1La bande dessinée est un succès économique. Selon le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD, 2008) dont les chiffres sont repris dans tous les médias, le nombre de publications a progressé de 10 % entre 2007 et 2008 pour atteindre 4 746 titres dont 3 592 nouveautés (contre 1 703 en 2003 et 500 en 1995). Le chiffre d’affaire représente 320 millions d’euros, soit 6,5% des ventes de l’édition. Une centaine de séries sont tirées à plus de 50 000 exemplaires dont Titeuf (1,8 million d’exemplaires), Blake et Mortimer (600 000) ou Largo Winch (490 000). Ces séries dynamisent l’ensemble d’un marché où le point d’équilibre pour la BD grand public semble se situer au-delà de 10 000 exemplaires. C’est aussi un succès populaire : le festival d’Angoulême, entièrement dédié au neuvième art, est le 4e festival de France (200 000 visiteurs) tandis que les aventures d’Astérix totalisent plus de 300 millions d’albums vendus dans le monde.
2Que se cache-t-il derrière ce succès ? Qu’appelle-t-on aujourd’hui BD ? Qu’est-ce qui différencie BD, Manga et comics ? Le but de cette première partie est de répondre à ce type de question, de combler un vide de connaissance qui provient, justement, de notre familiarité avec la BD, objet que chacun d’entre nous a eu, un jour, entre les mains, naturellement, sans se poser de question sur la nature de cet objet. Pourtant, le plaisir du lecteur ne doit pas occulter la curiosité du chercheur. Au contraire même, mieux saisir les multiples dimensions de la BD ne fait qu’accroître le plaisir de la lire. C’est en tout cas le fil conducteur de cette première partie. Fidèle à nos propos introductifs nous n’entendons pas figer dans le marbre une définition essentialiste de la BD. Au contraire, nous proposons de comprendre davantage la BD en mettant en scène trois débats qui structurent cet univers qui, comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, est trop visible pour être perçu.
3La définition de la BD. Jean Paul Gabilliet présente de manière pédagogique les ressemblances et différences entre BD, manga et comics. En contrepoint, Bernard Tabuce et Alain Chante, qui ont fait leur thèse sur la BD, et Dominique Wolton proposent des définitions différentes de celle-ci. Ces définitions sont parfois contradictoires, parfois complémentaires, mais elles soulignent toute la difficulté de saisir, que l’on soit acteur ou chercheur, ce qui fait la spécificité de la BD. Mais ce faisant, elles ouvrent aussi des pistes inattendues bien éloignées du sentier battu et rebattu d’un art mineur destiné aux adolescents attardés. Ces textes sont complétés par un encadré sur les « histoires possibles de la BD » qui prolonge par des voies différentes (historiques et géographiques) ce débat sur la définition nécessaire et impossible de la BD.
4La question de la légitimité. Si la BD entre, en 2009, au musée du Louvre et fait l’objet d’enquêtes annuelles du ministère de la Culture dans le cadre d’études portant sur les pratiques culturelles des Français, la loi du 16 juillet 1949 sur « les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence » a longtemps fait peser la suspicion des élites, en particulier des éducateurs sur la BD. Un long travail mené par des amateurs éclairés (dont les figures de proue sont C. Moliterni et F. Lacassin) et les acteurs de ce champ dominé (autour d’une revue comme Pilote par exemple) a conduit peu à peu à une « reconnaissance en demi-teinte » (Maigret, 1994) de la BD dans les années 1990. Et, aujourd’hui, la conquête de nouveaux espaces de création par la BD (auto-fiction, BD de reportages, etc.), venant s’ajouter à l’intégration, au sein des élites, d’une classe d’âge ayant grandi avec Hara-Kiri, aboutit à une reconnaissance pleine et entière (mais bien entendu pas unanime) des élites culturelles. Jean-Matthieu Méon et Marc Lits, de manière différente, donnent des éléments permettant de mieux comprendre le succès de cette lente entreprise de légitimation de la BD.
5Les rapports avec la littérature. Non sans échos avec les deux débats précédents, Anne-Marie Chartier, Jérôme Dutel et Frank Giroud, prennent part au débat portant sur les rapports complexes entre BD et littérature. Cependant il s’agit moins ici de s’étriper sur le fait que la BD soit ou non une « paralittérature » (il ne viendrait à l’idée d’aucun des auteurs de confiner la BD à cette catégorie infamante) que de confronter des visions différentes sur la tension entre art littéraire et industrie culturelle de l’édition.
6Ces trois débats sont encadrés par deux textes : celui, liminaire, de Bruno Frère et celui, conclusif, de Pascal Robert. En effet, le premier placé sous le signe de la philosophie, fait de la BD, à travers l’analyse de la BD, Le Combat ordinaire, un outil privilégié de communication, l’art de comprendre l’autre. Alors que le second, ancré dans les sciences de la communication, montre, à travers une aventure de Spirou et Fantasio, que la BD révèle l’incommunication entre les hommes. Comment mieux rendre compte de la richesse infinie d’un objet qui ne peut que rester indéfini ?