Couverture de HERM_069

Article de revue

Le (mauvais) genre de l'Internet. Séducteurs des rues/séducteurs de la Toile

Pages 45 à 49

Notes

1Les sciences sociales se sont intéressées à la séduction sur Internet souvent dans la continuité des études sur la formation du couple, cherchant à déterminer si l’usage de ce nouveau média avait modifié les manières de se rencontrer (Bergström, 2011) ou permis de dépasser une homogamie structurelle (Bozon et Héran, 2006). Dans la suite de ces travaux, cet article vise moins à saisir les nouvelles modalités de la rencontre amoureuse et sexuelle qu’à analyser ce que les usages d’Internet pour séduire produisent en termes de représentations genrées.

2Plus particulièrement axé sur la production des masculinités, cet article se fonde sur une enquête ethnographique conduite entre 2007 et 2011 en France au sein d’un groupe de jeunes hommes qui se consacrent à l’apprentissage de la séduction hétérosexuelle et s’entraînent à séduire aussi bien en ligne que hors ligne.

3La communauté de la séduction, ainsi que la nomment les individus qui s’y agrègent, est apparue en Californie à la fin des années 1990 dans le sillage du marché émergent du développement personnel et de l’essor des réseaux sociaux sur Internet. Inspiré des techniques du coaching, ce groupe ambitionne de « transformer » de jeunes hommes timorés en séducteurs hors pair, par l’incorporation de qualités qui seraient proprement masculines, telles la capacité de décision, la témérité, la conviction, l’aisance. Originairement organisée en cercle de parole d’hommes, la communauté de la séduction s’est progressivement déployée à l’échelle internationale grâce à l’essor des réseaux sociaux numériques. Aux coachings et séminaires délivrés aux apprentis séducteurs par les membres les plus expérimentés du groupe, répond une pratique d’échanges des savoirs sur la séduction en ligne.

4Internet remplit ainsi plusieurs fonctions. Comme moyen de la circulation et de la conservation des informations, les sites de la communauté de la séduction constituent la plateforme principale d’apprentissage. Comme moyen d’échanges et d’interactions, leurs forums sont le premier espace de sociabilité du groupe. Enfin, Internet est un espace important de l’entraînement à la séduction puisque les réseaux sociaux (Facebook), et plus particulièrement les sites spécialisés dans la rencontre en ligne (Meetic, Adopteunmec), constituent un lieu propice à l’expérimentation des techniques de séduction apprises.

5Espace favorable à l’expérimentation liminaire, Internet est toutefois déprécié par les apprentis séducteurs qui revendiquent avoir acquis une certaine maîtrise dans l’exercice de la drague de rue, terrain particulièrement valorisé par les interviewés. Ces deux espaces de séduction, mis en opposition, s’incarnent en la figure typique du dragueur de rue (le street pickup artist) [1] et contretypique du séducteur numérique (le keyboard jockey). Ils correspondent à des modèles de masculinités antagonistes et hiérarchisés, objets de la présente analyse, qui repose sur des observations ethnographiques, des entretiens de type biographique conduits avec un petit nombre d’enquêtés (une dizaine) [2], des extraits de forums de discussions recueillis sur les sites Internet créés et modérés par les membres de la communauté de la séduction ainsi que des articles écrits par des apprentis séducteurs et publiés sur les sites Internet du groupe. Quelles valeurs ces jeunes hommes accordent-ils aux différents espaces de la séduction et comment les articulent-ils à la production de modèles de masculinités concurrents ?

La masculinité dépréciée du séducteur numérique

6Bien qu’elle fasse l’objet d’un apprentissage spécifique, dans la mesure où des articles et des cours de coaching [3] lui sont exclusivement consacrés, la drague sur Internet n’est requise pour les apprentis séducteurs qu’à condition d’être un terrain complémentaire, permettant éventuellement de varier ses compétences dans d’autres milieux que ceux de la ville. Le témoignage d’un internaute sur son expérience de la séduction en ligne, intitulé « Je nique sur Meetic (et je suis un salaud) [4] » (Frenchtouchseduction.com, 2012), montre bien qu’en dépit d’une continuité de l’expérience initiée en ligne et aboutissant hors ligne, la séduction numérique demeure un « genre mineur », anecdotique et particulièrement déprécié :

7

Ça y est, c’est fait … Je ne voulais vraiment pas. Pratique anti-sportive, trop facile, tuant le métier et poussant à la fainéantise, pour peu que le seul dessein soit le sexe. […] En conclusion … Meetic est au dragueur ce que le sport d’hiver est à Brice de Nice : un palliatif au froid et aux rues désertes de nos modestes villes … La Cyber-drague c’est vraiment de la Chope pour handicapés, cela dit, ça octroie un peu de détente les soirs de semaine !
(Ibid)

8Pour l’auteur, la drague en ligne est particulièrement efficace, sans doute trop efficace, au point qu’elle dénature une certaine authenticité de la pratique de la séduction valorisée comme un défi, voire une épreuve en soi, dont le dessein serait irréductible à la sexualité. Les séductions trop aisées seraient ainsi sans mérite et annihileraient tout sens de l’effort. Dans ces conditions, les résultats trop rapides ne sauraient être imputables à la capacité du séducteur. Outre les compétences du séducteur, c’est son implication même au sein de la communauté de la séduction qui est sujette à caution dès lors qu’il consacre trop de temps à discuter sur les forums du groupe sans prolonger ces échanges avec d’autres membres hors ligne. Au sein de la communauté, ce type de pratique s’incarne en la figure repoussoir du keyboard jockey, littéralement le « jockey du clavier ». Provenant du registre du hacking, il désigne à l’origine le hacker maîtrisant les techniques informatiques et, par extension, les personnes qui passent beaucoup de temps devant leur ordinateur au détriment des sociabilités dans la « vraie vie ». Pour les membres de la communauté de la séduction, le terme est essentiellement péjoratif comme en témoignent ces définitions issues de lexiques provenant de deux sites Internet du groupe :

9

Keyboard Jockey : C’est les mecs qui postent plus qu’il n’y a d’heures dans une journée, qui ont un avis sur tout mais qui ne vont jamais sur le terrain en français on appel ça des mytho.

10

Keyboard Jockey : […] Une personne qui concourt au jeu de la séduction et de la vie … sur le clavier seulement. Terme péjoratif désignant les personnes qui ne vivent la séduction que via les forums Internet mais sont incapables d’affronter la vraie vie (ou du moins pas avec l’efficacité qu’ils prétendent éventuellement avoir avec leur persona virtuelle).
(Natural Technics Development, « lexique », 2012)

11Bien qu’il connaisse et soit connu de nombreux autres internautes avec lesquels il entretient des relations par le biais des forums, son intégration n’est jamais reconnue comme telle, tant qu’il ne participe pas aux sociabilités communautaires hors ligne. Son existence elle-même est intangible puisqu’il n’agit qu’au travers de sa « persona virtuelle », dès lors sujette à caution. Le keyboard jockey a beau être actif – c’est d’ailleurs lui qui interagit le plus sur les forums – il n’en est que plus suspect. Le doute plane d’autant plus sur les exploits de séduction dont il se glorifie que, seul, l’apprentissage communautaire sur Internet n’a que peu de valeur. Outre son incompétence supposée, le keyboard jockey est un menteur. Il usurperait un niveau de séduction qu’il n’aurait pas dans les faits, c’est-à-dire dans la pratique, qui ne s’inscrit qu’en dehors des espaces Internet.

12À travers la figure du keyboard jockey se dessine ainsi un individu particulièrement déprécié pour ce qu’il ne développerait pas les caractéristiques évaluées comme constitutives de la masculinité du séducteur ou de l’apprenti séducteur. La témérité et l’audace lui feraient ainsi défaut tandis qu’est appréciée la capacité à s’éprouver physiquement et moralement au hasard des explorations urbaines.

La masculinité appréciée du dragueur de rue

13Parmi les espaces communautaires hors ligne, la rue est sans doute celui qui est le plus cité par les apprentis séducteurs pour désigner les lieux de leur pratique. Elle apparaît comme un élément récurrent, espace hautement érotisé de tous les possibles. Dans le discours des enquêtés, la rue est l’espace de l’excellence des séductions et des séducteurs qui se l’approprient. Le street, ou plus exactement le street pickup, est le terme générique que donnent les membres de la communauté de la séduction à l’exercice de la drague de rue, à laquelle ils accordent une valeur spécifique ainsi qu’en témoigne un membre sur l’un des forums consacré à la recherche de wing (ailier), c’est-à-dire d’un partenaire d’entraînement à la séduction.

14

Bonjour,
Je me présente j’ai 29 ans de Paris je suis dans la sarge [drague] depuis 3 mois maintenant, je suis avant tout un sargeur [dragueur] de rue. J’ai progressé très rapidement en pratiquant sur le terrain seul plusieurs fois par semaine. Au jour d’aujourd’hui je suis capable d’arrêter au moins 3 passantes […] (je n’arrête que les belles) […] mais aller au crash test toujours seul est pénible parfois, aussi je préférerais progresser avec un sargeur de rue qui a l’envie de progresser très vite sur ce terrain, ou un sargeur de boîte qui veut changer de terrain de chasse et qui est intéressé par le vrai challenge (qui est pour moi la rue).

15La rue passe ainsi pour être le plus ardu des territoires de drague garantissant l’efficacité de l’apprentissage de la séduction. Seul « vrai challenge » le street permet une confrontation frontale au terrain mêlant la maîtrise des contextes de séduction aux aléas des rencontres. À l’instar du chasseur dont il s’inspire, le dragueur connaît son « terrain » pour mieux se laisser surprendre par son théâtre permanent. La familiarité avec ce territoire est donc pour lui un préalable nécessaire au vagabondage urbain. L’aisance du dragueur de rue est aussi son trait distinctif : il est en ville comme chez lui. Il est cet « observateur passionné » dont parle Baudelaire (2010), qui jouit « d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ».

16La représentation de la rue comme territoire des désirs hasardeux témoigne d’une appropriation sexuée de l’espace urbain. L’acception moderne de la drague est en ce sens significative puisque depuis la seconde moitié du xxe siècle, « draguer » signifie « vagabonder, traîner dans les lieux publics, la rue … en abordant systématiquement les femmes […] » (Kintzele, 1995). En faisant de la ville et, plus précisément de la rue, leur territoire de prédilection, les membres de la communauté de la séduction s’inscrivent ainsi dans une certaine historicité de la drague façonnant l’archétype du dragueur comme personnage urbain et masculin par excellence. Celui-ci s’apparente à un « séducteur de trottoir » (Bologne 2010) pour inverser l’usage du stigmate de l’activité prostitutionnelle. Mais pour cet arpenteur de bitume, la circulation urbaine n’est a priori ni suspecte ni déviante. Elle procède davantage d’un mouvement exploratoire traduisant une expérience urbaine masculinisée, portée à sa quintessence au xixe siècle par l’invention littéraire du personnage archétypal de la modernité : le flâneur.

17Pour les apprentis séducteurs, la rue est l’espace du mouvement perpétuel excitant les sens, un espace d’abondance, ainsi que l’avance un des coachs pour promouvoir une prestation consacrée exclusivement à la drague de rue. Alors qu’il intervient habituellement dans la capitale, ce dernier se déplace dans les grandes villes de France afin de proposer des cours visant la pratique intensive du street aux apprentis séducteurs vivant en province. Fort de « plus de 17 ans d’expérience dans la drague de rue » (Blusherseduction.com, 2011), Sébastien invite les membres de la communauté à le rejoindre « battre le pavé », pour transformer, durant « deux journées pleines », leur ville « en terrain de jeux ». S’inspirant de la tradition estivale des tournées sportives et culturelles, il est ainsi l’initiateur de ce qu’il a choisi d’intituler la « Tournée des Voltigeurs : Premier Tour de France de drague de rue [5] » :

18

Le retour du Printemps marque l’ouverture des festivités. Quant à l’été, c’est à en perdre la tête : les filles en jupe défilent devant les terrasses et semblent toutes plus belles les unes que les autres. Ce doux spectacle peut devenir frustrant pour celui qui sort de plusieurs mois d’hibernation amoureuse. Vous comptez les regarder passer jusqu’au retour des feuilles mortes ou apprendre à les séduire dès les premiers rayons de soleil ?
(Ibid)

19L’usage d’Internet par les membres de la communauté de la séduction s’oppose ainsi à leur pratique de la ville. Le premier est associé à l’immobilisme et à l’enfermement et la seconde à la mobilité et à l’ouverture, distinguant deux formes de masculinités. L’apprenti séducteur derrière son écran d’ordinateur est perçu comme un individu sans qualités masculines tandis que celui qui se confronte à la rue incarne une masculinité valorisée. Internet, vecteur pourtant nécessaire à la formation et à la cohésion des membres, passe dès lors pour un média désocialisant. Les espaces numériques n’y sont pas les territoires de la masculinité – à l’inverse de la rue, qui serait le terrain privilégié de sa reproduction. Il existe ainsi une non-équivalence entre l’errance numérique et le vagabondage urbain. La circulation numérique ne supplante pas la déambulation urbaine, elle en est plutôt la forme affaiblie, non encore masculinisée.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Baudelaire, C., Le Peintre de la vie moderne, Paris, Mille et une nuits, 2010.
  • Bologne, J-C., L’Invention de la drague. Une histoire de la conquête amoureuse, Paris, Seuil, 2010.
  • Kintzele, J., La Drague ou les rencontres difficiles. Esquisse sociologique d’un phénomène de vie quotidienne, Paris, L’Harmattan, 1995.

Mots-clés éditeurs : séduction, hétérosexualité, Internet, hégémonie, masculinité

Date de mise en ligne : 09/09/2014.

https://doi.org/10.3917/herm.069.0045

Notes

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