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Article de revue

Le cinéma au xxe siècle : une approche communicationnelle

Pages 166 à 170

1Observer l’histoire de la communication au xxe siècle à partir du cinéma et penser le concept de communication au-delà d’une intervention unidirectionnelle et manipulatrice, en considérant la qualité de médias de masse et la constitution technique de l’appareil pour chaque processus de communication, revient à poser un concept de communication justement opposé au sens initial de conversation bidirectionnelle, individuelle. Le cinéma met à disposition des offres de sens, qui sont perçues et suivies d’une réponse, sans que celle-ci ne soit une expression langagière directe. Le concept de communication à définir doit comprendre bien plus que la simple transmission de contenus par le biais d’un certain moyen, il doit penser la vie des déclarations intentionnelles et non intentionnelles, la vie qu’elles s’entêtent à mener dans des canaux non contrôlables, et il doit finalement voir le niveau individuel de la réception de masse comme niveau corrélatif, posant ainsi une idée régulatrice. Le cinéma est soumis à plusieurs tensions : d’un côté, certaines œuvres d’art cinématographique sont analysées d’un point de vue esthétique ; d’un autre côté règne l’acception générale qu’il s’agit d’un média de masse exerçant des effets sur la société dans son ensemble. L’art cinématographique, l’histoire de la technique et les investissements exorbitants nécessaires à ce média à haute valeur coopérative sont autant d’autres tensions auxquelles le cinéma est soumis.

Le cinéma en tant que média de masse

2Le cinéma, plus encore que la radio, s’affirme dans la première partie du xxe siècle comme média principal de la société : il est le média de masse par excellence, ceci avant même l’introduction de ce concept dans les années 1930. En effet, il est le premier média qui, contrairement à l’art du théâtre localement restreint, montre une marchandise techniquement reproductible à l’infini et rassemble les foules à plusieurs endroits, dans plusieurs villes à un moment donné afin de partager le plaisir des images et de la communication. Ce public du cinéma qui – au moins jusqu’à l’introduction du film parlant (et même bien après selon certaines sources ; cf. Flichy, 1997) – riait, pleurait, criait, commentait collectivement à haute voix les actions du grand écran, peut être vu comme une communauté, comprise sous le terme de corps de communauté du peuple (Hörisch, 2004).

Le cinéma : un acte de communication

3Le terme de communication, généralement lié à la transmission technique d’informations d’un point de vue lexical, est conçu dans la rhétorique (antique), ensuite le lien avec la religion est mis en exergue (Mattelart, 1999) et, enfin, est compris comme un concept regroupant les domaines de la science, des arts et des métiers (Diderot, 1751-1772). D’après un principe issu de l’histoire des idées, la communication recoupe l’idée du partage, de la communauté, de la contiguïté, de la continuité, de l’incarnation et de l’exhibition (Mattelart, 1999), soit autant de termes parfaitement adaptés au cinéma. De plus, le cinéma est, comme la communication, un complexe global économique, social et mental aux portées régionale, nationale et internationale.

De l’enregistrement de la réalité à l’expérience corporelle

4Au début du cinéma, la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey s’inscrit dans la lignée de l’individu calculable, du savoir sur le corps sous le règne du fordisme, allant avec la culture de masse et l’industrialisation de la société. Les multiples dispositifs d’enregistrement des mouvements n’ont pas seulement été bénéfiques à la médecine et à la physiologie. La possibilité de rassembler des données, de produire des représentations graphiques et de les exploiter profita grandement à tous les domaines de la vie et du travail, comme en témoigne Étienne-Jules Marey (1885) dans La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine. Bien que l’histoire du cinéma soit également une histoire de l’enregistrement et de l’inscription, elle ne se définit plus par l’exactitude et par la mesurabilité mathématique. L’enregistrement marque le début de l’histoire de la communication moderne, il ne produit pas un savoir abstrait, mais un savoir concret, voire vif. L’histoire du cinéma nous mène du contrôlable au vif puis à l’incontrôlable, de l’individu mesuré à la foule, de la science au divertissement, de l’observation du proche à la mise en scène du lointain. Deux principes s’y opposent : le chronophotographe opérant sur la base de l’analyse (des plaques photographiques isolées de taille moyenne) face au cinématographe s’appuyant sur la synthèse des prises de vue montées. Une évolution prend vie : de la science aux mains des experts à la vulgarisation et finalement jusqu’au divertissement. Le caractère d’interface de la communication entre science, arts et métiers présentée par Denis Diderot dans son article sur la communication devient à présent une évidence. Prise comme acte de communication, la cinématographie vit aussi de deux pôles : le désassemblage et l’assemblage. Ils se retrouvent chez Mattelart sous la polysémie qu’il attribue au concept de communication, qui, pour lui, est à la fois contiguïté (désassemblage, cadre unique) et continuité (assemblage, déroulement continu des images) (cf. Mattelart, 1997). L’idée du don de vie et de l’incarnation – deux composantes essentielles de la communication en histoire des idées – s’adapte aussi aux deux formes, le chronophotographe comme le cinématographe – tout comme la troisième idée de l’exhibition qui constitue la pièce manquante essentielle au don de vie et à l’incarnation. Pour poursuivre la réflexion de Mattelart, le cinéma est union en chiasme ; c’est l’idée du mécanique prenant vie, du retour de la vie par le biais de la machine elle-même, qui, par analogie à l’œil humain, met en avant les sens et l’expérience corporelle, soulignant la civilisation de la machine.

Le cinéma comme histoire sociale du cinéma et comme phénomène social

5Dans l’histoire sociale du cinéma (voir notamment, Flichy, 1997), du début dans les foires (jusqu’en 1908) à la construction de cinémas jusqu’à l’introduction et la propagation de la télévision à partir des années 1950 et la mutation du public des salles obscures dans les décennies suivantes, la dimension sociologique de l’espace public et de la vie privée peut être discutée.

6Les théoriciens des médias se rapportent ainsi à la formule de McLuhan abordant la tendance à l’individualisation ou les formes de communautarisation (cf. le concept de médias chauds et froids ; McLuhan, 1964). En tant que plaisir familial réservé aux classes sociales basses ou moyennes, le cinéma était expérience collective et s’est développé en spectacle de masse dans les années 1920. Tout d’abord, il occupa la vue, puis il fournit, avec l’arrivée du film parlant en 1928, à la vue et à l’ouïe une myriade de détails, ce qui lui a valu à maintes reprises d’être considéré comme une submersion des sens, un médium privilégiant les sens sur le sens – à l’opposé du logocentrisme lié à l’écriture ou au moins au mot. La forme du médium avale le contenu de la communication. Le cinéma, délivré d’une approche sémantique le considérant comme super machine de signes, fut soumis pendant longtemps dans sa perception et sa théorisation à la thèse de la généalogie des médias, désignant le cinéma comme héritier de l’ancien médium du théâtre. Il l’imite, il se saisit de ses formes jusqu’à trouver la sienne. L’histoire de la communication est ici écrite comme une histoire des arts au-delà de la partie production placée sous l’égide de l’esthétique. En effet, une tentative de raconter l’histoire exhaustive de la communication passe nécessairement par une réflexion sur la partie réception, qui au cinéma est une réception massive, corporelle, virale. À l’inverse de la radio, qui s’adresse certes à un public de masse, mais peut aussi être captée en famille puis individuellement, le cinéma n’est en aucun cas discours individuel : il constitue une communauté, même si elle peut être restreinte.

7Dès ses débuts, le cinéma fut donc histoire sociale (au-delà de l’histoire sociale spécifique au cinéma) et finalement davantage phénomène social que contenu herméneutique. Plus le média est technique en soi, plus il est appréhendé sous sa forme, sous sa fonction technico-socioculturelle. La formule de Lasswell (1948) – « Qui dit quoi, par quel canal, à qui et avec quel effet ? » – centrale dans la communication à l’époque des médias de masse s’adapte le moins au cinéma. Si l’on étudie l’histoire des médias principalement sous le paradigme de leur capacité à individualiser ou à communautariser, il apparaît évident que le cinéma est devenu média de masse justement parce que la masse devient saisissable, quasiment à portée de main.

Le cinéma : la première véritable technique de synesthésie artistique et médiatique

8Le concept traditionnel d’auteur de l’art, délaissé radicalement au début de la cinématographie au xixe siècle jusque bien longtemps au xxe siècle, refait bien plus tard son apparition sous l’appellation de cinéma d’auteur après que de nouveaux objectifs basés sur l’écriture ont été fixés. Ils sont retranscrits dans des textes exprimant ce qui, d’un point de vue filmique, doit être réalisé pour faire un film d’auteur (Astruc, 1948 ; Truffaut, 1954 ; Manifeste d’Oberhausen, 1962). La repersonnalisation des possibilités d’interprétation de la société par le biais de rôles atteint alors son apogée avec l’avènement de stars, et les genres présentant les champs conflictuels de la société et les comportements de l’individu créent des agencements de sens relatifs à l’individu, et sont de ce fait communication. Dans la seconde moitié du xxe siècle, l’histoire du cinéma se caractérise par un cinéma très différencié en matière de genres, de rôles, de formats (expérimental, documentaire, fictif, ainsi que courts et long métrages), avec différentes cinématographies nationales. De plus, la technique se développe jusqu’à l’arrivée du film parlant en couleur (fin des années 1930) et en 3D (à partir des années 1950) qui « est la première véritable technique de synesthésie artistique et médiatique. Il [le film] rassemble perception et communication d’une telle façon qui avait fait défaut aux anciens médias (exception obligatoire pour le théâtre, dont l’attrait synesthétique ne peut être enregistré. » (Hörisch, 2004)

Le réalisme des reproductions photographiques et la mise en scène artistique

9Le cinéma se caractérise d’un côté par le réalisme des reproductions photographiques, ce qui lui a valu d’être considéré comme l’art « réaliste » par excellence ; cependant, sa capacité à manipuler grâce à la mise en scène artistique a d’un autre côté toujours été mise en avant. Cette querelle autour de l’entité du média du cinéma, entre manipulation et authenticité, est capitale à la conception de la communication. Le cinéma au xxe siècle a été présenté ici à partir d’un concept de communication lié à l’histoire médiatique (plaçant le cinéma en lien avec d’autres médias). Il ne s’agit ni d’une histoire esthétique des formes artistiques ni en théorie d’une description tirée uniquement et exclusivement des sciences de la communication. Le concept de communication ici posé part du potentiel technique du média, il voit son fonctionnement socio-historique et attribue au modèle de perception et à l’horizon d’interprétation des formes artistiques (comme par exemple avec la supposition du « film comme réalisme »).

Le cinéma en tant qu’histoire des théories de la communication

10Penser le cinéma au xxe siècle comme une histoire de la communication, c’est tout d’abord voir une histoire esthétique du cinéma avec ses écoles et ses cinématographies nationales par exemple, puis une histoire sociale sociologique du cinéma, et enfin une histoire de la technique. L’histoire du cinéma peut également être considérée comme une histoire empirique de la réception, celle-ci traversant les films MultiVersionLanguage, l’histoire de l’intertitrage et du sous-titrage, puis la synchronisation et les festivals. Ces festivals représentent un forum pour les films d’auteur européens et pour les independent américains ; ils s’imposent depuis peu en plateforme pour le cinéma international des autres continents. Depuis les débuts de l’historiographie académique du cinéma (Siegfried Krakauer), une histoire des idées du film (d’auteur) européen a été écrite allant dans le sens de l’imagologie. À l’instar de l’histoire contemporaine et de ses époques, les mentalités nationales au prisme des films ont aussi été répertoriées en écoles et pays (le néoréalisme italien, l’expressionnisme allemand).

11Différemment de toutes ces approches, mais partant des communautés intellectuelles et de leur échange, il est possible de poser le principe d’une communication interculturelle. Dans l’histoire de la technique, le développement des appareils et le dépôt des brevets ont été animés par la concurrence entre pays, poussant, par exemple, à des développements en commun et/ou concurrentiels. Dans l’histoire du cinéma, il faut partir d’une hybridation constante de l’image de soi et de l’autre par le biais de la communication. Ceci est fait par des chefs opérateurs envoyés aux quatre coins du monde (« Avec la boîte à enrouler chez des cannibales » ; Johnson, 1928) pour filmer le colonialisme, la décolonisation jusqu’au post-colonialisme et par certains cinéastes exilés de force ; d’autres émigrent avec succès : ils conservent dans les films les récits de voyages et les découvertes de pays lointains. L’histoire du cinéma au xxe siècle est par conséquent une histoire des circuits d’échanges, des biens, des personnages, des messages, ou encore des voies de communication, des réseaux de transmission à longue distance et des moyens d’échanges symboliques. De la même façon, l’espace international marchand et symbolique supranational (européen) appartenant à la communication apparaît dans cette histoire. L’histoire de la communication du cinéma montre une société en mouvement, que ce soit par l’extension du réseau de distribution de films ou par l’évolution du cinéma dans les cirques ambulants puis dans les foires, ou encore par l’envoi de chefs opérateurs de par le monde. Le rythme mouvementé de la société industrielle, les idées d’évolution et de développement sont à mettre au crédit du cinéma comme contribution à la communauté de communication mondiale.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Astruc, A., « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », L’Écran français, n° 144, 30 mars 1948.
  • Diderot, D., « Communication », in Diderot, D. et D’Alembert, J. (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris/Neuchâtel, Briasson, David, Le Breton, Durand / Faulche, 1751-1772.
  • Flichy, P., Une Histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997.
  • Hörisch, J., Eine Geschichte der Medien. Vom Urknall zum Internet, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2004.
  • Johnson, M. E., Mit dem Kurbelkasten bei den Menschenfressern. Abenteuer auf den neuen Hebriden, Leipzig, Brockhaus, 1928.
  • Lasswell, H. D., « The Structure and Function of Communication in Society », in Bryson, L. (dir.), The Communication of Ideas. A Series of Addresses, New York, Harper, 1948, p. 32-51.
  • Le Manifeste d’Oberhausen, non publié, 28 févr. 1962. Disponible en ligne sur : <www.oberhausener-manifest.com/en/oberhausenmanifesto/>, consulté le 11/09/2014.
  • Marey, J.-E., La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine, Paris, Masson, 1885.
  • Mattelart, A. et M., Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, 1995.
  • Mattelart, A., L’Invention de la communication, Paris, La Découverte, 1997.
  • Mattelart, A., La Communication-monde : histoire des idées et des stratégies, Paris, La Découverte, 1999.
  • McLuhan, M., Understanding Media. The Extensions of Man, New York, McGraw Hill, 1964.
  • Truffaut, F., « Une certaine tendance du cinéma français », Les Cahiers du cinéma, n° 31, 1954.

Mots-clés éditeurs : cinéma, média de masse, esthétique du film, technique du cinéma, sociologie du cinéma, réception

Mise en ligne 15/12/2014

https://doi.org/10.3917/herm.070.0166

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