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Article de revue

Médiation et signification de l’engagement

Pages 130 à 136

Notes

  • [1]
    Ce texte est rédigé au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui a fait douze morts.
  • [2]
    À cet égard, une fois de plus, nous rencontrons l’image de Charlie Hebdo, victime d’un attentat au nom même de la dénégation du fait symbolique de l’identité politique.

1Si la communication politique s’est longtemps confondue avec la propagande, sans doute est-il important de revenir sur cette réduction et penser la communication comme la dimension symbolique du politique et l’élaboration des langages et des codes rendant possibles les relations entre les acteurs politiques, l’existence de l’espace public et l’expression des identités [1]. Fondamentalement, la communication, c’est l’ensemble des pratiques sociales qui donnent corps à la relation à l’autre et à l’appartenance sociale : c’est par la communication et les pratiques symboliques de la représentation que prend corps la médiation politique, dialectique instituante de la dimension singulière de l’identité et de sa dimension collective. C’est pourquoi il est nécessaire de penser la communication au cœur des logiques de la raison politique.

2Mais s’il est essentiel de penser la communication dans ses relations avec ce que l’on appelle l’engagement, c’est que c’est la relation à l’autre qui le fonde. Il s’agit, d’abord, de la relation à l’autre singulier : dans la relation spéculaire à l’autre, dans l’identification symbolique du sujet à celui à qui il parle, l’engagement consiste dans le choix des identités avec qui on met en œuvre l’échange, que ce choix soit conscient, dans la délibération et dans la décision, ou qu’il soit inconscient, dans la mise en œuvre de ce que l’on peut appeler l’impératif de l’inconscient dans les pratiques sociales.

3L’engagement représente, finalement, la dimension politique du désir, expression symbolique du réel de l’identité du sujet. Pour pleinement penser la médiation politique, il importe de réfléchir à la signification proprement politique de la relation entre la dimension collective de l’appartenance et de la sociabilité et la dimension singulière de la subjectivité, qui fonde le désir. En d’autres termes, sans la mise en œuvre du désir, réel du sujet, il n’y a pas de mise en œuvre possible du politique. C’est que l’engagement n’a de consistance que quand le sujet devient, par lui, une instance singulière de l’espace politique. Nous ne nous inscrivons pleinement dans l’espace public que quand nous y exprimons l’emprise réelle de notre désir et quand nous prenons conscience de l’emprise réelle du politique sur la dimension sociale de notre identité.

4L’engagement représente ainsi ce que l’on peut appeler la parole politique pleine : c’est que la parole pleine, si l’on se réfère à ce qu’en dit Lacan, est une forme de nouure entre le désir et le savoir, entre le réel du sujet et son ancrage dans le réel de la société. Nous retrouvons ici, en quelque sorte, la signification fondamentale de la citoyenneté. Être un citoyen, un civis, pour reprendre le terme latin qui constitue son étymologie, c’est être à la fois un sujet pour l’autre à qui l’on s’identifie symboliquement (civis signifie à la fois le citoyen et le concitoyen) et un acteur de la civitas, un acteur de la société civile, porteur, dans ces conditions, de l’engagement qui donne sa consistance à son appartenance et à la dimension politique de la sociabilité.

5Au cœur de l’ancrage du sujet dans l’espace public, au cœur de ce que l’on peut appeler sa façon de l’habiter, le débat public donne sa réalité à ce que l’on appelle l’agora, le forum, la place publique dans laquelle les habitants de la cité deviennent pleinement des citoyens en y exprimant leur engagement dans leur confrontation aux autres. Ce qui fonde le débat public et lui donne sa consistance est l’expression des identités dont sont porteurs les acteurs politiques. C’est ici qu’il convient de donner une signification à la différence entre les identités singulières et les identités politiques. Tandis que l’identité singulière se fonde sur l’identification symbolique à l’autre (c’est en m’identifiant symboliquement à lui que je peux lui parler, en lui disant ce qu’il faudrait qu’il me dise pour que je comprenne ce que je souhaite qu’il comprenne), c’est sur la confrontation entre les identités différentes que se fondent les identités collectives et la dimension politique de l’identité (je suis de gauche parce que je m’oppose à ceux qui sont de droite, et c’est de cette façon que Marx fait de la lutte des classes ce qui fonde la signification de l’histoire politique).

6Mais, dans ces conditions, il convient de distinguer deux logiques de la confrontation entre les identités politiques. La première est la confrontation réelle, qui se manifeste dans la lutte ou dans la violence. La guerre entre les pays, la guerre civile ou la conflictualité sociale dans un même pays sont les formes de cette violence qui se voient reconnaître une forme de légitimité dans l’histoire parce que les logiques qui les fondent sont reconnues comme des logiques porteuses de significations pleinement politiques. L’autre est la substitution de la violence à l’échange symbolique qui se manifeste dans les actes terroristes. Tuer l’autre dans sa singularité, comme l’ont fait les auteurs de l’attentat du 11 septembre 2001 à New York ou ceux de l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier dernier, c’est dénier son appartenance et son identité politique dans une forme d’ignorance ou de dénégation de la signification politique de la médiation. En revanche, c’est dans l’échange symbolique avec l’autre que l’identité politique s’exprime sus la forme légitime de l’engagement dans l’espace public.

7C’est ici que la communication politique joue pleinement son rôle, car c’est dans les pratiques de la communication que les acteurs expriment les engagements qu’ils mettent en œuvre et les représentent dans leur culture et dans leur langage, articulant ainsi, dans le même temps du politique, les trois dimensions de leur identité : la dimension réelle de la relation aux pouvoirs, la dimension imaginaire du projet et la dimension symbolique de la représentation. En effet, sans doute convient-il d’élaborer ce que l’on peut appeler une dimension politique de la tripartition proposée par Lacan entre les trois instances de l’identité, son instance réelle, son instance symbolique et son instance imaginaire, continuellement articulées l’une à l’autre dans une dialectique permanente. Le réel du politique, c’est la relation au pouvoir – qu’il s’agisse de l’exercer ou de lui être soumis. C’est le pouvoir qui exerce le réel du politique, car c’est le manque du pouvoir qui fonde la référence du discours politique et des pratiques symboliques du politique, soit qu’on soit victime de ce manque soit qu’on en profite. C’est ainsi que l’exercice des pouvoirs s’inscrit dans des pratiques qui peuvent être de l’ordre réel de la répression, comme cela a pu être le cas dans l’espace politique syrien, ou de celui de l’aménagement de l’espace, comme cela peut être le cas des pouvoirs métropolitains dans les villes. L’imaginaire du politique, c’est l’utopie, c’est cet ensemble de représentations de la société politique idéale, à laquelle on adhère, comme le but ultime qui donne sa signification au projet dont on est porteur, ou que l’on combat, dans les expressions et les manifestations du débat. De nos jours, on peut trouver des traces des formes religieuses de l’imaginaire politique dans la présence et la visibilité des religions, voire des fanatismes. Enfin, le symbolique, c’est l’ensemble des représentations qui donnent sa signification au politique, qu’il s’agisse de ses représentations discursives, de ses représentations iconiques ou sonores, ou de l’ensemble des expressions langagières par lesquelles le sujet exprime le politique, ce qui est la condition nécessaire pour qu’il puisse se voir reconnaître une signification interprétable, fondement de l’adhésion ou du rejet, c’est-à-dire de l’engagement du sujet comme acteur dans l’espace public. Dans la multiplicité contemporaine de leurs formes, les médias mettent en œuvre cette dimension symbolique des pouvoirs, à la fois dans la représentation et dans la visibilité et dans la critique.

Engagement et expression des identités politiques

8L’engagement, qui matérialise l’existence des acteurs politiques et lui donne sa dimension réelle dans l’espace public, se fonde sur l’expression et l’énonciation du discours. Cette expression s’inscrit dans trois instances qui s’articulent l’une à l’autre, qu’il convient d’analyser dans l’articulation du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

9La performativité articule l’énonciation au réel de la confrontation. Ce que les sciences anglo-saxonnes du langage, en particulier depuis Austin, appellent le performatif, c’est l’usage de la parole qui se confond avec la mise en œuvre du réel. Quand je dis « oui » à un maire qui me demande si je veux épouser la personne qui est à côté de moi, je m’engage en énonçant le terme. C’est en parlant que j’agis. Ainsi, le performatif manifeste pleinement la dimension proprement réelle de l’engagement en mettant en œuvre sous la forme du langage et de la communication la présence réelle du sujet dans l’espace public : c’est par la dynamique performative de la parole que le sujet devient un acteur du politique. Le performatif politique peut prendre plusieurs formes : il peut s’agir de la parole énoncée collectivement au cours d’une manifestation, de l’énonciation d’un décret auquel le pouvoir dont est porteur l’énonciateur donne la force d’une contrainte, ou de l’énonciation d’une loi qui va donner à l’engagement le poids d’une institution. Il peut, enfin, s’agir de l’ensemble des pratiques de la décision, par laquelle le sujet acquiert la dimension d’un acteur en pesant sur le réel.

10Le manifeste articule l’énonciation à l’imaginaire de la prévision et du projet. Il n’est pas un performatif, car il n’a pas à lui seul le pouvoir d’agir sur le monde, mais il exprime l’ensemble des projets, des souhaits, des vœux dont le sujet est porteur pour le monde qu’il habite, et qui manifeste ainsi l’imaginaire politique dont il est porteur. C’est le sens de la logique du programme ou du projet, en particulier dans les situations de confrontation électorale, mais aussi de la logique de la prévision qui vient donner corps à ce que l’on attend de l’avenir du monde. Le manifeste peut aussi exprimer la dimension négative du rejet ou de la crainte. L’imaginaire politique négatif est le rejet de la parole de l’autre à laquelle on n’adhère pas. Cet imaginaire de dénégation se manifeste en particulier dans les situations de conflit social opposant les projets d’acteurs différents et antagonistes.

11Enfin, l’énonciation articule le réel et l’imaginaire à la pratique du discours et de la relation à l’autre. Si les identités politiques se reconnaissent dans le récit – qu’il s’agisse du récit de presse ou de la forme sublimée de l’épopée ou du mythe –, c’est que la narrativité repose sur l’identification symbolique du lecteur ou de l’auditeur au héros ou au personnage du récit qui s’inscrit dans la distance du passé. Mais la mémoire constitue une autre forme d’expression de l’identité politique. L’énonciation figure la dimension symbolique de l’engagement en mettant le sujet dans la situation de l’expression de son identité au cœur de l’espace public. Si Habermas fait de l’espace public le lieu constitutif du politique, c’est qu’il s’agit du champ dans lequel – que ce soit sous la forme des médias, des discours politiques ou de toutes les formes de la représentation – les engagements des sujets devenant ainsi des acteurs prennent la consistance symbolique qui fait figurer dans la communication politique les acteurs qui les énoncent et qui engage les autres à prendre parti par rapport à eux au cours du débat public, qu’il s’agisse de les approuver ou d’adhérer à eux ou qu’il s’agisse de les rejeter ou les combattre dans les usages polémiques de la confrontation entre les identités politiques et entre les appartenances.

La médiation politique

12Le concept de médiation peut se définir à la fois comme l’articulation symbolique des identités politiques et comme la dialectique entre la dimension singulière du politique et sa dimension collective. C’est dans la médiation que l’engagement se manifeste, à la fois dans les formes esthétiques du discours et de la représentation, dans les formes performatives de la confrontation et du débat et dans les formes rhétoriques de la persuasion et de la recherche de l’adhésion. La logique de l’engagement vient ainsi nous rappeler que, dans la problématique de la médiation, ce que l’on appelle les sciences politiques ne sauraient avoir de consistance sans reconnaître le rôle que le sujet singulier joue dans l’espace public et que la psychanalyse, parce qu’elle rend raison de l’institution du sujet comme sujet de l’espace social, est, fondamentalement, une science politique.

13La médiation politique est le mode de rationalité qui permet de penser l’engagement au cœur des logiques sociales de l’institution et du politique. Cette rationalité se pense en trois points.

14D’abord, il s’agit de la dialectique du singulier et du collectif. Le politique ne peut pleinement avoir de consistance que dans la mesure où l’engagement des acteurs, qui est son expression singulière, le met en œuvre au cours de pratiques sociales et dans le champ de l’activité des institutions. Médiations symboliques de l’appartenance sociale, les institutions inscrivent le politique dans l’articulation du temps long de l’histoire et du temps court de la vie des sujets singuliers et dans l’articulation des pratiques sociales et des représentations dont elles font l’objet dans le langage et la communication. Une fois encore, la violence et le terrorisme sont la dénégation de la médiation politique et de l’engagement, car ils réduisent à néant, dans la mort et la souffrance, la dimension singulière de l’identité politique et la dimension collective de la loi et de la régulation des rapports sociaux. Dans l’espace public contemporain, la dialectique du singulier et du collectif s’inscrit, en particulier, dans l’importance que revêt la visibilité des pulsions, des désirs et des sentiments dans les discours politiques et dans le discours des médias – par exemple dans le cas de la publicité.

15L’autre approche de la médiation qui pense la raison politique est la dimension sémiotique de l’engagement. L’interprétation qui éclaire la signification, l’énonciation qui met en œuvre le langage et l’échange symbolique qui institue la relation à l’autre construisent la sémiotique de l’engagement en l’articulant, de cette façon, au réel de l’espace politique. C’est finalement, en lui reconnaissant une signification que les sujets singuliers de la sociabilité donnent toute sa consistance à l’engagement et au fait politique. On peut lire une forme de dénégation de cette dimension symbolique de l’engagement dans le recours à la violence au cœur de l’espace public contemporain – en particulier sous la forme des guerres qui montrent la limite de ce que l’on peut appeler cette sémiotique de l’engagement.

16Enfin, la médiation politique est ce qui permet de penser pleinement les langages du politique. La médiation construit le politique en en articulant les pratiques aux langages qui les représentent dans la communication. Mais, dans le même temps, ce sont les langages qui permettent de penser le politique dans sa relation au récit des événements qui construit l’identité des acteurs, à l’imaginaire des projets qui construit la dynamique de l’engagement en le situant par rapport à un horizon et à la performativité des pratiques sociales qui donnent du sens à l’ancrage de l’engagement dans l’espace politique. C’est ainsi, en particulier, qu’aujourd’hui, la médiation politique s’inscrit dans des langages renouvelés comme ceux d’Internet ou du numérique, qui engagent une logique nouvelle des pratiques singulières de l’adhésion liées aux formes numériques de l’édition, de la diffusion et de la lecture.

Le discours de la loi et les formes du débat public

17Sans doute la loi constitue-t-elle une des formes les plus anciennes et les plus répandues de la communication politique. C’est par la loi que la société civile devient une société politique en se donnant les instruments performatifs de l’expression des normes de l’appartenance sociale et de la citoyenneté et de l’expression des contraintes et des impératifs qui fondent les identités politiques sur la mise en œuvre de pratiques sociales considérées comme significatives de la culture d’appartenance. L’impératif exprime l’idéal politique en se situant dans le présent, temps qui échappe à la distanciation symbolique du passé. La loi fonde l’institution en exprimant les normes sur lesquelles reposent la vie sociale et le partage de l’espace public. La loi est, en ce sens, le premier discours politique car elle assigne au sujet la place qui est la sienne dans l’espace politique et qui le fait reconnaître des autres. Mais la loi est aussi une forme de témoignage, car elle rend compte, pour l’histoire, des formes légitimes des pratiques sociales, et, dans le même temps, des pratiques que la société refuse de reconnaître en les soumettant à des sanctions et à des formes de répression qui concourent à la régulation de l’espace social.

18Par ailleurs, il ne saurait y avoir de communication ni d’engagement hors de l’espace du débat public. C’est dans le débat que le politique acquiert sa pleine consistance en suscitant l’engagement singulier des acteurs. Le débat prend, dans ces conditions, quatre formes qui s’articulent l’une à l’autre. La première de ces formes est l’expression de l’identité des acteurs dans la confrontation aux autres et dans l’élaboration du discours donnant à cette identité la consistance politique d’un choix et d’un engagement. La seconde forme du débat est la recherche de l’adhésion de l’autre dans l’énonciation de dynamiques performatives au cours des pratiques de la communication politique. Par ailleurs, le débat prend la forme de l’exclusion des acteurs antagonistes du discours dans l’expression d’un rejet de ce qui est considéré comme illégitime, dans la mise en œuvre d’une forme politique de forclusion de ce que la société considère comme des expressions de l’alientité. Enfin, la sublimation du projet politique donne au débat ce que l’on peut appeler un ancrage esthétique dans les représentations et dans l’articulation à l’idéal politique dont sont porteurs les acteurs. La multiplicité des formes du débat public donne à l’engagement la dimension proprement démocratique de l’inscription dans les logiques du démos de l’identité politique partagée.

La sublimation politique

19La sublimation peut se définir comme l’expression de l’idéal auquel se réfère l’identité dont sont porteurs les acteurs. En ce sens, il s’agit d’une forme politique de l’expression de ce que Freud appelle l’Idéal du moi (Ich-ideal). La sublimation politique consiste à exprimer ce qui va aux limites du politique (limen désigne le seuil) en mettant en œuvre une expression des idéaux dont on sait qu’ils ne sont pas atteignables dans le réel des pratiques sociales, mais qui constituent une forme d’horizon indépassable du politique.

20Il peut s’agir de la sublimation singulière du désir ou de la dimension collective du projet politique, qui se fonde sur la logique de l’appartenance et de l’adhésion. Dans sa dimension politique, la sublimation se fonde sur l’expression à la fois esthétique et performative des formes du discours, de l’image et des sons qui peuplent l’espace public. Le portrait constitue, en particulier, une forme majeure de la sublimation esthétique de l’identité politique. Mais il s’agit aussi des formes de l’architecture et de la monumentalité.

21La communication politique connaît, d’autre part, une forme inversée de champ de l’espace public : celui dans lequel les identités politiques font l’objet d’une critique distanciée ou d’une dénonciation. Cette dénonciation peut prendre trois formes dans l’espace de la communication. Il s’agit, d’abord, de sa forme la plus évidente : celle de la caricature et de la dénonciation humoristique. L’humour est la forme la plus classique de distanciation du politique, car il ne suscite l’adhésion que sous la forme du rire [2]. La seconde forme de dénonciation politique est le discours de la critique. La critique politique constitue ce que l’on peut appeler la dimension rationnelle de la distanciation : il s’agit de la distance que le sujet peut prendre par rapport aux pratiques politiques en faisant exprimer à l’engagement la conscience de leurs limites. La dénonciation revêt une troisième forme, qui est celle de l’invective, dont on peut trouver un exemple dans le J’accuse de Zola. L’invective donne sa pleine consistance au débat public en exprimant l’identité de l’autre, de celui à qui l’on s’adresse, et en donnant une violence performative à l’espace public.

Les non-dits dans l’engagement politique

22Comme tout système symbolique d’expression et de représentation, l’engagement politique connaît des limites. Il existe des non-dits, des formes d’engagement qui ne peuvent s’exprimer dans la parole ou la communication et qui relèvent, de cette façon, de ce que l’on peut appeler un champ incommunicable du politique. On peut situer ces non-dits dans trois lieux. Il s’agit, d’abord, de ce que les acteurs cherchent à dissimuler dans leur identité aux yeux de l’autre, de ce qu’ils cherchent à faire échapper à l’œil de l’autre ou à son attention. Le non-dit du politique consiste, ensuite, dans ce que l’acteur politique rejette, dans ce à quoi il refuse d’adhérer et, donc, dans ce qui échappe aux logiques de son engagement. Un dernier champ du non-dit dans l’engagement se trouve représenté par l’irrationnel politique – à la fois dans ce qui n’est pas intelligible et dans ce qui ne s’inscrit pas dans les formes prévisibles de la raison politique.

23C’est la violence qui constitue la limite de la dimension symbolique de l’identité politique, car elle se fonde sur l’impossibilité du discours et de la représentation. On peut distinguer quatre logiques de violence : celle de la force s’inscrit, en particulier, dans la guerre et dans l’attentat ; celle de la censure s’inscrit dans les formes singulières du refoulement et dans les formes collectives de l’interdit ; celle que l’on peut appeler la sublimation contrainte, revêt les formes de l’engagement religieux et de la croyance ; enfin, la violence économique donne au refoulement de la dimension symbolique de l’engagement les formes de la contrainte économique, de la privation ou, aujourd’hui, du chômage et de la perte d’identité professionnelle.

24Mais ce que l’on peut appeler l’espace des non-dits du politique connaît aujourd’hui quatre formes nouvelles. La première est l’exclusion, qui connaît des logiques nouvelles liées à la multiplication des nouvelles technologies qui imposent des formes nouvelles d’exclusion de publics qui ne disposent pas des moyens d’accès ou des cultures nécessaires. La seconde forme de censure est la censure économique, qui tient aux coûts de plus en plus élevés de l’édition et de la diffusion. La censure connaît une troisième forme liée à la multiplication des intégrismes religieux. Enfin, une dernière forme de censure de l’espace public peut être liée à la multiplication des formes de la surveillance, déjà dénoncées par Foucault, mais sans doute accrues de nos jours, ce qui peut aussi contribuer à expliquer les actes de violence comme ceux qui ont été commis contre Charlie Hebdo ou les formes de censure mises en œuvre dans des pays comme l’Afghanistan.

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Mots-clés éditeurs : identité, engagement, débat, sublimation

Date de mise en ligne : 04/06/2015

https://doi.org/10.3917/herm.071.0130

Notes

  • [1]
    Ce texte est rédigé au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui a fait douze morts.
  • [2]
    À cet égard, une fois de plus, nous rencontrons l’image de Charlie Hebdo, victime d’un attentat au nom même de la dénégation du fait symbolique de l’identité politique.

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