Notes
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[1]
Voir aussi le site suivant d’Industrie Canada : <http://www.ic.gc.ca/eic/site/dir-ect.nsf/fra/h_uw00883.html> (consulté le 9 septembre 2009).
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[2]
Voir l’exemple de l’ONG « Médecins du Monde » et son appel à des traducteurs de formation pour la définition de sa communication avec les médias arabes : <http://medecinsdumonde.org/fr/mobilisation/les_evenements/ong_comment_communiquer_avec_les_medias_arabes_actes_en_video> (consulté le 9 septembre 2009).
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[3]
Certains traducteurs de formation exercent cette médiation humanitaire à l’étranger dans le cadre d’ONG spécialement dédiées à cet effet. C’est par exemple le cas de l’ONG « Médiateurs internationaux multilingues » (MIM) : <www.ngo-mim.org> (consulté le 9 septembre 2009).
1La mondialisation, qui trouve aujourd’hui son illustration la plus visible dans l’expansion d’Internet, a généré un nouveau besoin : c’est le désir de communiquer en plusieurs langues. Ainsi, la communication multilingue apparaît aujourd’hui comme un besoin nouveau mais aussi comme un phénomène incontournable de la mondialisation dont il faut explorer les formes et les implications.
2Dans les pages qui suivent, nous allons donner un bref aperçu des nouveaux métiers qui s’offrent au traducteur, mais qui exigent de lui une compétence interdisciplinaire faisant appel tout à la fois à la langue, à la culture, à la communication et à la technologie.
Le traducteur chargé de communication multilingue
3Le premier métier innovant qui exige cette compétence interdisciplinaire est certainement la traduction-localisation des sites Web (Gouadec, 2009) [1]. La « localisation », équivalent de l’anglais localization, désigne la traduction et l’adaptation globale des produits et des services à un locus (lieu, région, pays, continent). Cette spécialité relativement nouvelle pour les traducteurs connaît un essor remarquable depuis une décennie environ. Elle a été intégrée à la plupart des formations de traducteurs à travers le monde, bouleversant à la fois les modes d’enseignement et les contenus des programmes universitaires (Archibald, 2004). Ce nouveau métier englobe différentes tâches qui se distinguent toutes de la traduction « classique » par un recours massif à la technologie et par une intégration, en amont comme en aval, des outils informatiques et infographiques dans la formation académique et dans la pratique professionnelle. Dans The Moving Text (2004), Pym explique les tenants et les aboutissants de cette interaction entre traduction et localisation, ainsi que les fondements théoriques de cette activité.
4La traduction-localisation d’un site Web, c’est-à-dire son adaptation en une ou plusieurs langues, concerne deux aspects distincts mais complémentaires : le premier est l’aspect proprement technique de l’adaptation, le second est l’aspect communicationnel de la localisation. Dans le premier cas, cela concerne notamment les tâches suivantes : traduction du texte des graphiques sur les images, modification des formats (quantités, devises, notations décimales, unités de mesure), conversion des liens originaux et routage vers la nouvelle rubrique appropriée, révision de la mise en page et inversion des menus pour les langues qui se lisent de droite à gauche, modification des informations de contact (numéros et adresses), test de fonctionnalité vers toutes les rubriques et dans tous les navigateurs. Mais au-delà de l’aspect proprement technique de la localisation, le plus important réside dans la dimension communicationnelle des sites Web. En effet, ceux-ci constituent dans la pratique une vitrine promotionnelle des institutions et des entreprises, car Internet est devenu, en réalité, le champ privilégié de la publicité virtuelle sous toutes ses formes. De ce fait, la localisation des sites Web s’inscrit dans le cadre plus large de la communication multilingue à caractère informationnel et publicitaire.
5Dans La Communication multilingue : traduction commerciale et institutionnelle (2008b), nous avons montré, à partir de plusieurs études de cas concernant les sites Web des entreprises multinationales et des compagnies aériennes, que la pluralité linguistique des messages s’inscrit dans une stratégie d’optimisation communicationnelle. Mais la question centrale est de savoir si cette pluralité linguistique est définitoire de ce type de projet. La réponse est affirmative : on appelle « projet de communication multilingue » l’ensemble des versions linguistiques à réaliser afin de répondre à un besoin défini de traduction ou de communication. Ce sera par exemple un site Web multilingue ou une plaquette publicitaire en plusieurs langues ou encore un support de formation multiculturel (CD, DVD didactique), un manuel technique traduit et diffusé sur support informatique ou encore une base de connaissances en ligne.
6La communication multilingue désigne ainsi le processus de diffusion des versions en plusieurs langues et le multitexte, le « produit des différentes versions d’un même message » (Guidère, 2008b, p. 19-20). Dans ce type de communication, le facteur Temps est essentiel parce que des utilisateurs de tous horizons ont simultanément accès aux diverses versions d’un même produit langagier (par exemple, un site Web multilingue). Malgré les distances géographiques, linguistiques et culturelles qui les séparent, ils peuvent accéder à la même information en même temps et partageront, ainsi, un même espace virtuel de communication par-delà les frontières territoriales et culturelles.
7Cette difficulté est accentuée par le fait qu’il existe plusieurs types de temporalité en communication multilingue : temps de réalisation (durée), temps de l’émission (moment), temps de la réception (opportunité). Gérer le temps de la communication consiste avant tout à hiérarchiser un ensemble de composantes relevant de domaines différents mais interconnectés : linguistique, culturel, terminologique, informatique, juridique, etc. Ainsi, les difficultés du projet multilingue ne résident pas tant dans la multiplicité des langues que dans la gestion de ces différentes dimensions. Contrairement aux projets de traduction personnels ou aux projets internes de faible envergure, le projet multilingue engage parallèlement des acteurs issus de domaines et de cultures diverses.
8Pour cette raison, la gestion de projets multilingues est devenue une spécialité à part entière dans laquelle les compétences langagières et traductionnelles ne sont qu’un préalable au travail de management humain d’individus rattachés à des disciplines différentes et possédant des cultures professionnelles parfois antagonistes. Ce constat est d’autant plus vrai dans le cadre des projets internationaux réunissant des individus ou des équipes issus de plusieurs pays. Dans de tels cas, le gestionnaire de projet est assimilable en réalité à un manager international avec, en plus, l’exigence d’une expertise particulière en matière de diversité linguistique et culturelle.
Le traducteur chargé de médiation humanitaire
9La mondialisation ne touche pas uniquement l’économie et le commerce, elle concerne également les opérations militaires et les missions humanitaires qui ont connu depuis la chute du mur de Berlin une expansion sans précédent. Quelques études ont été consacrées ces dernières années aux problématiques traductologiques liées aux crises et aux conflits (Baker, 2006 ; Salama-Carr, 2007), mais peu de travaux sont concrètement dédiés à l’analyse de ces nouveaux contextes d’intervention du traducteur. C’est ce que nous avons entrepris dans Irak in Translation (2008a) où en partant d’une enquête approfondie sur les interprètes-traducteurs engagés en Irak, nous avons montré le manque cruel de compétences en la matière et la spécificité des interventions du traducteur en zone de guerre. À partir d’une description détaillée des tâches et des contextes d’intervention, nous mettons en évidence les lacunes considérables dans la préparation des interprètes-traducteurs à ce qui est devenu un véritable métier : la médiation humanitaire.
10Le médiateur humanitaire est un spécialiste de la communication interculturelle chargé de résoudre – par le dialogue – des divergences d’opinion ou d’intérêts, afin que les uns soient mieux compris par les autres et que tous puissent cohabiter dans l’harmonie et la paix. Dans cette optique, l’un des objectifs du médiateur est d’assurer l’intercompréhension tout en maintenant une position de neutralité qui préserve sa légitimité et sa crédibilité. D’ailleurs en anglais, on parle non pas de « médiation » mais « d’interprétation », car le rôle du traducteur en tant que médiateur est de recevoir et d’interpréter ce qui émane des deux parties, afin de les concilier, c’est-à-dire de trouver un juste milieu qui les réunit autour d’un objectif commun.
11Le métier de médiateur comporte ainsi plusieurs aspects. Les missions qu’il doit mener touchent autant à la langue qu’à la culture, au social autant qu’au politique, parce qu’il s’agit avant tout d’écoute et de dialogue. Cela signifie de la part du traducteur médiateur une maîtrise des techniques de communication en langue étrangère, une capacité d’adaptation rapide en fonction des contextes et des interlocuteurs, du cadre et des finalités de la médiation, mais aussi de l’état d’esprit des différents interlocuteurs concernés. De ce point de vue, le médiateur remplit un rôle à la fois éthique et politique, qui fait de lui un acteur central des missions humanitaires menées aujourd’hui : travail d’information et de sensibilisation auprès des populations locales, travail de réappropriation des normes et de réinstauration du dialogue, travail de négociation et de conciliation. Ainsi, la médiation humanitaire est la manifestation de l’importance de la parole échangée ou donnée, du dialogue comme instrument et comme solution politique (Guidère, 2010).
12On distingue dans la médiation humanitaire deux grands types d’interventions :
- La médiation directe qui désigne l’intervention du traducteur médiateur en chair et en os auprès du public visé par la médiation. Il va à la rencontre de la population locale et dialogue directement avec elle pour essayer d’expliquer un projet, une situation, un point de vue, ou pour trouver une solution à un problème posé. Pour cela, le médiateur doit savoir observer, interpréter et décider de la démarche adéquate en fonction de la situation et des interlocuteurs en présence. Il doit mettre en œuvre une stratégie de communication interculturelle qui réponde aux attentes du public visé et aux impératifs de la mission qui lui est confiée : information, sensibilisation, conciliation, négociation, etc. C’est le cas, par exemple, du traducteur qui accompagne et assiste une mission humanitaire dans une zone de crise ou de conflit.
- La médiation indirecte qui désigne la participation du traducteur médiateur à l’élaboration des divers supports d’information et de communication destinés au public étranger ou aux populations locales. Cela englobe tous les documents élaborés par le médiateur – ou recommandés par lui – pour aider le public cible à comprendre une situation ou à interagir dans un contexte humanitaire : fiche d’aide, guides de conversation, supports didactiques, etc. Ce type de médiation indirecte dépend de la qualité des contenus linguistiques et culturels utilisés, des supports recommandés et des démarches de communication déployées. Mais l’idée directrice est que le médiateur doit se mettre dans la peau de l’Autre pour élaborer des contenus, des supports et des outils susceptibles de l’aider concrètement. C’est le cas par exemple du traducteur qui assiste une ONG dans la rédaction des documents d’information médicale destinés aux populations locales ou bien qui l’aide à affiner sa communication avec les médias étrangers dans ses zones d’intervention humanitaire [2].
Le traducteur chargé de veille multilingue
13Parallèlement à son investissement dans les activités de communication multilingue, le traducteur découvre progressivement les avantages d’une maîtrise avancée des langues et des cultures étrangères pour la recherche et le tri d’informations susceptibles d’intéresser les institutions nationales ou les entreprises multinationales.
14La veille multilingue est une expression générique qui désigne le suivi informationnel d’une thématique ou d’une entité en deux ou plusieurs langues, parallèlement et simultanément, à partir de diverses sources. Elle englobe plusieurs types de veilles spécifiques selon le domaine visé, et fait appel aux techniques de recherche documentaire multilingue (Data Mining, Text Mining, Web Mining). Cette activité de veille est considérée comme stratégique parce qu’elle permet à une entreprise ou à une organisation de se mettre à l’écoute de son environnement mondialisé pour prendre les décisions adéquates et agir de façon ciblée pour la réalisation de ses objectifs.
15Après avoir été longtemps cantonné dans des activités linguistiques, le traducteur est de plus en plus sollicité pour intervenir en amont du processus de traduction afin de prendre part aux activités de recherche documentaire sur Internet et de sélection de l’information pertinente pour la traduction. Ainsi, il maîtrise à la fois la source et la cible de son activité. Le traducteur joue, en effet, un rôle central dans les activités de veille stratégique multilingue, en amont comme en aval du processus de recherche et de traitement de l’information en plusieurs langues. D’où l’intérêt d’une réflexion approfondie sur cette nouvelle spécialité associant traduction, stratégie et multilinguisme.
16D’une part, le rapport entre traduction et stratégie est à envisager dans le contexte actuel de mondialisation de l’économie et d’ouverture des marchés à la concurrence internationale. La veille multilingue permet notamment de surveiller le positionnement des concurrents et de révéler les stratégies communicationnelles des uns et des autres selon les langues et selon les marchés visés. D’autre part, la recherche documentaire multilingue constitue un volet essentiel de la veille stratégique à l’échelle mondiale. Par ce suivi informationnel en plusieurs langues, le traducteur peut croiser, recouper et comparer des informations émanant de différentes sources ou supports sur un même sujet ou domaine d’activité. Mais la diversité des pratiques de veille multilingue appelle une mise au point concernant ces nouveaux horizons qui s’ouvrent progressivement aux traducteurs pour la valorisation de leur métier.
17Pour saisir les enjeux du métier, il convient d’apporter quelques précisions définitoires. En effet, la veille se distingue de la simple documentation par son caractère systématique, ciblé et finalisé. La veille stratégique se distingue de la fonction information au sein des entreprises par son caractère durable et décisionnel. Enfin, la veille multilingue se distingue de la recherche unilingue par la pluralité linguistique des sources et l’intégration de la dimension culturelle des supports d’information (Guidère, 2008).
18Ces trois distinctions génériques (veille, veille stratégique, veille multilingue) s’appliquent à divers champs d’investigation. Les grands domaines de l’activité sociale sont bien représentés : la politique, la législation, la technique, l’économie, l’environnement, entre autres domaines relevés. Cela signifie que le traducteur – quelle que soit la spécialité – peut trouver sa place dans cette nouvelle configuration. Il faut seulement réfléchir en amont à la question de son apport spécifique à ces domaines : les traducteurs apportent-ils une plus-value dans l’activité ? S’agit-il simplement de quelques individus exceptionnels, des « exceptions » ayant une compétence extra-langagière inexistante chez les autres traducteurs ? Que fait précisément le traducteur dans le cadre de la veille stratégique ? En quoi sa contribution est-elle utile ? En quoi constitue-t-il un avantage concurrentiel pour l’entreprise ou l’organisme qui lui confie son activité de veille ? Les questions sont certes nombreuses, mais les domaines d’application et d’illustration ne manquent pas.
19Sommairement, on distingue deux grandes catégories de veille multilingue en fonction du type de commanditaires. D’une part, on classe sous la rubrique de la « veille institutionnelle » toutes les activités de suivi informationnel menées par ou émanant d’institutions publiques nationales ou internationales (ministères, administrations, organisations internationales, ONG, etc.). En règle générale, ces institutions commanditent des veilles multilingues de type géopolitique, socio-économique, sociétale, sociopolitique, etc. D’autre part, on classe sous le chapitre de la « veille concurrentielle » toutes les activités de suivi informationnel menées par ou émanant d’acteurs privés, en particulier d’entreprises multinationales et de sociétés exportatrices de produits ou de services. Celles-ci s’intéressent, en règle générale, à la veille multilingue de type médiatique, technologique, ou réglementaire.
20En somme, la veille multilingue est devenue une nécessité pour la plupart des entreprises et pour bon nombre d’institutions. Avec cette activité stratégique, le traducteur passe d’une extrémité de la chaîne communicationnelle à l’autre : en allant à la recherche des informations pertinentes pour la traduction, il remonte aux sources mêmes de son métier. Il sélectionne personnellement le texte source et décide du contenu qu’il convient de mettre à la disposition des décideurs et des récepteurs dans la langue cible. Cette décision porte à la fois sur le fond et sur la forme de l’information finale diffusée.
21L’apport du traducteur au domaine de la veille est double. Il est d’abord linguistique puisque le traducteur est le seul intervenant réellement compétent pour explorer, analyser et sélectionner les documents en langue étrangère. Cet apport est ensuite méthodologique puisque le traducteur est le mieux à même d’appliquer aux données explorées, les procédures de recherche multilingue et les méthodes d’analyse critique du discours. La veille multilingue constitue ainsi un attribut tout désigné du traducteur spécialisé. Certes, celui-ci peut s’exercer à la veille dans une seule langue (sa langue maternelle) mais il n’aurait pas recours, dans ce cas, à ses compétences de traducteur. De plus, la veille unilingue perd de sa pertinence dans le village global où nous vivons. Il est rare que les informations recueillies dans une seule langue suffisent à répondre aux questions pratiques qui se posent aux entreprises et aux institutions face à la mondialisation.
22Même dans le cas des entreprises multinationales, l’expérience montre qu’il est utile de mener une activité de veille dans d’autres langues que l’anglais, pourtant présumé « lingua franca ». Un article de presse critique, publié en japonais ou en arabe concernant une entreprise française, peut coûter très cher en termes d’image de marque et de conséquences financières. De même, connaître l’état de l’opinion publique locale concernant un nouveau produit dans une région spécifique du monde est un facteur de succès non négligeable. Encore faut-il que le responsable de veille au sein de l’entreprise puisse accéder à ces informations dans la langue du marché cible et en extraire la substantifique moelle pour les décideurs.
23Le traducteur-veilleur apparaît ainsi comme une nouvelle espèce de langagier ayant certes des compétences affirmées dans plusieurs langues, mais c’est un langagier qui possède en même temps une compétence interdisciplinaire intégrant la connaissance d’un ou de plusieurs domaines de spécialité, lesquels constituent l’objet concret de son activité de veille. Dans la pratique professionnelle, la veille multilingue s’apparente à de la traduction spécialisée, mais en matière de veille multilingue, c’est le règne de la traduction sélective et ciblée (Guidère, 2007).
24On distingue ainsi, dans la pratique, trois grandes phases : la première est la phase de recherche documentaire en plusieurs langues ; la deuxième est la phase de sélection des documents en langue étrangère qui sont pertinents pour la veille multilingue ; la troisième est la phase de traduction – intégrale ou partielle – de la documentation sélectionnée. Au cours de ces trois phases (recherche, sélection, traduction), le traducteur-veilleur agit en véritable expert du domaine avec, en plus, l’avantage de la compétence linguistique et le mérite de la familiarité avec l’analyse critique du discours.
25Par expert, il faut comprendre un traducteur qui se mue en spécialiste du champ de connaissance visé par la veille (par exemple, expert de marketing, de réglementation, d’environnement, de géopolitique ou d’économie). Il ne s’agit pas simplement d’une forme de culture générale qu’il mettrait au profit des « vrais » spécialistes. En tant que chargé de veille multilingue, il peut traduire des informations uniques parce qu’elles ne sont disponibles qu’en langue étrangère (en chinois, japonais, russe, arabe, etc.), et cet accès privilégié à l’étrangéité constitue justement son trait distinctif par rapport aux autres intervenants. Avec le temps et l’expérience, il devient souvent le seul expert multilingue dans son environnement professionnel et, par là même, incontournable dans les prises de décisions et dans la définition des options stratégiques.
26Dans de nombreux cas, cette compétence linguistique se confond avec la compétence interculturelle qui caractérise le traducteur ou, du moins, qui est censée faire partie de son bagage professionnel. La veille exige, dans de nombreux domaines, une fine connaissance non seulement de la langue cible mais aussi et surtout de la culture locale visée. Dans ces domaines, il est évident que la connaissance approfondie des cultures locales et des habitudes sociales constitue une aide précieuse au traducteur dans son activité de veille. Grâce à son expertise culturelle, il sait détecter plus rapidement et plus efficacement que d’autres les informations utiles et pertinentes dans ses langues de travail.
27Enfin, le fait que le traducteur réfléchisse directement à partir de l’information disponible en langue étrangère le place d’emblée dans la position du spécialiste. Il se distingue rapidement de la personne qui connaît simplement des langues étrangères, non seulement par sa compétence traductionnelle et interculturelle, mais aussi par sa maîtrise des techniques de recherche et d’analyse documentaire en plusieurs langues. Il est utile à l’institution non pas en tant que simple traducteur, mais en sa qualité de veilleur multilingue. Son avis est recherché non pas tant pour sa connaissance linguistique et culturelle, mais plutôt pour sa compétence stratégique et décisionnelle acquise au contact de l’Étranger. En peu de temps, il cesse d’être un assistant langagier pour devenir un véritable expert du domaine (Guidère, 2008). D’une certaine façon, l’entrée du traducteur dans le domaine de la veille multilingue lui fait retrouver le statut ancien et privilégié qui était le sien, celui de conseiller. Ainsi, à l’époque des drogmans (interprètes du Levant), le traducteur ne faisait pas que traduire, il éclairait les souverains de son avis en les aidant dans leur prise de décision politique. Ce pouvoir important, perdu au cours des derniers siècles, le traducteur est en voie de le reconquérir aujourd’hui grâce à la veille multilingue.
Conclusion
28On voit ainsi apparaître, avec la mondialisation, de nouveaux métiers de la traduction (communication multilingue, médiation humanitaire, veille stratégique) qui sont tous fondés sur une prise en compte du multilinguisme et du plurilinguisme caractéristiques des individus, des supports et des outils qui font aujourd’hui le succès de la société de l’information mondialisée. Dans la course à l’intégration des médias et à la maîtrise de l’information diffusée dans toutes les langues du monde, le traducteur a ainsi gagné ses lettres de noblesse langagière en devenant un acteur stratégique au sein des institutions et des organisations ayant une dimension ou des ambitions internationales.
29L’extraordinaire succès d’Internet et des nouvelles technologies de l’information et de la communication devrait conforter cette position stratégique en élargissant encore davantage le champ d’intervention du traducteur. Dans les années à venir, on devrait voir celui-ci investir progressivement le vaste domaine de la télé-traduction. Après avoir quitté son encrier pour s’installer derrière son ordinateur, la prochaine étape importante sera celle de la téléphonie multilingue, quelles qu’en soient la technologie et la dénomination future de ses outils. On verra ainsi s’estomper de nouveau la frontière artificielle qui s’est formée au cours du xxe siècle entre la traduction et l’interprétation suivant la ligne de partage écrit / oral.
30Sur le long terme, la traduction sera probablement une fonction intégrée par défaut dans tout système de communication et le traducteur devra accompagner cette intégration massive par une conscience éthique et déontologique qui permette de préserver sa légitimité et sa crédibilité.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Archibald, J. (dir.), La Localisation : problématique de la formation, Montréal, Linguatech, 2004.
- Baker, M., Translation and Conflict : Mediating Competing Narratives, Londres, Routledge, 2006.
- Gouadec, D., Guide des métiers de la traduction, de la localisation et de la communication multimédia, Paris, Maison du dictionnaire, 2009.
- Guidère, M., « Le traducteur-veilleur ou traduction et veille multilingue », Traduire, n° 215, 2007, p. 44-62.
- Guidère, M., Irak in Translation : De l’art de perdre une guerre sans connaître la langue de son adversaire, Paris, Jacob-Duvernet, 2008a.
- Guidère, M., La Communication multilingue : traduction institutionnelle et commerciale, Louvain-la-Neuve, De Boeck Université, 2008b.
- Guidère, M. (dir.), « Traduction et veille stratégique multilingue », Parallèles, n° 22, École de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève, 2008c.
- Guidère, M. (dir.), Traduction et médiation humanitaire, Paris, Le Manuscrit, 2010.
- Pym, A., The Moving Text. Localization, translation, and distribution, Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins, 2004.
- Salama-Carr, M. (dir.), Translating and Interpreting Conflict, Approaches to Translation Studies, vol. 28, Amsterdam et New York, Rodopi, 2007.
Notes
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[1]
Voir aussi le site suivant d’Industrie Canada : <http://www.ic.gc.ca/eic/site/dir-ect.nsf/fra/h_uw00883.html> (consulté le 9 septembre 2009).
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[2]
Voir l’exemple de l’ONG « Médecins du Monde » et son appel à des traducteurs de formation pour la définition de sa communication avec les médias arabes : <http://medecinsdumonde.org/fr/mobilisation/les_evenements/ong_comment_communiquer_avec_les_medias_arabes_actes_en_video> (consulté le 9 septembre 2009).
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[3]
Certains traducteurs de formation exercent cette médiation humanitaire à l’étranger dans le cadre d’ONG spécialement dédiées à cet effet. C’est par exemple le cas de l’ONG « Médiateurs internationaux multilingues » (MIM) : <www.ngo-mim.org> (consulté le 9 septembre 2009).