édité par un groupe d’artistes autour de Fontana qui s’était établi en Argentine pendant les années de guerre. Fontana se chargera de rééditer ce manifeste à Milan. Traduit en italien et anglais, il sera largement diffusé par ses soins. La version non datée, récupérée dans les caves de l’ancien atelier de Fontana par l’auteur, comporte deux groupes de signatures en quatrième de couverture : Bernardo Arias, Horacio Cazeneuve, Marcos Fridman, et plus loin Pablo Arias, Rodolfo Burgos, Enrique Benito, César Bernal, Luis Coll, Alfredo Hansen et Jorge Racamonte suivis des mots Color – Sonido – Movimento, en langue originale sur toutes les versions traduites.
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[4]
Benjamin (1993) continue l’explication sur la relation du Maintenant à l’Autrefois comme suit : « En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. »
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[5]
L’unité de recherche « Art contemporain et temps de l’histoire » est dirigée par Bernhard Rüdiger et Giovanni Careri. Les artistes chercheurs inscrits en troisième cycle à l’ENSBA Lyon sont Yann Annicchiarico, Simon Bergala, Rosa Joly, Thomas Léon, Émilie Parendeau ; artistes chercheurs associés : Julien Audebert et Benjamin Seror. Les doctorants chercheurs inscrits au CEHTA-EHESS de Paris sont Luca Acquarelli, Bénédicte Duvernay, Jenny Lauro-Mariani, Philippe Rousseau, Annabela Tournon ; chercheurs associés : Angela Mengoni et Morad Montazami.
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[6]
Diplôme d’école validé par le ministère de la Culture et de la Communication. Il correspond au D de LMD, mais c’est un diplôme de troisième cycle qui ne s’appelle pas pour autant « doctorat », car comme le diplôme national d’arts plastiques et le diplôme national supérieur d’expression plastique, c’est un diplôme supérieur d’art structuré à partir des spécificités du champ de l’art.
1Le travail de recherche en école d’art se fonde sur la longue tradition de la recherche artistique, une activité qui, sous des formes et associations diverses, a toujours été pratiquée dans ce qu’on appelle l’art moderne – c’est-à-dire une époque qui va au moins du Traité de la peinture de Léonard de Vinci jusqu’à nos jours.
2Depuis le xvie siècle, le travail créatif individuel a été accompagné d’une activité de recherche analytique sur l’art et à partir de l’art. Cette activité s’adresse à une communauté d’artistes et de chercheurs qui n’ont pas toujours été appelés à travailler dans le domaine académique. Elle a produit une variété importante de formes à travers lesquelles des travaux de recherche ont été diffusés. Du traité aux manifestes des Futuristes ou de Lucio Fontana, de l’interview aux textes critiques de Barnett Newman et de Jeff Wall, du livre d’art à l’édition des valises de Duchamp, de la revue d’artiste 391 de Francis Picabia à la forme Atlas de Gerhard Richter, les artistes ont depuis toujours produit des formes de recherche singulières.
3Le cadre actuel de la recherche académique s’ouvre à ces champs qui ont toujours été marginaux et radicalement indépendants. La notion de recherche de création a fait son apparition et semble convenir à la recherche artistique. Ce mouvement est fortement soutenu par les écoles d’art françaises qui sont en contact direct avec le milieu professionnel. Si beaucoup s’accordent à dire que la recherche de création se fonde sur la discussion, l’analyse et la contextualisation de ce qui est essentiel dans une œuvre contemporaine, sa production, cette spécificité reste en grande partie à définir.
4Au premier abord, le mélange entre une pensée analytique et l’engagement créatif du chercheur artiste semble s’opposer à une tradition académique moderne qui fait du rôle neutre du chercheur un critère essentiel de l’évaluation de sa démarche. Si cela est vrai dans de nombreuses disciplines, l’art n’est certainement pas la seule à avoir gardé, voire développé la place de la subjectivité issue de l’héritage humaniste. Reste que la distinction entre l’exercice de la recherche et la praxis de la production artistique soulève plusieurs questions complexes, non seulement sur la place du chercheur ou la validité de l’objet étudié, mais aussi sur le temps de la recherche et ce qu’on peut appeler un « résultat » en ce domaine. Résultat qui entretient toujours une relation complexe avec cet autre domaine important pour l’artiste chercheur qui est la production et la réception de son œuvre. Même dans les cas où la séparation de ces deux champs est la plus évidente – dans la relation entre la production écrite et théorique de Barnett Newman et son œuvre peinte par exemple –, la contamination de l’un par l’autre, loin d’être vue comme un enrichissement de la recherche, est souvent lue comme une limite au développement d’une recherche à proprement parler. L’artiste est plongé dans un milieu culturel qui est l’élément essentiel de sa démarche créative. Pour comprendre ce qu’est la recherche en art, il s’agit avant tout de comprendre quelle est cette richesse complexe, comment l’artiste se définit par rapport à ce bouillon de culture et comment cela se tisse avec le travail du chercheur.
La perception
5La qualité sensible occupe une place fondamentale chez tout artiste, et l’enseignement en art se fonde sur le développement de cette individualité. Pendant sa formation artistique, l’étudiant apprend à connaître cette sensibilité et à la transformer en outil de travail. C’est le processus d’objectivation de sa sensibilité singulière que visent les études supérieures en art, et c’est ce passage qui permet à l’étudiant de s’affirmer à la sortie de l’école comme auteur. L’autorité de l’artiste se bâtit sur la transformation de l’apparat perceptif de l’individu en un ensemble de vecteurs qui participent à l’élaboration d’un langage nouveau. Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut parler d’une œuvre, c’est-à-dire d’une sensibilité particulière en acte, capable de transformer le ressenti en une forme de dialogue avec le monde, en une approche esthétique.
6Comme l’illustre le dessin de 1928 qu’Oskar Schlemmer utilisait pour ses cours au Bauhaus, l’homme qui perçoit est comme baigné dans un espace, il en est littéralement transpercé. Les organes du corps et ses fonctions font intégralement partie de ce même espace. La séparation entre le sujet et le monde qui l’entoure ne va pas de soi. Il s’agit d’un travail de compréhension : incorporer l’espace et pour ainsi dire « excorporer » ses organes. Les études en école d’art visent le développement d’une approche critique capable non seulement de remettre en question l’histoire et les productions d’autres auteurs, mais avant tout les outils sensibles et subjectifs des élèves mêmes. L’approche esthétique est le résultat de cette complexe opération d’objectivation de ce qui est perçu par le corps, corps qui en même temps observe et analyse le processus de sa propre mise à distance [1].
7Contrairement à une tradition largement integrée à l’enseignement supérieur, les études en art ne sont pas structurées à partir d’un savoir disciplinaire. La formation du jeune créateur ne s’organise pas selon une hiérarchie des savoirs qui détermine la discipline à laquelle il se destine. Le jeune créateur apprend à partir de son propre appareil perceptif et se confronte donc au savoir non pas par la compréhension de l’accumulation des connaissances, mais à partir du questionnement contemporain de ce savoir.
8L’importance qu’occupe en art la pratique de la perception peut être pensée à partir de la notion de temps présent. La mise en œuvre du regard développe, simultanément à l’acte de percevoir, une mise à distance, qu’on appelait jadis l’intuition et qu’on peut appeler aujourd’hui l’élaboration d’un langage singulier. Les études en école d’art apprennent au jeune créateur que le regard est déjà une forme, un schéma qui structure ce qu’il perçoit. Comme le dit Walter Benjamin (1993) : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. » L’image est ici cette opération de mise à distance de la perception, une constellation qui se forme dans un éclair, le temps présent de l’expérience esthétique.
9Pour mieux éclairer la notion benjaminienne d’image, je propose ici un autre schéma qu’Oskar Schlemmer utilisait dans ses cours au Bauhaus à la fin des années 1920. Le jeune créateur se trouve devant le monde comme devant une nature universelle, selon Schlemmer, un ensemble sans profondeur historique, un présent de la perception et de la compréhension. Le travail de distanciation se fait par le travail de l’image, le cadre transparent que Schlemmer place entre le créateur et la nature universelle. L’artiste est placé ici comme devant une machine à dessiner la perspective de la Renaissance mais, contrairement aux outils du xve siècle, celui-ci ne reproduit pas seulement une image du monde. En effet, le réel du monde ne se trouve pas simplement d’un côté de la plaque et le sujet de l’autre. Pour Schlemmer, la surface transparente se fait partiellement opaque et retient un ensemble d’objets et de vecteurs que l’artiste a identifiés dans cet espace indistinct de la nature universelle et qu’il met à l’œuvre. Elle est aussi la surface de médiation qui rend visible la manière dont la perception subjective de l’auteur s’active.
10Ce qui distingue l’enseignement de la création par la création d’un apprentissage par un savoir disciplinaire est l’évolution constante de la forme. Elle est ce qui résulte de la perception singulière d’un individu, quand celle-ci est réorganisée, réinventant pour ainsi dire le schéma qui la structure. Toute forme de théorisation en art, toute forme de recherche développe un langage spécifique pour la simple raison que sa matière de travail est fondée sur le regard profondément singulier.
L’interlocution
11Pour essayer de clarifier ce point et les conséquences que cela implique pour la recherche de création, je vais prendre un exemple issu de ma propre expérience.
12Une dizaine d’années après mon entrée en école d’art, je suis invité en 1993 avec Liliana Moro à exposer à la galerie Sergio Casoli. Je propose une pièce qui s’intitule À mes amis. Elle se compose de 12 gazinières allumées qui produisent de belles flammes jaunes ; un horizon d’une ville en feu peut-être. Le public entre dans l’espace pour aller voir les petites maquettes de Liliana Moro qui se cachent entre mes gazinières. À la moitié du parcours, une très grande partie du public rebrousse chemin à cause de la forte sensation de chaleur et d’asphyxie que les flammes jaunes provoquent.
13L’approche subjective du jeune artiste est fortement affectée en 1993 par les conséquences politiques de la chute du mur de Berlin et le désastre de la première guerre du Golfe. Les alliances politiques changent radicalement et en Italie, l’opinion publique, du fait de la crise économique que traverse le pays, mise tout sur le nouvel homme fort de l’époque, Silvio Berlusconi. On pourrait donc dire que c’est cette constellation qui active le cadre du schéma de Schlemmer et qui permet au jeune artiste de structurer, de donner forme à l’œuvre.
14La forme est par contre déterminée par d’autres éléments de la culture artistique, et le jeune artiste développe un type de dialogue avec ses contemporains qu’on pourrait dire « trans-temporel ». Il vise l’objet d’un débat bien antérieur à sa propre participation aux discussions du monde de l’art. La galerie Studio Casoli se trouvait dans les locaux de l’ancien atelier de Lucio Fontana, et le travail de cet artiste est essentiel dans l’histoire de l’art contemporain à Milan. Lors de ma propre formation en école d’art, l’horizon de travail que Luciano Fabro nous transmettait se fondait en grande partie sur le dialogue qu’il entretenait avec la génération précédente, celle de Lucio Fontana. Je me trouve donc en 1993 à participer d’une façon active et consciente à cette discussion du fait de ma formation en école d’art.
15Tout artiste travaille à partir d’un dialogue collectif, d’un savoir-faire et de connaissances partagées. On peut parler de ce partage comme d’une interlocution, telle que Hans-Georg Gadamer l’a pensée dans les années 1960 autour de l’objet qui se trouve au centre de la discussion [2]. Il remet en doute la notion de vérité objective fondée sur l’expérimentation propre à la science moderne. Pour cela, il remonte aux pères de la chrétienté et à une tout autre idée de vérité, pour montrer que la vérité n’est pas l’objet qui est vérifié et mesuré, mais serait plutôt l’objet qui surgit au moment de la discussion même. Dans un certain sens, la vérité est pour Gadamer dans la relativité de la discussion. Cette approche dit quelque chose de précis pour toutes les formes de recherche, mais elle attribue une place centrale au point de vue subjectif et à la possibilité dialectique de la rencontre entre différentes subjectivités. Le dialogue entre artistes et la définition intersubjective des problématiques sont une forme d’interlocution. Celle-ci tient compte des approches singulières, tout en développant un objet commun en continuelle évolution. Il est essentiel de comprendre que l’interlocution procède selon des temporalités complexes. L’œuvre de Fontana est située historiquement et topographiquement. Elle est pourtant active bien au-delà de son propre temps. La notion d’interlocution permet justement de penser cette temporalité dilatée. L’objet de la discussion, et avec lui la singularité des points de vue, peuvent être maintenus et encore développés bien après la disparition des auteurs. C’est la frontalité sans temps de la perception non disciplinaire, ce que Benjamin appelle une constellation, qui rend cette approche possible.
16On a vu jusqu’ici les deux éléments qui me semblent essentiels pour comprendre le fonctionnement de l’enseignement supérieur en art et de la pratique artistique. D’un côté, la perception du temps présent et la pensée par constellation qui en découle ; et de l’autre, la notion d’interlocution qui permet d’éclairer la nature du dialogue que les créateurs mènent entre eux.
17Ces éléments ne sont pourtant pas suffisants pour expliquer l’activité de recherche en art. Pour s’en rendre compte, il suffit de prendre quelques-uns des travaux de recherche des artistes et de les soumettre à une simple question : est-il possible d’expliquer une œuvre à partir du travail de recherche d’un artiste ? Pouvons-nous aujourd’hui analyser les œuvres de Fontana à partir de son manifeste, à partir donc du terrain théorique qui les sous-tend ? Pouvons-nous faire la même chose avec l’Atlas de Gerhard Richter ? La réponse est certainement positive. On ne peut pourtant pas retourner la question et faire l’opération contraire. On ne peut pas regarder l’œuvre de Fontana et déduire les contenus du manifeste. On ne peut pas regarder une peinture de Richter et en déduire la constitution de l’Atlas. Cette relation n’est pas réversible : si la théorie explique l’œuvre, l’œuvre n’est pas en mesure d’expliquer la théorie. Le terrain de la recherche contient quelque chose de différent de ce que l’œuvre de l’artiste élabore.
L’hétérotopie
18Revenons à l’exemple de la relation du jeune artiste à l’œuvre et à la recherche de Fontana. Pour expliquer la nécessité de cette forme de flamme et du changement de l’oxygène en dioxyde de carbone, j’avais abordé le contenu du Manifesto Blanco de 1946 qui voulait mettre fin au problème de la forme en art, pour épouser toutes les formes et les intégrer à un espace total où l’art ne décrit plus le monde mais le fait être par les ondes lumineuses, sonores et par les matériaux. Mon œuvre voulait réinterroger l’hypothèse émise en 1946 d’un « art basé sur l’unité du temps et de l’espace » ; d’où la nécessité d’un espace entièrement dominé par la matière gazeuse et déterminé par l’action des flammes [3]. J’avais récupéré à la cave de l’ancien atelier de Fontana des éditions du Manifesto Blanco : une édition en langue originale et une traduction en italien que Fontana a fait éditer plus tard, vers la fin des années 1950. Ce qui m’a frappé sur cette deuxième édition est qu’elle porte en couverture la date de 1946. Cette décision de Fontana de dater les éditions plus tardives peut nous aider à mieux comprendre la différence entre la pratique artistique, son activité essentielle de production, et le champ spécifique de la recherche de création.
19Il est évident que Fontana se rend compte à Milan vers la fin des années 1950 que le Manifesto Blanco est un objet bien différent dans ce monde en plein boom économique que celui écrit en Argentine pendant la première année de l’après-guerre. C’est ce renversement de la perspective qui m’a fortement intéressé à l’époque et qui nourrit encore aujourd’hui toute mon activité de recherche. J’ai intuitivement compris que l’espace frontal de la constellation benjaminienne n’était pas seulement la rencontre entre l’Autrefois et le Maintenant. Fontana lui-même se regardant dans l’évolution de l’histoire et dans la réalité d’une topographie changeante en venait à pratiquer une coupe – si on veut rester dans les termes de Fontana – dans la frontalité du temps perçu. En adressant à son lecteur actuel la date d’autrefois, Fontana se dédoublait lui-même, comme pris dans deux temporalités différentes. Il s’adressait au public du temps présent, en même temps qu’à un soi-même antérieur, au théoricien d’autrefois, comme si cette datation des traductions du Manifesto Blanco préservait une chose essentielle. Un autre temps et un autre lieu sont en jeu dans l’approche théorique des artistes et Fontana doit maintenir ce dialogue.
20C’est toujours Walter Benjamin qui a pensé et théorisé ce lien complexe au temps, ouvrant la possibilité d’une brèche temporelle et dialectique dans l’expérience esthétique. Dans la grande production de textes qui accompagnent et amplifient son essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin (1991) écrit : « L’histoire de l’art est une histoire de prophéties. Elle ne peut être décrite que du point de vue du présent immédiat, actuel ; car chaque époque possède une possibilité nouvelle, mais non transmissible par héritage, qui lui est propre, d’interpréter les prophéties que l’art des époques antérieures contenait à son adresse. Il n’est pas de tâche plus importante pour l’histoire de l’art que de déchiffrer les prophéties, ce que – dans les grandes œuvres du passé – leur donnait valeur à l’époque de leur rédaction. »
21Les réflexions de Benjamin sur l’histoire de l’art donnent un éclairage essentiel sur l’œuvre d’art et sur la production théorique des artistes. Dans l’exemple de Fontana, c’est la promesse de la perspective d’une « possibilité nouvelle » que le manifeste de 1946 ne peut plus transmettre à la fin des années 1950. Les artistes de 1946 ont adressé aux suivants le projet d’un lieu concret où bâtir leur œuvre.
22Ce lieu concret n’est pas transmissible alors qu’il est essentiel. L’expérience esthétique du temps présent ne peut pas en tenir compte et c’est ici que pour Benjamin s’ouvre un espace dialectique de l’immobilité [4]. C’est le jeune artiste à qui l’espace concret construit par le manifeste était destiné qui se met à l’œuvre comme un archéologue. Seulement, il ne procède pas en creusant la surface jusqu’à l’objet recherché, mais au contraire, il commence sa fouille par ce qui est enfoui. L’artiste chercheur fait se rencontrer l’Autrefois et le Maintenant en ouvrant une brèche dans le temps présent. C’est sur cette possibilité de court-circuit temporel que s’inscrit la recherche de création. Un travail de construction de ponts entre ce que l’espace concret d’Autrefois adressait au lieu que le Maintenant adresse au futur.
23Le terme d’hétérotopie que Michel Foucault (1994) développe dans sa conférence de 1967 « Des espaces autres » définit bien cette réalité instable sur laquelle travaille la recherche de création. Il dit à propos de ces lieux particuliers de la projection utopique : « Il y a dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » Les hétérotopies sont ces lieux concrets qui s’adressent au futur tout en étant ancrés dans le présent, comme dit justement Foucault dans cette même conférence, il existe une hétérochronie au sein d’une hétérotopie. C’est cette rupture avec le temps linéaire qui me semble le mieux décrire l’activité de recherche en art.
24Tout travail de théorie, qu’il passe par l’écrit ou par la mise en forme d’autres langages, est la façon « d’interpréter les prophéties que l’art des époques antérieures contenait à son adresse ». Qu’on prenne comme exemple le traité de le peinture de Léonard, lequel replace l’activité de peindre dans la perspective des Antiques, ou qu’on lise les textes de Newman sur les conditions nouvelles de la production artistique au vue du non-héritage de la pensée surréaliste dans l’après-guerre, ou qu’on prenne l’Atlas de Gerhard Richter et sa remise en perspective de la peinture pop dans son rapport à l’héritage de la culture national-socialiste et de la catastrophe allemande, tout cela ouvre une faille temporelle, une dialectique de l’immobile, qui met à l’œuvre le lieu de l’hétérotopie.
25Si l’approche que je propose pour la recherche en art met en exergue le modèle temporel sur lequel elle s’inscrit et si les exemples les plus faciles à apporter sont de nature historique, cela ne signifie en aucun cas que la recherche en art se limite à cela. Ces domaines sont la condition de la recherche en art et non leur contenu. Cette forme de pensée théorique peut se pratiquer par la forme d’Atlas, comme par l’écrit de Jeff Wall, ou par le cabaret Dada. Il n’y a pas un contenu prédéterminé comme dans tout domaine de recherche.
La recherche de création en France
26Si on doit tirer les conséquences de l’approche ici proposée pour réfléchir aux méthodes et aux lieux de travail de la recherche en art aujourd’hui en France, la discussion autour des catégories de la recherche de pratique ou recherche fondamentale ne vise pas la question essentielle. La recherche de création ne peut pas se pratiquer en dehors de son milieu professionnel. Comme j’ai essayé de démontrer ici, la pratique de l’art et la recherche en art sont strictement liées. Ce n’est donc pas un hasard si les deux se sont développées, à l’exception de très courtes périodes, en dehors du contexte académique.
27Dans la situation française actuelle, on assiste à un développement qui est assez rare dans l’histoire de l’art moderne et qui est lié à la spécificité de ce milieu culturel. Les écoles et le milieu professionnel forment aujourd’hui un terrain presque unique. Dans ces conditions, la recherche en art pourrait trouver au sein des écoles un véritable lieu pour se développer, à condition qu’elle soit pratiquée par des auteurs. La demande ne peut donc en aucun cas être institutionnelle et la méthode prédéfinie.
28La confusion entre une approche disciplinaire pratiquée dans beaucoup de domaines du savoir, et la pratique de l’expérience esthétique a été souvent dans d’autres pays à l’origine de l’extinction d’une véritable recherche en art académique, désormais détachée des réels enjeux de la production artistique.
29La transversalité et la rencontre avec d’autres domaines du savoir a toujours été une pratique de l’art. Dans beaucoup d’écoles d’art, ces rencontres sont aujourd’hui à l’ordre du jour. Ma propre unité de recherche, « Art contemporain et temps de l’histoire », est composée depuis maintenant dix ans de théoricien-historiens de l’art et d’artistes. Hébergée par deux institutions, l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon et le Centre d’histoire et de théorie de l’art à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris dirigé par Giovanni Careri, l’unité vise à sauvegarder la spécificité des différentes approches tout en pratiquant une riche transversalité souvent difficile à équilibrer [5]. Les soutenances des artistes dans les écoles d’art avec un diplôme supérieur de recherche en art [6] (DSRA) se fondent sur les approches ici explicitées.
30La question n’est donc pas de retrancher la recherche en art dans des lieux spécifiques, mais de garantir son exercice à partir de son champ esthétique. La discussion en cours à l’Assemblée nationale sur la loi Création et la mise en place d’un Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche spécifique aux enseignements de création sous la tutelle du ministère de la Culture me semblent une des garanties pour désigner dans l’avenir les pairs, auteurs et garants d’une recherche de création.
Références bibliographiques
- Benjamin, W., « Paralipomènes et variantes de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936) », in Benjamin, W., Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 180.
- Benjamin, W., Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages [1927-40], Paris, éditions du Cerf, 1993.
- Foucault, M., « Des espaces autres » (conférence donnée en 1967), in Foucault, M., Dits et écrits, t. IV (conférence publiée en 1984), texte 360, Paris, Gallimard, 1994, p. 752-762.
- Gadamer, H.-G., Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996.
- Goethe, J. W. (von), Le Traité des couleurs, Paris, éditions Triades, 1986 (3e éd. revue).
- Schiller, F., Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992.
Mots-clés éditeurs : perception, interlocution, diplôme supérieur de recherche en art, art contemporain, écoles supérieures d’art, dialectique de l’immobile, temps présent, théorie de l’art, constellation, hétérotopie, recherche en art, esthétique, recherche de création
Date de mise en ligne : 30/10/2015
https://doi.org/10.3917/herm.072.0053Notes
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Cette approche de l’expérience esthétique, qui fait de l’individu le lieu d’une élaboration complexe, un centre nerveux qui perçoit tout en développant les outils d’analyse, trouve ses origines chez les tout premiers penseurs de la mouvance romantique du Sturm und Drang allemand. La théorie des couleurs de Goethe (1986) est une vaste recherche empirique, le premier développement conséquent d’une pensée qui accorde une place prépondérante à la perception subjective. C’est en revanche Friedrich Schiller (1992) qui fonde théoriquement cette approche à travers son élaboration de la philosophie kantienne. Schiller remet en question l’approche esthétique comme appartenant au champ de la pure subjectivité, pour l’étudier comme une des fonctions vitales capables, d’après lui, d’exercer une influence sur notre capacité de jugement. Schiller parvient à faire de l’esthétique un vecteur de transformation du sujet qui œuvre à la base même de la perception du réel, délivrée ainsi du dualisme entre la Raison, au sens des Lumières (die Vernunft der Aufklärung), et l’arbitraire des sens (die Willkür der Sinne). L’esthétique s’ouvre ainsi à la possibilité de produire de nouveaux schèmes de compréhension du monde.
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Hans-Georg Gadamer (1996) donne dans son livre Wahrheit und Methode (originellement paru en 1960) une lecture systématique de l’herméneutique en opposant à l’attitude scientiste et épistémologique une revendication de l’ordre de la vérité dans d’autres expériences clés de l’existence, comme celle de l’esthétique, de l’historiographie, celle du dialogue interpersonnel.
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Le Manifesto blanco annonce : « Nous continuons l’évolution de l’art. » Il retrace l’histoire de l’art, qui explique l’avènement d’un « art basé sur l’unité du temps et de l’espace » et annonce la dissolution de la forme dans la couleur et le son en mouvement. Il a été édité par un groupe d’artistes autour de Fontana qui s’était établi en Argentine pendant les années de guerre. Fontana se chargera de rééditer ce manifeste à Milan. Traduit en italien et anglais, il sera largement diffusé par ses soins. La version non datée, récupérée dans les caves de l’ancien atelier de Fontana par l’auteur, comporte deux groupes de signatures en quatrième de couverture : Bernardo Arias, Horacio Cazeneuve, Marcos Fridman, et plus loin Pablo Arias, Rodolfo Burgos, Enrique Benito, César Bernal, Luis Coll, Alfredo Hansen et Jorge Racamonte suivis des mots Color – Sonido – Movimento, en langue originale sur toutes les versions traduites.
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Benjamin (1993) continue l’explication sur la relation du Maintenant à l’Autrefois comme suit : « En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. »
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L’unité de recherche « Art contemporain et temps de l’histoire » est dirigée par Bernhard Rüdiger et Giovanni Careri. Les artistes chercheurs inscrits en troisième cycle à l’ENSBA Lyon sont Yann Annicchiarico, Simon Bergala, Rosa Joly, Thomas Léon, Émilie Parendeau ; artistes chercheurs associés : Julien Audebert et Benjamin Seror. Les doctorants chercheurs inscrits au CEHTA-EHESS de Paris sont Luca Acquarelli, Bénédicte Duvernay, Jenny Lauro-Mariani, Philippe Rousseau, Annabela Tournon ; chercheurs associés : Angela Mengoni et Morad Montazami.
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Diplôme d’école validé par le ministère de la Culture et de la Communication. Il correspond au D de LMD, mais c’est un diplôme de troisième cycle qui ne s’appelle pas pour autant « doctorat », car comme le diplôme national d’arts plastiques et le diplôme national supérieur d’expression plastique, c’est un diplôme supérieur d’art structuré à partir des spécificités du champ de l’art.