Couverture de HERM_058

Article de revue

Les subventions de l'UE et la novlangue européenne : le cas de la Pologne

Pages 99 à 107

Notes

  • [1]
    Le présent article est le prolongement d’une conférence donnée lors du colloque « Translation-Language-Culture » organisé par la Chaire d’étude interdisciplinaire sur le langage à l’Université européenne Jósef Tischner de Cracovie en janvier 2010.
  • [2]
    POKL, Contest documentation, measure 7.2, Mazowia,/POKL/7.2.2/2009, p. 32-33.
  • [3]
    SOP-IEC : « Sectoral Operational Programme-Increase of Economic Competitiveness » (« Plan opérationnel sectoriel accroissement de la compétitivité économique »).
  • [4]
    SOP-HRD : « Sectoral Operational Programme-Human Ressources Development » (« Plan opérationnel sectoriel de développement des ressources humaines »).
  • [5]
    Une action à l’échelle nationale a même été lancée : « Les fonds européens – simplifiés ».
  • [6]
    Guide explicatif de l’euro-jargon, en ligne sur <http://europa.eu/abc/eurojargon/index_fr.htm>

1Dès l’entrée de la Pologne dans les institutions européennes, les questions ayant trait à la politique régionale de l’UE et notamment aux « fonds structurels » ont fait irruption dans la vie quotidienne des Polonais. Des formules telles que « Projet cofinancé par l’Union européenne », « Fonds européen de développement régional », « aides directes aux investissements », etc., sont vite devenues pour eux monnaie courante [1].

2Que les fonds structurels jouent un rôle majeur dans le développement local et régional, c’est bien évident, tout comme le fait que le montant des sommes destinées aux entreprises polonaises pour la période 2004-2006 ait constitué une divine surprise aussi bien pour les patrons que les employés. Les entreprises n’attendaient qu’une chose : que s’ouvrent les appels d’offre pour bénéficier de cette manne. Les premières tentatives pour obtenir des fonds européens ont cependant vite eu raison d’un tel enthousiasme : pour la plupart des candidats, les directives et toute la documentation annexe définissant les principes gouvernant l’octroi des subventions sont apparues comme des obstacles infranchissables. La préparation d’une demande de fonds, en s’en tenant aux documents et aux formulaires idoines, se révélait bien plus compliquée que prévu.

3Pourquoi de telles difficultés ? On pourrait avancer plusieurs raisons, mais la cause principale semble bien être la langue utilisée dans la documentation : elle a beau ressembler en surface à du polonais en se conformant à ses règles orthographiques et grammaticales, l’entrepreneur moyen a toutes les peines du monde à la déchiffrer.

Les fonds structurels européens : un parcours semé d’embûches

4La difficulté extrême pour comprendre cette « langue des subventions » officielle représente un obstacle de taille à franchir avant d’obtenir les fonds correspondants. Une langue truffée de lapsus, de salmigondis et de charabia en tous genres, même si elle peut à l’occasion paraître bien amusante, ne rend pas exactement justice aux efforts déployés par les entrepreneurs pour décrypter les informations fournies par les instances européennes et ce que ces dernières exigent en retour. Le sens du passage suivant, par exemple, paraît pour le moins obscur, que ce soit dans l’original en polonais ou dans la traduction en français (pour les besoins du présent article) :

5

Projekty równo?ciowe tj. te, ktore realizuj? w pe?ni zasad? równo?ci szans kobiet i m??czyzn powinny odpowiada? za zdiagnozowanie potrzeby beneficjentów i beneficjentek ostatecznych, których grupy zawsze powinny by? scharakteryzowane pod k?tem p?ci oraz innych cech (wieku, miejsca zamieszkania, poziomu wykszta?cenia, stopnia sprawno?ci, sytuacji rodzinnej, itd.). Ich celem powinno by? udzielenie wsparcia « szytego na miar? », adkwatnego w przypadku konkretnych grup docelowych, a nie polegaj?ce na podziale 50/50. Powinny one tak?e odpowiada? na potrzeby beneficjentów i beneficjentek ostatecznych z uwzgl?dnieniem ich mo?liwo?ci czasowych i mobilno?ci. Wszystkie elementy projektu (uzasadnienie, cele, dzia?ania, bud?et) powinny by? ze sob? spójne i kolejno z siebie wynika?.

Traduction

6

Les projets pour l’égalité, c.-à-d. ceux qui respectent pleinement le principe de l’égalité des chances entre hommes et femmes, doivent prendre en charge le diagnostic des besoins des bénéficiaires ultimes dont les groupes doivent toujours être définis en raison du sexe ainsi que d’autres critères (âge, domiciliation, niveau d’études, degré d’invalidité, situation familiale, etc.). L’objectif de ces projets doit être de fournir une aide « sur mesure » concrète et en adéquation avec les groupes cible visés et non sur la base d’une distribution 50/50. Ils doivent également correspondre aux besoins des bénéficiaires ultimes en prenant en considération leur disponibilité en temps et leur degré de mobilité respectifs. Tous les éléments du projet (justifications, objectifs, activités, budget) doivent être cohérents et s’enchaîner logiquement les uns aux autres [2].

7Lors des rencontres linguistiques qui ont eu lieu en 2005, le Conseil de la langue polonaise a débattu de la politique linguistique à mener dans le cadre de l’intégration de la Pologne à l’Union européenne. Les experts s’inquiétaient de la qualité de la langue utilisée dans de nombreux documents de l’UE et de leur traduction en polonais. L’entrée de la Pologne dans l’UE, a-t-on généralement estimé, entraînerait des changements inévitables dans la langue, notamment en raison du recours à de nombreux emprunts (en particulier à l’anglais), ce qui ne manquerait pas d’avoir un impact sur le polonais. Il fallait s’attendre à ce qu’en acceptant ainsi d’accueillir de nombreux éléments étrangers, la langue prenne une nouvelle direction. On considéra cependant que ce n’était pas une menace sérieuse pour l’intégrité du polonais. D’ailleurs, les spécialistes étaient favorables à ce que l’on adopte des mots pour lesquels il n’existe pas d’équivalents en polonais, processus qui peut être une source d’enrichissement pour la langue, notamment lorsque les mots empruntés s’avèrent plus concis ou plus adéquats.

8Résultat : on assiste aujourd’hui à la naissance d’une nouvelle langue, l’euro-polonais – version polonaise de la langue UE, ou euro-langue – à moins que ce ne soit la version UE du polonais. Cette langue ressemble toujours à du polonais, mais elle est si envahie de jargon bureaucratique que l’on peut à bon droit se demander si c’est encore du polonais (K?osi?ska, 2005), ce que vient apparemment confirmer la recherche.

9En 2005, le ministère du Développement régional a chargé PENTOR Research International de mener un projet de recherche concernant « le degré d’information du public sur la disponibilité des fonds européens ». La recherche a été réalisée en interrogeant vingt groupes de discussions (focus groups) situés dans dix endroits différents de Pologne. Les personnes interrogées se sont vu poser les questions suivantes :

  • Quel contexte la question des fonds structurels évoque-t-elle ?
  • Quelles informations a-t-on sur les fonds structurels ?
  • De quels compléments d’information a-t-on besoin sur le sujet ?
Les problèmes concernant la communication des informations permettant l’obtention de fonds européens, tels qu’ils ont été diagnostiqués par PENTOR Research International sont les suivants (Socha?ska et al., 2006) :
  • Manque d’une description cohérente des éléments du dossier.
  • Langage incompréhensible.
  • Absence de corrélation entre l’information transmise et les besoins des destinataires.
La langue utilisée pour informer les intéressés sur les fonds structurels s’est révélée trop officielle, trop abstraite et incompréhensible. Des formules telles que « fonds structurel » ou « programme opérationnel » ne sauraient parler à l’imaginaire collectif. Deux ans après l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, ces notions n’étaient toujours pas entrées dans l’esprit de l’opinion publique. Ces termes, l’un comme l’autre, étaient inconnus de presque tous les membres des groupes de discussion, et ils étaient perçus comme étrangers, compliqués, du domaine de la politique, « pas pour moi ». Les termes correspondants employés par eux étaient : « l’argent de l’UE », « les fonds de l’UE », « l’argent de l’Union », « les fonds de l’UE », « l’aide de l’UE », « l’aide financière », « les subventions de l’UE », « les ressources de l’UE », « les incitations financières », « les remboursements », « l’argent de Bruxelles ». La conclusion semble aller de soi : les termes en question devraient être remplacés par des équivalents plus « conviviaux » afin d’être compris d’un public plus large.

10Des énoncés tels que « Les bénéficiaires du SOP-IEC [3] sont des entités commerciales » ou « Le SOP-HRD [4] est un ensemble de priorités, qui se partagent selon les activités suivantes » sont tout aussi incompréhensibles. L’examen des brochures ou des autres supports documentaires publiés par des organismes publics a montré que de tels énoncés sont la règle par rapport à des formulations plus simples. Les documents faisaient également appel à de nombreuses connaissances théoriques, en expliquant le fonctionnement d’un système déjà en lui-même complexe, de manière compliquée, renforçant ainsi l’impression que les fonds de l’UE sont impossibles à obtenir.

Pourquoi l’euro-polonais est-il si difficile à comprendre ?

11Quelles sont les raisons qui expliquent ces problèmes linguistiques ? Pourquoi l’euro-polonais est-il si impénétrable ? Pourquoi avons-nous autant de difficulté à comprendre les documents de l’UE, et notamment la documentation relative aux appels d’offre (contest documentation) ? Pourquoi autant d’ambiguïtés et d’obscurités ? Pourquoi, si longtemps après, certains termes demeurent-ils toujours aussi opaques ?

12On avancera cinq principales raisons pour cet état de choses :

  • Les caractéristiques de la langue officielle.
  • Les caractéristiques de la langue UE (l’« eurojargon »).
  • Les défauts de traduction.
  • Les calques sur l’anglais.
  • Les spécificités de la langue utilisée pour décrire les projets.
Tous ces facteurs contribuent à l’effet final : des directives incompréhensibles pour postuler aux appels d’offre de l’UE. On ne saurait donc s’étonner qu’une personne qui n’est pas habituée à s’occuper des questions européennes et qui ne travaille pas dans l’administration publique soit incapable de se frayer un chemin à travers une telle terminologie, agrémentée de clichés sans nombre et de locutions plus opaques les unes que les autres.

Les caractéristiques de la langue administrative

13Un goût immodéré pour le formalisme, allié au souci de ne veiller qu’à ses propres intérêts et de s’en tenir aux règlementations de l’UE en n’utilisant que la langue officielle n’est pas la meilleure des solutions pour aider à comprendre la documentation fournie. Malheureusement, ses auteurs ne cherchent pas à se mettre à la place de Monsieur tout le monde, persuadés qu’ils sont que les gens ont pour obligation d’assimiler la terminologie et de se plier à toutes les procédures sans état d’âme. Voilà pourquoi on a tous en Pologne l’impression que l’administration vient de la planète Vénus et les Polonais de Mars. Plus précisément, la logique adoptée par elle semble indiquer que, de son point de vue, l’administration constitue le soleil autour duquel est censé tourner le reste du monde. L’administration ne fait donc pas grand-chose pour comprendre la logique qui gouverne le reste du monde et simplifier l’utilisation des fonds et des procédures pour les obtenir, ce qui devrait pourtant être à la portée du citoyen lambda.

Le message est crypté ; le code, inconnu

14Ces mots « cryptés », qui ne peuvent être compris par les profanes dans le domaine des fonds européens, ce sont, entre autres : convergence, innovation, complémentarité, synergie, éligibilité, mise en œuvre, valeur ajoutée, etc. Malgré les assurances de l’administration que l’allocation des fonds doit être claire et transparente [5], celle-ci est loin de l’être, ce qui crée à son tour des difficultés quand il s’agit d’investir tant dans les ressources humaines que dans les biens d’équipement. L’usage fréquent d’expressions abstraites telles que « exclusion sociale », « égalité des chances », « ligne de démarcation », etc., rend la langue très formelle et difficile à comprendre, non parce qu’elle a trait à des questions juridiques, mais parce qu’elle a recours à des notions qui pourraient être formulées de manière beaucoup plus simple. Très souvent, la documentation sur les appels d’offre exige que l’on consulte également les institutions chargées de leur mise en œuvre, c’est-à-dire les responsables qui ne sont pas toujours certains de la manière d’interpréter les textes, et, dans les cas litigieux, ceux-ci demanderont aux intéressés de consulter une institution plus haute : le ministère du Développement régional ou le ministère des Finances, par exemple.

15Comme toute langue propre à un groupe professionnel, la langue officielle utilisée pour les fonds structurels a également ses traits distinctifs. Ce jargon utilise des clichés techniques que l’on retrouve dans la documentation de l’UE et que l’on ne traduit malheureusement pas comme un tout, mais mot à mot. Une complication supplémentaire naît de ce que certaines expressions ont été à l’origine formulées dans une langue étrangère (gender mainstreaming ou cross-financing) alors même que leur sens n’est pas clair pour les locuteurs natifs de cette langue s’ils sont profanes en matière de fonds européens. Il y a souvent des mots qui acquièrent une nouvelle acception dans le domaine en question, comme le verbe « to apply – aplikowa? ». Dans le jargon administratif de l’UE, ce verbe aplikowa? signifie « tenter d’obtenir des fonds européens pour le lancement d’un projet », tandis qu’en polonais courant il signifie « faire un stage juridique », « orner un tissu » (ou « broder »), « prescrire » (un médicament) et, par extension, « donner quelque chose à quelqu’un ».

Les caractéristiques de l’euro-jargon

16L’euro-jargon, se distingue tout d’abord par l’utilisation de termes comprenant le préfixe « euro- ». Ces mots finissent par ressembler les uns aux autres en raison de la prolifération des composés construits avec le même préfixe, ce qui risque de semer la confusion chez les bénéficiaires potentiels des fonds de l’UE. Voici quelques-uns des types d’« euro-composés » les plus fréquents :

  • les termes liés aux institutions européennes, comme Europarlement (le Parlement européen), Eurobanque (la Banque centrale européenne à Frankfort) ;
  • les mots composés renvoyant à la législation européenne, comme euroréférendum (c’est-à-dire un référendum où les votants se prononcent pour ou contre l’intégration de leur pays à l’UE) ;
  • les termes ayant trait à l’argent, comme eurodevise, eurosubventions, ou bien, en anglais, les Euro interest rates, par quoi il faut comprendre les taux d’intérêts applicables en Europe ;
  • les termes décrivant les attitudes adoptées à l’égard de l’intégration, comme eurocratie, eurosceptiques, euroenthousiasme (Kosecki, 2002).
Un grand nombre de ceux qui, directement ou indirectement, participent à l’élaboration de l’euro-jargon, s’opposent ouvertement à une telle « mutilation » de la langue, mais ce fait à lui seul n’est naturellement pas suffisant pour améliorer sa qualité. C’est à un groupe réduit de responsables, notamment ceux qui s’occupent des questions juridiques en élaborant les documents de travail et les traités de l’UE, qu’il faut imputer la responsabilité d’avoir imposé aux utilisateurs ce genre de langage.

17Les avocats cherchent à contraindre leurs collaborateurs à utiliser les mêmes termes employés dans les textes officiels sans prêter la moindre attention aux usages en vigueur dans telle ou telle langue. À leurs yeux, on devrait dire : « Cette année, je vais passer des vacances en République tchèque, au Royaume-Uni et au Royaume des Pays-Bas » au lieu de dire, plus simplement, en « Tchéquie », en « Angleterre » ou en « Hollande », et le reste à l’avenant.

18Quand ils traitent des enjeux européens, les fonctionnaires de l’UE et les médias utilisent l’euro-jargon dans sa variante la plus achevée. Autrement dit, en recourant à des mots et des expressions qu’ils sont les seuls à comprendre : ce jargon est incompréhensible pour quantité de gens, et même pour les journalistes qui ne sont pas spécialistes de ces questions. L’euro-langue – en anglais euro-speak – se caractérise par des termes, des expressions et des formulations de base qui sont utilisées dans la plupart des réunions, des conférences ou des discours prononcés au Parlement européen.

19L’emploi de l’euro-jargon peut entraîner des problèmes de compréhension dans la transmission de l’information destinée au plus grand nombre, et c’est pourquoi un Guide explicatif de l’euro-jargon a été créé, contenant 233 termes se rapportant aux institutions et aux activités de l’UE et qui sont mis à jour en fonction des nouvelles réglementations mises en place. Les définitions de ces termes sont actuellement disponibles en 21 langues (septembre 2010). Nous n’exagérons pas en disant que l’euro-langue est opaque pour le commun des mortels. Le guide explicatif ne laisse planer là-dessus aucun doute : « Le personnel des institutions de l’Union européenne et les médias qui traitent des affaires de l’Union utilisent souvent des mots et des expressions d’euro-jargon qu’ils sont les seuls à comprendre. L’euro-jargon peut être très déroutant pour le grand public, et c’est la raison pour laquelle nous avons rédigé ce Guide explicatif de l’euro-jargon pour vous aider [6]. »

Les défauts des traductions et les calques sur l’anglais

20Sur le site Web du ministère des Affaires étrangères polonais, on trouve les versions révisées de plus de 300 textes législatifs de l’UE, chacune d’elles ayant dû être corrigée plus d’une fois. Ce sont les directives de l’UE qui posent le moins de problèmes, dans la mesure où c’est l’État qui est chargé de les faire entrer en vigueur par l’intermédiaire des lois qu’il fait voter. Mais les traités et les règlements de l’UE ont immédiatement force de loi pour tout un chacun, ce qui, en cas de traductions erronées, peut entraîner des problèmes majeurs pour les entreprises, notamment les petites, qui ne peuvent s’offrir un service juridique d’un niveau suffisant. Il est donc à prévoir que ces entreprises ne se verraient pas acquittées devant les tribunaux de l’UE en plaidant que « ce n’est pas ce que disait la version polonaise »…

21De nombreuses sociétés utilisent des documents originaux écrits dans d’autres langues officielles de l’UE, et non des traductions en polonais. Les traductions sont d’ordinaire comparées aux originaux pour éviter les erreurs d’interprétations pouvant tirer à conséquence. La « novlangue » des documents de l’UE n’est pas facile à traduire, et la plupart des termes, traduits sans les connaissances et les capacités de compréhension voulues, ne servent plus à rien. Les personnes travaillant dans « l’euro-business », habituées à de tels défauts, ont heureusement appris à choisir l’interprétation la plus appropriée, mais quelqu’un qui commence à travailler sur les fonds de l’UE doit apprendre à percer à jour les arcanes de cette langue en reprenant tout à zéro.

22Qui plus est, quantité de termes empruntés à l’anglais ont été adoptés en polonais, notamment ceux qui se terminent en ing comme factoring, consulting, marketing, coaching. Répétons-le, les spécialistes des fonds structurels de l’UE savent bien ce que recouvrent ces notions, mais le profane doit leur consacrer des efforts prodigieux pour les interpréter correctement. Les nouveaux emprunts entrés dans le lexique du polonais peuvent parfois être remplacés par des mots appartenant au fonds commun de la langue, mais ils demandent souvent à être rendus par plusieurs mots pour être traduits avec précision : par exemple, le mot anglais monitoring signifie contrôle ou surveillance en continu, etc.

Les spécificités de la langue utilisée pour les projets

23La « langue des projets », c’est-à-dire l’ensemble du lexique utilisé dans le domaine des « projets », est à mettre en relation avec la jeune discipline de la gestion de « projets » (project management), qui se distingue par les traits suivants :

  • Elle est toute nouvelle : en tant que discipline universitaire émergente, la terminologie qu’elle utilise se heurte à des résistances et n’est pas connue du plus grand nombre. Ceux qui veulent utiliser la terminologie de la gestion de projets doivent soit se reporter aux publications existantes ou se tourner vers les services de consultants aux mains d’un groupe très réduit d’experts.
  • Elle fait appel à de nombreux emprunts à l’anglais : parce que la discipline est jeune et d’origine anglo-saxonne, un grand nombre de locutions et d’abréviations anglaises ont été définitivement adoptées.
  • C’est une langue de professionnels : la gestion de projet est une discipline qui s’appuie sur une pratique, mais à partir du moment où le Pennsylvania PMI (Project Management Institute) a commencé ses activités en 1969, elle s’est transformée en discipline universitaire, et aujourd’hui « gestionnaire de projet » est devenu une profession à part entière.
  • Elle a sa propre terminologie, comme toute langue professionnelle.
  • Les financements de l’UE sont des « projets », créés sur la base des demandes antérieures.

La langue de la documentation est trop compliquée

24Les recherches de l’auteur du présent article, effectuées en janvier 2010, ont confirmé l’hypothèse de l’opacité et de la complexité de la documentation concernant les démarches à entreprendre pour concourir aux appels d’offre relatifs aux subventions de l’UE. Ces recherches ont porté sur 50 personnes choisies au hasard dans le domaine de l’administration publique (12), du secteur privé (28), des fondations (2), de l’enseignement public et privé (8). La structure du groupe sur lequel a porté l’enquête confirme le fait que ceux qui demandent à bénéficier d’un financement de l’UE travaillent essentiellement dans des sociétés de consultants spécialisés du secteur privé. Les personnes interrogées consultent la documentation sur les appels d’offre et les lignes directrices correspondantes de manière quotidienne, mais il n’en demeure pas moins que 52 % d’entre elles ont besoin de lire deux fois la documentation afin d’en comprendre le sens et les principales implications, et 24 % doivent s’y prendre à trois reprises.

25De plus, la plupart des personnes interrogées s’accordent à dire que, sans connaissances spécialisées concernant certains programmes, il est impossible de comprendre les lignes directrices et la documentation des appels d’offre (68 %), et 87 % estiment qu’elles pourraient être simplifiées en polonais courant, évitant ainsi la complexité de la langue aujourd’hui utilisée.

26Parmi les personnes qui préparent les dossiers de candidature, rares sont celles qui utilisent la terminologie professionnelle dans la vie de tous les jours. Quand elles parlent de leur travail, elles recourent à des synonymes puisés dans la langue courante, qui permettent de faire clairement comprendre le détail de leur activité. On peut donc y voir la preuve manifeste qu’il est facile de trouver le moyen d’améliorer les processus de communication en jeu dans la documentation des appels d’offre. Une langue compréhensible pour tous existe bel et bien : il suffit de trouver les mots appropriés, de les assembler dans des phrases simples. C’est de cette manière que l’on pourra véritablement appliquer le principe de transparence aux fonds structurels européens, ce qui leur permettra du même coup d’être plus accessibles à ceux à qui ils sont destinés, une fois que les modalités de leur attribution auront été exprimées dans une langue exempte d’obscurités et de chausse-trapes en tous genres.

Conclusion

27Prenez 100 pages d’un texte homogène, additionnez-le d’une bonne dose de langue officielle spécialisée, c’est-à-dire d’une poignée de mots-clés, rehaussée d’une pointe de logique personnelle et de quelques extraits de « langue des projets », le tout avec méthode. Ajoutez-y une pincée de termes d’emprunts euro-jargonnants et versez en abondance de la sauce de « pseudo-traducteur » (obtenue en traduisant les termes juridiques de l’UE « directement » en polonais) sur tout votre plat, et vous obtiendrez ainsi la réalité à laquelle sont d’ordinaire confrontés les candidats à des subventions de l’UE – en l’occurrence, une incompréhensible mixture que l’on appelle la documentation pour les appels d’offre.

28Aussi longtemps que les responsables polonais s’ingénieront à utiliser une telle recette pour la documentation en question, les fonds de l’UE ne seront accessibles qu’aux happy few. Ces heureux élus seront ceux qui peuvent se payer les services de spécialistes en mesure de comprendre la langue employée, à moins que ce ne soient ces spécialistes eux-mêmes, qui utilisent alors ces fonds à leur propre avantage.

29D’emblée, le principal obstacle que l’on doit franchir pour espérer obtenir les subventions de l’UE n’est pas, comme tout le monde le craignait de prime abord, affaire de contenu ou de méthode, mais la langue censée être commune, qui souffre encore des maux suivants :

  • formalisme des responsables et de la documentation qu’ils préparent ;
  • manque d’exactitude et de correction ;
  • fautes de langage, définitions incohérentes, surabondance des interprétations possibles ; phrases longues, complexes et difficiles à comprendre ;
  • recours à des mots clés tels que gender mainstreaming, « exclusion sociale », « coûts indirects », « complémentarité », etc. ;
  • une terminologie envahissante ;
  • la « dynamique » du changement pour le changement livrée à elle-même ; la documentation se complexifie de plus en plus rapidement, avant même que l’on ait le temps d’en assimiler la substantifique moelle.
On ne peut espérer qu’une chose : que les parties prenantes prennent conscience, le plus vite possible, des entraves que représente la langue actuellement utilisée par les institutions européennes. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que la communication en matière de fonds structurels entrera dans une nouvelle phase, lui permettant enfin d’être comprise en dehors du cercle étroit des spécialistes, par l’utilisation d’un polonais, clair, simple et par conséquent intelligible par tous. Mais ce qui vaut pour la Pologne et le polonais n’est-il pas également valable pour d’autres pays et d’autres langues de l’UE ?

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Delisle, C.L., Olson, D., « Would the Real Project Management Language Please Stand up », International Journal of Project Management, n° 22, 2004.
  • K?osi?ska, K., « Rada J?zyka Polskiego », UE szans? dla j?z. polskiego, PAP, 2005.
  • Kosecki, K., « Euro?argon jako j?zyk specjalny up », in Szpila, G. (dir.), J?zyk a komunikacja trzeciego tysi?clecia II, « Nowe oblicza komunikacji we wspó?czesnej polszczy?nie », Wydawnictwo Tertium, Kraków 2002.
  • POKL, Contest documentation, measure 7.2, Mazowia,/POKL/7.2.2/2009
  • Socha?ska, M., Morysi?ska, A., Suli?ska-Wójcik, A., « Akcesja Polski do struktur Unii Europejskiej i id?ce za ni? mo?liwo?ci wykorzystywania ?rodków strukturalnych, Ministerstwo Rozwoju Regionalnego », Departament Koordynacji Polityki Strukturalnej, in Fundusze strukturalne w Polsce, n° 6/2006, Varsovie, 2006.
  • Szpila, G., J?zyk a komunikacja trzeciego tysi?clecia II. Nowe oblicza komunikacji we wspó?czesnej polszczy?nie, Wydawnictwo Tertium, Cracovie, 2002.
  • Terminology of European Education and Training Policy – a Selection of 100 Key Terms, European Centre for the Development of Vocational Training CEDEFOP, Office for Official Publications of the European Communities, Luxembourg, 2008.

Mots-clés éditeurs : fonds structurels, subventions, Union européenne, novlangue, langue polonaise, euro-langue, euro-polonais, appels d'offre, langue de bois

Date de mise en ligne : 23/11/2013.

https://doi.org/10.3917/herm.058.0099

Notes

  • [1]
    Le présent article est le prolongement d’une conférence donnée lors du colloque « Translation-Language-Culture » organisé par la Chaire d’étude interdisciplinaire sur le langage à l’Université européenne Jósef Tischner de Cracovie en janvier 2010.
  • [2]
    POKL, Contest documentation, measure 7.2, Mazowia,/POKL/7.2.2/2009, p. 32-33.
  • [3]
    SOP-IEC : « Sectoral Operational Programme-Increase of Economic Competitiveness » (« Plan opérationnel sectoriel accroissement de la compétitivité économique »).
  • [4]
    SOP-HRD : « Sectoral Operational Programme-Human Ressources Development » (« Plan opérationnel sectoriel de développement des ressources humaines »).
  • [5]
    Une action à l’échelle nationale a même été lancée : « Les fonds européens – simplifiés ».
  • [6]
    Guide explicatif de l’euro-jargon, en ligne sur <http://europa.eu/abc/eurojargon/index_fr.htm>
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions