Couverture de HERM_068

Article de revue

Bernard Cazes (1927-2013)

Décider de son futur

Pages 243 à 245

English version

1« Les Amants du Lutétia » : voilà comment la nouvelle de la mort conjointe et volontaire de Georgette et de Bernard Cazes a été révélée par Le Parisien. Ils sont arrivés le jeudi 21 novembre 2013 à l’hôtel Le Lutétia, là même où en 1945 le père de Georgette, Georges Béris, professeur de géographie, était revenu de cinq ans de captivité en Allemagne. Ils ont pris une chambre et se sont suicidés en se fixant un sac-poubelle sur la tête et en se tenant par la main pour leur dernier voyage, après six décennies passées ensemble... C’est en leur apportant le petit-déjeuner le matin du vendredi 22 novembre que le garçon d’étage a découvert le couple. Si leurs proches n’ignoraient pas leur intention, personne n’en connaissait la date. Georgette, ancien professeur de « lettres classiques », devenait aveugle et Bernard, énarque et haut fonctionnaire, se courbait de plus en plus. Depuis une bonne année il distribuait ses livres, ce qui n’est pas rien pour un tel intellectuel cultivé et, plus encore, érudit.

2Je l’ai connu à La Quinzaine Littéraire où il faisait office d’économiste de service, alors même que ses intérêts intellectuels dépassaient de loin cette pauvre discipline à laquelle il ne voulait aucunement être identifié. Bien sûr, après l’École nationale d’administration en 1955, il devient « économiste » et même « prospectiviste » en entrant à la division des études à long terme du Commissariat général du Plan, où il effectuera toute sa carrière de 1960 à 1992. Étudiant, il rencontre Georgette et ils décident de vivre ensemble jusqu’à la mort… Ils ont deux fils, brillants comme eux et normaliens : l’un, Vincent, va mourir en 1976 à 21 ans dans un accident de voiture, et comme il commençait un travail sur Marcel Proust, Georgette publiera dix ans plus tard Proust et le temps qu’il fait ou la météorologie dans À la recherche du temps perdu. Cette terrible blessure ne se cicatrisera jamais.

3Tous deux partagent leurs lectures, leurs engagements, leurs amitiés et aussi leurs contributions à des revues, même si l’on repère plus fréquemment le nom de Bernard dans leurs ours… Il est vrai que ce mendésiste, anti-stalinien, apparaîtra à plus d’un comme étant de « droite » (parce qu’il estimait Raymond Aron ? lisait Julien Freund ou Max Weber ?), ce que je ne peux admettre pour une raison bien simple : il ne divisait pas l’humanité en deux pôles, ceux de gauche et ceux de droite, mais reconnaissait avant tout à celles et ceux qui lisaient. Sa ligne de partage s’affirmait d’abord culturelle. C’est pour cela qu’on le retrouve aussi bien aux côtés d’Edgar Morin ou de Jean Duvignaud à Arguments (il coordonne le remarquable dossier sur le « bien-être » en 1961) qu’à Commentaire (revue créée par Raymond Aron et dirigée par Jean-Claude Casanova). Revuiste convaincu, il a participé à de nombreux comités de rédaction et écrit dans de nombreuses publications : Critique (animée par Georges Bataille et où écrivait un autre économiste, Raymond Barre), la Nef (dont certains dossiers font encore référence – je pense à ceux consacrés à Herbert Marcuse, à la famille, aux loisirs, aux intellectuels, etc.), Futuribles (membre fondateur des Futuribles, il a toujours été fidèle à Bertrand de Jouvenel), Politique étrangère (où il tenait la rubrique « Passé/Présent » s’évertuant à republier des articles anciens qui « parlaient » encore aux lecteurs d’aujourd’hui), Sociétal (il répartissait les ouvrages anglo-saxons à une petite cohorte de lecteurs, attaché qu’il était à promouvoir cette pensée pas assez traduite à ses yeux), La Quinzaine Littéraire (revue marquée à gauche de la gauche, avec Jean Chesneaux, par exemple, ancien membre du Parti communiste français, ancien maoïste, militant écologiste, qui l’appréciait beaucoup ; j’ai du reste constaté la peine de Bernard lors d’une cérémonie d’hommage à Jean – ils admiraient tous les deux George Orwell)… La revue, avec son comité de rédaction, sa périodicité, son format, son public, lui convenait. Courtois, il savait écouter tout en conseillant telle lecture ou tel collaborateur. Passeur, il n’hésitait pas à traduire ou à faire connaître un auteur venu d’ailleurs. Fréquentant des revues différentes, il se tenait ainsi au courant sans s’enfermer dans une coterie ou une discipline…

4Il ressemblait un peu à Jacques Tati, du moins dans son allure générale. En plus souriant. Un sourire blagueur qui précédait fréquemment une remarque caustique. Il pouvait être féroce, principalement face à la mauvaise foi et à la bêtise, souvent associées. Angliciste talentueux et raffiné, il prenait soin de prononcer le mot juste. Il paraît impossible de lister les livres, et donc les auteurs, qu’il a fait connaître au public français soit en conseillant un éditeur soit en les préfaçant (comme Les Fils de l’abondance de David Potter, Seghers, 1966), en en rendant compte (il faudrait collecter les centaines de recensions qu’il a pu signer) ou en en faisant rendre compte. Il aimait cette langue et plus encore ce qu’elle véhiculait d’idées originales, contradictoires, libres. Pour débattre (et c’est là que l’intellectuel joue son rôle social), il faut plusieurs convictions à opposer, évaluer, examiner. Pour lui, enfant de la « guerre froide », il n’y avait qu’un monde sectaire, uniforme, autoritaire, celui contrôlé par l’Union soviétique et un marxisme dogmatique, l’autre monde était multiple, fractionné, diversifié, celui qui gravitait autour des États-Unis, d’un côté une « union soviétique » et de l’autre des « États unis » Il n’était pas pour autant dupe de cette « pluralité » qui pouvait cacher des agissements extrémistes. Aussi prenait-il plaisir à repérer des points de vue opposés au sein même de cette vaste culture nord-américaine. Je dois ajouter qu’il était un fin connaisseur de jazz. Un soir chez lui, à Issy-les-Moulineaux, il évoqua avec un incroyable plaisir non pas l’histoire du jazz et des bars parisiens qu’il fréquentait durant les années 1950, mais la richesse poétique de cette musique improvisée qui s’enracinait chez ceux-là mêmes qui avaient été déracinés.

5Il a traduit Le Capitalisme d’aujourd’hui, l’État et l’entreprise d’Andrew Shonfield (avec Gérard Gefen, Gallimard, 1967), L’Abondance à quoi bon ? de David Riesman (Robert Laffont, 1969), publié La Vie économique (Armand Colin, 1966), préparé l’Anthologie des écrits de Turgot (Calmann-Lévy, 1970), concocté avec Georgette Cazes, un D’Holbach portatif (Jean-Jacques Pauvert, 1967), dirigé le volume collectif, Entrer dans le xxie siècle. Essai sur l’avenir de l’identité française (La Découverte/La Documentation française, 1991) et surtout écrit cette somme qu’est l’Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de Saint Augustin au xxie siècle (Seghers, 1986 ; rééd., L’Harmattan, 2008). La première phrase de l’Avertissement donne le ton : « Ce livre raconte une histoire : l’histoire des efforts accomplis par les hommes depuis plus d’un millénaire pour tenter de percer le mystère de l’avenir, soit en devinant ce qu’il leur réserve, soit en dessinant d’avance le visage qu’ils souhaitent ou redoutent lui voir. » La dernière phrase du même Avertissement évoque une souffrance : « Voir l’Histoire des futurs enfin terminée après tant d’années de rédaction est pour moi une grande satisfaction, qui ne va pas sans tristesse à la pensée que ni Vincent ni mon ami Andrew Shonfield ne la connaîtront. » Ouvrons ce livre qui mobilise une imposante bibliographie pour retracer la manière dont les humains, à différents moments de leur histoire, imaginent leur devenir, depuis la divination à la prospective, en passant par les millénarismes, les utopies et autres uchronies, les anticipations, les discontinuismes (le progrès et le rétro-progrès), la décadence ou encore la récente futurologie. Bernard Cazes refuse de dire de quoi demain sera fait : ni oiseau de malheur ni optimiste naïf, il laisse aux humains la responsabilité de leurs choix, compte tenu des conditions socio-éonomiques. Nous ne pouvons lui reprocher l’absence de la révolution numérique et de la préoccupation environnementale qui change la donne, car à l’époque, seule la science-fiction s’en préoccupait en exagérant le trait…

6Le suicide commun de Georgette et de Bernard se veut aussi un acte militant. Ils appellent, en effet, les pouvoirs publics et plus généralement l’opinion publique à réfléchir au droit de mourir. Laura et Paul Lafargue (la fille et le gendre de Karl Marx) se donnent la mort en 1911, ne voulant pas connaître le naufrage de la vieillesse. Claire et René Quilliot (plusieurs fois ministre) décident de mourir ensemble en 1998 (elle est réanimée par les secours et tentera plusieurs autres suicides avant de se noyer en 2005). Dorine et André Gorz quittent le monde des vivants en septembre 2007, refusant d’être séparés. La liste des anonymes qui préfèrent décider de leur mort n’est pas tenue à jour. Une chose semble certaine concernant ces suicides à deux : il s’agit toujours de couples particulièrement unis, amoureux. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un amour plus fort qu’une certaine idée et réalité de la mort…


Date de mise en ligne : 24/04/2014.

https://doi.org/10.3917/herm.068.0241
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