Couverture de HERM_062

Article de revue

Jeux virtuels. Aspects sociocognitifs et sémiotiques

Pages 92 à 100

Notes

  • [1]
    Jacques Perriault, Présentation du livre de Seymour Papert, « Jaillissement de l’esprit », La Recherche, no 1125, sept. 1981.
  • [2]
    Shailesh Chandrasekharan et al., « Giving your self to the Game. Transferring a Player’s own Movements to Avatars using Tangible Interfaces », Proceedings of the 2009 ACM SIGGRAPH Symposium on Video Games Association for Computing Machinery, New York, ACM Publications, 2009.
  • [3]
    Texte anonyme, Abduction and Computer Game Design ; l’auteur se déclare à la fois joueur et concepteur de jeux virtuels. En ligne sur <http://www.123HelpMe.com/view.asp?id=32434>, consulté le 02/12/2011.
  • [4]
    Voir l’article de Daniel Peraya, « Communication éducative médiatisée, formation à distance et campus virtuels », TECFA, Université de Genève, 2000. En ligne sur <http://tecfa.unige.ch/tecfa/teaching/riat140/ressources/internet_media.pdf/>, consulté le 02/12/2011.

1Cette contribution présente à grands traits ce qu’on a observé et appris des pratiques de jeu virtuel informatisé au cours des trente dernières années dans le domaine sociocognitif. Cette forme de jeu, longtemps appelée « jeu vidéo » ou « jeu informatisé », de plus en plus dénommé jeu virtuel (virtual game), apparaît à la fin des années 1970 sous des formes rudimentaires, affichables sur le téléviseur familial.

2L’idée de créer des jeux vidéo se fit jour dans les années 1950. L’histoire en est bien décrite dans la thèse récente d’Étienne Armand Amato (2008). Toutefois, une filière affluente a été peu analysée bien qu’elle joue un rôle important dans le devenir des jeux virtuels : la filière sociocognitive. Chose qui paraît impensable aujourd’hui, un grand scepticisme régnait jusqu’à la fin des années 1970 sur la possibilité pour des enfants de se servir d’un ordinateur. Au cours de cette décennie, Seymour Papert, ex-collaborateur de Jean Piaget, Marvin Minsky, Robert Lawler et Wallace Feuerzeig notamment, montrèrent par de nombreuses expériences que ceux-ci étaient capables de concevoir et de construire des logiciels simples, autrement dit des procédures pilotant des robots [1]. Le langage Logo, conçu à cet effet, leur permettait en effet de programmer des parcours, soit physiques sur le sol, soit sur écran, à l’aide d’instructions simples :

  • Avancer de N pas ;
  • Tourner de K degrés ;
  • Lever ou baisser un stylo tenu par le robot.
Les observations mirent en évidence plusieurs interactions constructives en matière de schéma corporel, pour la construction de stratégies, pour le repérage dans l’espace de l’écran et pour la construction de procédures articulées entre elles pour représenter des modèles (Lawler, 1985). Des interactions furent également mises en évidence entre enfants attelés à une même tâche informatique (ibid.).

3Il est important de rappeler que ces travaux furent connus des pionniers des jeux vidéo, en particulier d’Alan Kay, qui fut un des créateurs d’Atari, industrie pionnière du jeu virtuel dans les années 1980. Malgré cela, la question des fonctions sociocognitives resta peu explorée pendant longtemps, alors que les travaux cités suggéraient fortement que la pratique de l’ordinateur par les enfants était pour eux source de connaissance, tant sur le plan de la forme que du fond. Il fallut attendre les recherches substantielles sur la relation des jeunes avec les jeux vidéo, et notamment celles de Patricia Mark Greenfield (1984) qui publia chez Fontana, à Londres, un ouvrage qui fit référence sur la question et un numéro du Journal of Applied Developmental Psychology (1994) qui fit date.

4Revenons sur le terme « sociocognitif ». S’il fallait définir depuis la conception française des sciences humaines les travaux américains de Greenfield, ceux-ci relèvent de l’anthropologie cognitive – Patricia Mark Greenfield est anthropologue – car la question des processus intellectuels intervenant dans la pratique du jeu est centrale dans ses travaux. De tels travaux s’inscrivent tout aussi bien dans les sciences de l’information et de la communication qui gagnent à approfondir l’étude des mécanismes mentaux de l’information et de la communication.

5Ce terme « sociocognitif » désigne l’étude empirique dans une perspective constructiviste des interactions cognitives, sociales et culturelles qui façonnent l’évolution d’un sujet dans une société. Les résultats de ces observations se ventilent selon trois thématiques. La première est celle du parcours. Dans le jeu informatisé, le joueur est au centre de l’événement ; il doit posséder ou bien acquérir en cours de route certaines compétences et connaissances nécessaires à sa poursuite. La seconde est celle du sens de son cheminement par le contrôle sémiotique du processus. Il le construit en même temps qu’il le pratique ; il doit effectuer certaines opérations à cet effet. La troisième thématique est celle du jeu virtuel en tant que dispositif sociocognitif et sémiotique.

Compétences requises

6Le jeu virtuel se joue très souvent à la première personne et la thématique du cheminement y est très présente. Déjà le langage Logo posait que le programmeur était au centre du monde, caractérisable en coordonnées polaires. Dans les jeux d’arcade, le joueur se projette par construction dans le héros qui avance en se débarrassant des ennemis qu’il rencontre. Une grande héroïne virtuelle, Lara Croft, progresse en « caméra psychologique », le revolver pointé en avant ; le joueur voit ce qu’elle voit. Il en est de même dans Second Life et dans d’innombrables jeux. Par avatar interposé, il est au centre de l’action. Il n’évolue pas dans un univers doté de coordonnées cartésiennes, mais dans un monde régi par une géométrie polaire (Abelson et diSessa, 1986). Il avance ou recule, il effectue une rotation, il laisse ou non une trace comme on l’a vu plus haut. Les compétences nécessaires à acquérir concernent notamment la représentation de l’espace, faire plusieurs choses à la fois (traiter l’information en parallèle), acquérir des connaissances procédurales et, éventuellement, opérer des détournements.

Cheminer dans l’espace virtuel

7Beaucoup de travaux dans les années 1980 se sont intéressés à la représentation et à la gestion de l’espace transposé dans le rectangle sans profondeur de l’ordinateur. Il a été noté que le va-et-vient entre un espace à deux dimensions et l’espace à trois dimensions qu’il représente est bien maîtrisé par les joueurs. Des variantes ont été notées à propos de la représentation du plan d’un château, théâtre d’un jeu d’aventures. Certains en donnent une représentation plate tandis que d’autres l’imaginent en étages (Greenfield, 1994). Des tests ont permis d’évaluer la capacité de réaliser des rotations mentales d’objet. Enfin l’hypothèse a été émise d’une carte mentale qui permet de relier entre elles les différentes scènes.

8Depuis cette époque, la recherche a fait des avancées interdisciplinaires considérables combinant les neurosciences cognitives, les travaux sur les environnements virtuels et la construction d’interfaces entre utilisateurs et dispositifs de jeu. Ces travaux portent sur la relation mentale entre le corps du joueur physique et le monde virtuel, déjà utilisés dans de nombreuses applications, notamment dans les serious games, terme générique regroupant des applications en pédagogie, en simulation, en marketing, bénéficiant des avancées de la recherche décrites ici. Si cette relation n’est pas encore totalement élucidée, que peut-on en dire ? : Que ces pratiques ne sont pas neutres mais produisent, du fait d’un codage cérébral commun, un entraînement des fonctions d’action motrice, d’observation du mouvement et de simulation (Greenfield, 1994).

Le codage commun

9Beaucoup de travaux portent sur la relation entre le joueur et l’univers virtuel dans lequel il évolue sous la forme d’un avatar (Mazalek et al., 2009). Une question préalable a été de vérifier que les sujets peuvent reconnaître leurs propres mouvements dans des représentations simplifiées et abstraites. Les neurosciences ont apporté une notion fondamentale : une représentation dans le cerveau sous forme d’un codage commun réunit les fonctions d’exécution (activation motrice), de perception (activation perceptive) et d’imagination du mouvement (simulation). Ce codage commun permet d’activer deux des fonctions à partir de la troisième : le spectateur d’un film d’action, tel celui que l’on voit au Futuroscope où une voiture de Formule 1 traverse un village à plus de 200 à l’heure, le conduit à incliner ses bras ses jambes, son corps en fonction du sens du mouvement qu’il prévoit. Un athlète qui imagine une amélioration de sa performance améliore celle-ci (Jeannerod, 2006). En clair, l’observation ou l’imagination d’un mouvement conduisent à une réplication physique implicite chez le sujet. Cela vaut dans le répertoire des fonctions familières au sujet. Ces observations suggèrent des apprentissages effectifs par ce type de pratiques. Cela ouvre des questions très importantes, notamment celle des effets de la pratique du cheminement qui suppose que le sujet est axiomatiquement au centre du monde virtuel dans lequel il évolue. Par ailleurs, l’hypothèse de codage commun, estiment les cognitivistes, pourrait expliquer que deux personnes coordonnent leur performance de tâche. Ce serait là le rôle des neurones miroirs.

La rotation mentale

10Les neurosciences donnent une description fine des modalités du fonctionnement cérébral par rapport à des objets virtuels. La notion de modalité est ici très importante, car elle peut être instrumentalisée. C’est ce qui se passe dans des programmes de simulation et de serious games. Le cas de la représentation de la rotation est éclairant. La représentation mentale de la rotation d’un objet dans un espace virtuel a fait l’objet de nombreux travaux, depuis ceux de L. Okagaki et P. A. Frensch (1994). De récents travaux montrent que, lorsqu’ils imaginent une rotation mentale, les sujets qui remuent leurs mains ou leurs pieds dans une direction non compatible avec le sens de la rotation voient leur performance diminuer. Dans certains cas, la rotation motrice conduit à des temps de réaction plus courts et avec moins d’erreurs que lorsqu’il y a incompatibilité. Il est également observé qu’une rotation motrice non perçue consciemment pendant une rotation mentale conduit à des temps de réaction plus rapides et à moins d’erreurs, quand la rotation motrice est compatible avec la rotation mentale que dans le cas contraire. Il a également été montré que la rotation motrice facilite des rotations mentales complexes. De même, certaines rotations complexes engendrent automatiquement des mouvements des mains [2].

11Vu sous cet angle, les jeux virtuels apparaissent sous un jour nouveau, sous trois aspects :

  • Ce sont des outils d’entraînement effectif des fonctions liés au mouvement, à sa perception et à sa simulation ;
  • Ils sont instrumentables dans ce sens par le concepteur du jeu ;
  • Les travaux en cours cherchent à mieux connaître la connexion entre les mouvements propres du joueur et ceux d’une entité virtuelle abstraite (avatar) qui le représente.

Le traitement de l’information en parallèle

12Un autre entraînement nécessaire au cheminement du joueur dans un jeu virtuel est de savoir faire plusieurs choses à la fois. Cela implique d’interrompre une ou des tâches en cours pour entreprendre une nouvelle venue. Si la nécessité intervient d’effectuer une tâche B pendant l’exécution d’une tâche A, le sujet doit savoir dans quel état d’achèvement se trouve cette tâche pour la reprendre plus tard là où elle a été interrompue. Il mène alors à bien la tâche B puis reprend la tâche A jusqu’à son aboutissement. Il y a donc une relation entre le traitement en parallèle et la gestion du temps. Ce principe de base du traitement en parallèle de l’information suppose un modèle de mémoire en pile, en haut de laquelle se trouve la dernière tâche en cours de traitement. Une fois celle-ci terminée, elle quitte la pile.

13Dans la vie réelle, les discontinuités de tâche sont très courantes et supposent de savoir gérer dans le temps ce processus d’interruption. Or cette capacité ne va pas de soi ; certains sujets l’acquièrent plus rapidement que d’autres. La pratique intensive du jeu revêt alors un caractère formateur de plus en plus nécessaire dans la vie contemporaine. C’est là que l’hypothèse de transfert de la pratique du jeu informatisée à toute autre pratique présente aujourd’hui un intérêt considérable. Les modes de vie multiplient en effet ces interruptions, ne serait-ce que par l’emprise des dispositifs de communication interactive, tels que téléphone, SMS, spams (pourriels), messageries instantanées, courriels, réseaux sociaux, etc.

Le contrôle sémiotique du processus

14Le joueur est conduit à la fois par le dispositif du jeu et par son expérience personnelle à construire progressivement le sens du jeu (Amato, 2008 ; Lafrance, 2006). Pour cela il recourt largement à la fonction abductive. Il s’agit de formuler des hypothèses qui permettent de rendre compte d’un phénomène en en fournissant une explication. La conception même de l’abduction depuis la proposition de la notion par Charles Peirce en 1878 a été approfondie. Selon Peirce, l’inférence abductive se produit lorsque nous trouvons très curieuse une circonstance que pourrait expliquer la supposition qu’il s’agit d’un cas d’une règle générale et que nous faisons nôtre cette supposition. Prenons deux exemples :

  • Dans un film d’observation de Patricia Mark Greenfield (1984), une petite fille tâtonne au clavier devant un jeu de type Pacman. En tapant sur une certaine touche, elle découvre soudain qu’elle fait sauter en l’air son icône. Nous la voyons répéter plusieurs fois l’exercice. Du fait de l’étonnement du sujet, nous pouvons faire l’hypothèse que la circonstance très curieuse, pour elle, est la coïncidence entre la frappe d’une certaine touche et le saut en l’air de l’icône. La répétition de l’exercice permet d’inférer que la petite fille construit une hypothèse causale explicative entre la frappe et le saut, qu’elle vérifie par itérations et qu’elle adopte in fine comme règle procédurale.
  • Dans le jeu Myst, à un moment donné, le joueur se trouve devant une tour munie d’une horloge. En cherchant à faire remuer ses aiguilles, il observe des manettes éloignées d’elles. Ces manettes ont-elles un lien avec l’horloge ? En les activant il découvre que la grande manette commande la petite aiguille et l’autre, la grande.
Ces séquences, qui se retrouvent à l’infini dans les pratiques des jeux virtuels, appellent les remarques suivantes :
  • C’est un processus de découverte des informations qui font défaut au joueur. La plupart des jeux n’ont pas de mode d’emploi et y en aurait-il un, la lecture des centaines de règles en serait fastidieuse ;
  • C’est un raisonnement hypothétique. Ce n’est pas de l’induction, qui conduit à un résultat général fondé sur des observations établies scientifiquement ; ce n’est pas une déduction, qui découle de faits établis.
Dans des cas plus complexes, le joueur est conduit à produire de cette façon plusieurs hypothèses causales explicatives d’une même circonstance. L’abduction produit alors une série d’hypothèses. Parmi celles-ci, le joueur retient pour l’explorer celle qui lui paraît le mieux rendre compte de la situation. La croyance joue ici un rôle important, car la construction de l’hypothèse et son test se rapportent à un phénomène que l’on croit possible. Prenons un exemple dans le jeu Doom : un rectangle noir sur un mur au-delà d’un marécage a priori dangereux déclenche un processus abductif. Le joueur conçoit ici trois hypothèses [3] :
  • Le désert n’est pas assez hostile pour rendre impossible l’accès au rectangle noir ;
  • Le rectangle noir est juste une ombre au lieu d’une entrée ;
  • Il y a une entrée qu’il ne peut observer à cause de l’organisation du paysage.
Pour l’auteur, la raison de retenir la première hypothèse vient du fait que le joueur a suffisamment de « points de santé » pour lui permettre de traverser le désert hostile avec une chance de survie. Il en résulte la règle suivante :

15

Le désert hostile n’est pas mortel, si les produits toxiques qui s’y trouvent sont absorbés en petites doses lors d’une traversée la plus rapide possible et avec suffisamment de « points de santé » acquis antérieurement pour cette action.

Gérer la fonction abductive

16La conception actuelle de l’abduction considère que l’ensemble d’un jeu virtuel met le joueur en situation de pensée abductive tout au long de son parcours. Par sa pratique, il construit sa propre expérience et élabore un savoir à propos de l’univers du jeu en question. S’il opère par le truchement d’un avatar, celui-ci peut se trouver dans des états différents (fort, faible, riche, pauvre, etc.). Il a par ailleurs effectué de nombreuses observations lors de son parcours, qu’il a classées selon ses catégories propres : solide, liquide, inoffensif, dangereux, etc. Il a également construit des hypothèses en attente, par exemple sur la rencontre de monstres. Il a acquis des quasi-certitudes, par exemple, la validité de règles qu’il a antérieurement établies. L’expérience personnelle, la culture en construction de l’univers du jeu, les éléments de ses catégories, les hypothèses en attente et les quasi-certitudes, organisables en ontologies, composent un processus sémiotique d’exploration de cet environnement. Aussi bien les concepteurs d’un jeu virtuel se doivent de gérer la fonction abductive. Elle est ici instrumentalisée par la pose d’icônes ou la mise en situation du joueur qui devraient solliciter sa capacité abductive. De tels signaux peuvent être considérés comme des attracteurs d’abduction ; le rectangle noir et l’horloge évoqués plus haut en sont des exemples. Ils sollicitent l’attention par l’étrangeté de leur nature ou de leur position et incitent à la création d’hypothèses dans lesquelles ils sont inclus. Dans certains jeux, comme Myst, tout objet dans une scène peut être attracteur car le joueur ne peut qu’amorcer par tâtonnements la construction d’un corps de règles, étant donné qu’il n’en dispose d’aucune au départ. Dans certains cas, le parti abductif est délibéré d’entrée de jeu. Ainsi le même jeu Myst commence-t-il par présenter un paysage d’île où le joueur est solitaire sur un quai. Seule une petite main à activer lui permet d’avancer. Il est implicitement mais fortement sollicité à se construire une structure sémiotique de compréhension, faute de quoi le jeu est impossible.

Une stratégie de sens

17Considérer la pratique d’une séquence sous l’angle d’un processus d’exploration sémiotique évolutif permet un nouveau regard sur le jeu et, plus généralement, sur le traitement d’informations incomplètes. Que ce soit d’aventure, d’arcade, de simulation ou sérieux (serious games), la trame du jeu est doublée par une séquence d’opérations de sens, renvoyant à la culture générale du joueur et au savoir qu’il se construit par interaction. Plusieurs chercheurs ont ainsi fait dessiner par des joueurs le plan du château dans un jeu d’aventures (Greenfield, 1994). On peut avancer qu’existe une forte relation entre la carte mentale de ce plan et le processus d’exploration sémiotique. Les constituants du plan du château ont résulté d’autres opérations sociocognitives de types variés. Par exemple, la représentation en deux dimensions d’un plan imaginé (ou perçu) en trois dimensions.

18Cette activité requiert de l’utilisateur une stratégie d’exploration du sens, qui suppose qu’il construise des visions des scénarios possibles dans lesquels il est engagé. La réflexivité nécessaire ne s’exerce pas seulement pendant la pratique du jeu. Elle fonctionne et se renforce en dehors des temps de pratique. Elle a à voir avec l’incertitude : nécessité de savoir construire des hypothèses, traiter une question malgré des manques d’information par abduction. Remarquons que l’attracteur d’abduction peut aussi être construit par le joueur lorsqu’il focalise son attention sur un objet. Une conséquence importante est que cette activité entraîne à la construction de savoirs procéduraux et fournit des modèles d’organisation pour y parvenir.

19Construire la narration de son vécu de jeu et de son implication personnels est chose malaisée. Le joueur éprouve de la difficulté à communiquer à autrui le récit d’une séquence ludique. Le manque de notions explicatives (le raisonnement abductif, la notion d’hypothèse, le processus de construction du sens, la notion d’explication elle-même, par exemple), le manque de vocabulaire correspondant et la complexité de la description rendent compte de cette incapacité de construire un métadiscours narratif sur le sujet compréhensible par un profane. Des langages propres à certains jeux permettent toutefois la communication entre ceux qui les connaissent. Ce serait un rôle utile de l’école que de former les jeunes à cette forme de communication.

20Du point de vue sémiotique, une question intéressante est celle du détournement d’un jeu virtuel. Nous avons observé un tel cas à l’initiative de joueurs, acte qui suppose la maîtrise du sens du jeu. Il s’agissait pour un groupe d’élèves de fin de second cycle d’adapter un jeu d’arcade au traitement symbolique d’un conflit avec un professeur. Ils identifièrent, avec l’aide d’informaticiens, les procédures représentant des météores et des avions qu’ils remplacèrent par des cabines téléphoniques qu’il convenait de détruire pour empêcher quiconque d’avertir le professeur (Perriault, 2004).

Le jeu en tant que dispositif sociocognitif et sémiotique

21Les éléments passés en revue montrent que le jeu virtuel est un espace d’interactions multiples et complexes. On voit ainsi apparaître deux couches caractérisant la pratique du jeu :

  • Une couche sociocognitive qui inclut les diverses opérations effectuées avec ces fonctions ;
  • Une couche sémiotique qui véhicule et modifie le sens de l’aventure au fur et à mesure qu’elle se déroule.
C’est une organisation de moyens en vue de l’obtention d’une fin par un joueur. En d’autres termes, c’est un dispositif de communication finalisé sur le jeu. La définition que donne Daniel Peraya de la notion de dispositif convient bien ici :

22

Un dispositif est une instance, un lieu social d’interaction et de coopération possédant ses intentions, son fonctionnement matériel et symbolique enfin, ses modes d’interactions propres. L’économie d’un dispositif – son fonctionnement – déterminée par les intentions, s’appuie sur l’organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales (affectives et relationnelles), cognitives, communicatives des sujets. [4]

23Revenons sur ce dispositif : c’est un lieu d’interaction qui a sa finalité propre : découvrir le récit du jeu par des modes spécifiques de sollicitation du joueur, à la fois sociocognitifs et sémiotiques. Les recherches récentes montrent que par construction il est doté d’une fonction d’entraînement et de perfectionnement de certaines de ces fonctions notamment à propos de la performance dans l’exploration et la maîtrise d’un espace virtuel. Par le truchement de la thématique du jeu, il renvoie à des imaginaires et à des mythologies diverses, dont le joueur s’imprègne en profondeur du fait du processus de contrôle sémiotique qu’il exerce. En résumé, ce dispositif de communication organise autour du joueur des moyens technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent les comportements et conduites affectives, relationnelles, cognitives et communicatives.

Le rôle du concepteur du dispositif

24La conception d’un jeu tient compte de l’ensemble des paramètres sociocognitifs et sémiotiques :

  • Pour perfectionner la modélisation du joueur. En témoignent le courant de recherche cité plus haut sur les fonctions perceptives du mouvement et celles de l’avatar ainsi que sur la relation du joueur à celui-ci.
  • Pour organiser le processus d’exploration sémiotique. Le dispositif organise la trame du jeu en séquences successives et sauts qualitatifs après des épreuves réussies. Un des outils importants à cet effet sont les « attracteurs d’abduction ». Ce sont des icônes qui sollicitent l’attention par l’étrangeté de leur nature ou de leur position et incitent à la création d’hypothèses dans lesquelles ils sont inclus. C’est le cas du rectangle noir évoqué plus haut. Dans certains jeux, comme Myst, tout objet dans une scène peut être attracteur car le joueur ne peut qu’amorcer par tâtonnements la construction d’un corps de règles, étant donné qu’il n’en dispose d’aucune au départ.
  • Pour instrumentaliser l’abduction par l’installation d’attracteurs destinés à déclencher celle-ci. C’est ce que déclare le concepteur de jeu anonyme cité plus haut : « I will look at the process of abductive reasoning and show the implications of this concept as it applies to computer game design. » Un attracteur d’abduction, notons-le au passage, est à l’opposé de la lettre volée dans la nouvelle éponyme d’Edgar Poe, que, bien qu’en évidence, personne ne voit ni a fortiori n’inclut dans une hypothèse d’exploration. Certains écrivains et auteurs de scénarios se sont beaucoup servis des attracteurs d’abduction : Georges Simenon, par exemple. Cela suggère des transversalités à explorer entre jeu et littérature et conduit à reporter, à titre d’hypothèse, la thématique du dispositif de jeu virtuel sur des œuvres littéraires, policières notamment, et celle du joueur au lecteur.
Les statistiques d’achat des jeux virtuels et celles des pratiques des jeux en ligne montrent que depuis une trentaine d’années, un nombre considérable de gens les ont pratiqués. Il serait intéressant à cet égard de construire dans la mesure du possible, le cumul des statistiques de ventes annuelles et d’interventions dans les jeux en ligne pour les pays qui en disposent, pour avoir une idée même approximative du nombre de joueurs qui constituent aujourd’hui ce qu’on appelle la génération Y. Si ce que disent les travaux des chercheurs sur les effets des jeux virtuels, tant sociocognitifs que sémiotiques, correspond à la réalité, on est en droit de penser qu’une bonne partie de cette population s’est vue sans le savoir entraînée à mieux explorer un espace virtuel, à traiter des informations en parallèle et à construire des hypothèses sur des bases empiriques. On a noté depuis très longtemps (Greenfield, 1984) que l’école dédaignait et dédaigne toujours cette forme d’apprentissage, se bloquant sur des considérations liées au contenu des jeux. L’apport des neurosciences confirme pourtant le rôle non négligeable des jeux virtuels dans la formation des compétences. Aussi ne peut-on évacuer aujourd’hui l’hypothèse que nous nous trouvons devant une mutation culturelle et cognitive.

25De leur côté, les concepteurs de jeux ont perfectionné les dispositifs et exercé un rôle de formateur de fait, puisque les dispositifs exercent certaines fonctions peu sollicitées par l’école, l’abduction notamment, et entraînent certaines capacités qui ont la grande vertu d’aider à analyser des situations et à gérer l’incertitude, un des grands défis pour les sociétés contemporaines.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Abelson, H. et diSessa, A. A., Turtle Geometry. The Computer as a Medium for Exploring Mathematics, Cambridge, The MIT Press, juil. 1986.
  • Amato, É. A., Le Jeu vidéo comme dispositif d’instanciation. Du phénomène ludique aux avatars en réseau, Thèse en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8, 2008.
  • Greenfield, P. M., Mind and Media. The Effects of Television, Video Games, and Computers, Londres, Fontana, 1984.
  • Greenfield, P. M., « Videogames as cultural artefacts », Journal of Applied Developmental Psychology, vol 15, no 1, janv.-mars 1994.
  • Jeannerod, M., « From Volition to Agency : The Mechanism of Action Recognition and its Failures », in Senanz, N. et Prinz, W. (dir.), Disorders of Volition, Cambridge, The MIT Press, 2006.
  • Lafrance, J.-P., Les Jeux vidéo à la recherche d’un monde meilleur, Paris, Hermes Science, 2006.
  • Lawler, R. L., Computer Experience and Cognitive Development. A Child’s Learning in a Computer Culture, Exeter, Ellis Horwood, 1985.
  • Mazalek, A. et al., « Giving Your Self to the Game. Transferring a Player’s own Movements to Avatars using Tangible Interfaces », Proceedings of the 2009 ACM SIGGRAPH Symposium on Video Games Association for Computing Machinery, New York, ACM Publications, 2009. En ligne sur <http://www.google.fr/search?client=firefox-a&rls=org.mozilla%3Afr%3Aofficial&channel=s&hl=fr&source=hp&biw=1280&bih=586&q=virtual+games+movement+perception&btnG=Recherche+Google>, consulté le 02/03/2012.
  • Okagaki, L. et Frensch, P. A., « Effects of Video Games Playing on Measures of Spatial Performance : Gender Effects in Late Adolescence », Journal of Applied Developmental Psychology, vol. 15, no 1, janv-mars 1994, p. 33-58.
  • Papert, S., Mindstorms, New York, Basic Books, 1980, publié en français, Jaillissement de l’esprit. Ordinateur et Apprentissage, Paris, Flammarion, 1981.
  • Perriault, J., « L’acquisition et la construction des connaissances par les jeux informatisés », Réseaux, vol. 12, no 67, sept.-oct. 1994.
  • Perriault, J., « Young People’s Use of Information and Communication Technologies. The Role of Sociocultural Abilities » in Perret-Clermont, A. N., Pontecorvo, C., Resnick, L. B., Zitoun, T. et Burge, B., Joining Society. Social Interaction and Learning in Adolescence and Youth, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

Mots-clés éditeurs : attracteurs d&#8217;abduction, jeux virtuels, codage commun du mouvement, fonctions sociocognitives, rotation mentale, contr&#244;le s&#233;miotique de processus

Mise en ligne 23/11/2013

https://doi.org/10.4267/2042/48284

Notes

  • [1]
    Jacques Perriault, Présentation du livre de Seymour Papert, « Jaillissement de l’esprit », La Recherche, no 1125, sept. 1981.
  • [2]
    Shailesh Chandrasekharan et al., « Giving your self to the Game. Transferring a Player’s own Movements to Avatars using Tangible Interfaces », Proceedings of the 2009 ACM SIGGRAPH Symposium on Video Games Association for Computing Machinery, New York, ACM Publications, 2009.
  • [3]
    Texte anonyme, Abduction and Computer Game Design ; l’auteur se déclare à la fois joueur et concepteur de jeux virtuels. En ligne sur <http://www.123HelpMe.com/view.asp?id=32434>, consulté le 02/12/2011.
  • [4]
    Voir l’article de Daniel Peraya, « Communication éducative médiatisée, formation à distance et campus virtuels », TECFA, Université de Genève, 2000. En ligne sur <http://tecfa.unige.ch/tecfa/teaching/riat140/ressources/internet_media.pdf/>, consulté le 02/12/2011.
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