1La diversité culturelle renvoie à la fois à la coexistence de communautés différentes au sein d’une société donnée (ce que les Canadiens par exemple nomment le multiculturalisme) et au respect des cultures locales dans le cadre des échanges économiques entre nations. Bien que ces deux aspects soient intrinsèquement liés puisque, avec la mondialisation, c’est désormais essentiellement au travers de la circulation des marchandises culturelles et notamment au travers des programmes diffusés par les médias que les membres de chaque société apprennent à connaître les valeurs des autres communautés, nous nous intéressons dans cet article plus spécifiquement au second.
2Dans le cadre des négociations commerciales internationales, les politiques en faveur de la diversité culturelle désignent un objectif qui consiste à limiter l’uniformisation supposée résulter du fonctionnement du marché et du libre-échange. Depuis quelques années, le véritable débat ne porte plus sur l’objectif lui-même qui semble faire l’objet d’un consensus, mais sur les moyens d’y parvenir.
3Au cours des vingt dernières années deux moyens principaux ont été mis en place dans des contextes très différents : la politique d’exception culturelle en 1994 dans le cadre des négociations ayant abouti à l’institution de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et un instrument juridique international en 2005 dans le cadre de l’Unesco, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
4Malgré leurs différences, ces deux moyens ont en commun de considérer que l’objectif de diversité culturelle passe par la mise en place de politiques publiques nationales de soutien à la culture. Notre propos n’est pas ici de contribuer au débat sur la pertinence des moyens mis en œuvre (Farchy, 2008), mais de revenir sur l’objectif même en montrant comment sa complexité et son caractère multidimensionnel rendent nécessaire de réaliser des arbitrages. Quatre types d’arbitrages ont retenu notre attention et structurent cet article.
L’arbitrage entre les intérêts des divers agents économiques
5L’intérêt de l’analyse économique pour les questions de diversité remonte aux contributions de Hotelling (1929) et Chamberlin (1933). L’accent est mis sur les contradictions entre la diversité de la production et l’efficacité recherchée par les entreprises, cette dernière étant comprise comme la recherche du coût de production le plus faible. En présence d’économies d’échelle, il peut en effet exister un décalage entre le niveau de diversité optimal du point de vue des consommateurs et celui qui permet aux firmes de minimiser le coût moyen de production. La plupart des travaux ultérieurs (Dixit et Stiglitz, 1977 ; Lancaster, 1990) concluent que le marché, livré à lui-même, ne fournit pas une offre suffisamment diversifiée au regard de ce qui maximiserait la satisfaction des consommateurs. L’intérêt de ces derniers pour la diversité renvoie soit au fait que chacun d’eux apprécie la diversité, soit au fait que les consommateurs ont des goûts différents. Maintenir la diversité de la production au nom de l’intérêt des consommateurs devient alors un des arguments classiques des économistes pour justifier l’intervention publique. La diversité culturelle n’est pas, quant à elle, un sujet de préoccupation des économistes. Elle renvoie non seulement à la diversité de la production, mais aussi à la prise en compte de la diversité des identités. L’intervention publique en sa faveur s’appuie donc sur des justifications qui vont bien au-delà des stricts arguments économiques.
6Comme toutes les politiques publiques, celles en faveur de la diversité ont cependant un coût pour certains agents économiques. Les consommateurs eux-mêmes n’ont pas toujours intérêt à ce que la diversité soit promue et protégée. Ce coût est, d’une part, pécuniaire s’il est supporté par tous, alors qu’une fraction seulement des consommateurs en sont demandeurs et en profitent (Lancaster, 1979). Le problème est parfaitement illustré dans le cas de la diversité linguistique : plus on utilise de langues, plus les coûts – en particulier d’interprétation et de traduction – augmentent. Cependant, l’ajout d’une langue présente de nombreux avantages, notamment celui de permettre à ceux qui la parlent d’être compris. La question se pose sans cesse dans l’Union européenne. D’autre part, un accroissement de la diversité peut avoir un coût symbolique, des travaux récents en psychologie montrant le caractère inhibiteur de la diversité (Botti et Iyengarn, 2006) : une offre trop diverse rend nécessaire l’acquisition et la manipulation d’une trop grande quantité d’informations (Stirling, 1998). Face à l’abondance de l’offre culturelle sur Internet, la question de « l’attention » accordée par chacun aux informations disponibles se pose avec plus d’acuité encore.
L’arbitrage entre produits existants / accessibles / consommés
7La diversité des produits existants, accessibles ou encore consommés est loin d’être équivalente et crée des relations complexes entre eux. La diversité des produits accessibles correspond fort peu à celle des produits existants, ceux-ci étant filtrés par la structure en entonnoir des industries culturelles. Ce filtrage a en particulier lieu au niveau des canaux de distribution fortement concentrés. Les autorités de la concurrence refusent généralement de situer leur action sur le plan de la diversité des entreprises ou des produits existants dans la mesure où l’élimination d’une entreprise ou d’un produit par le marché traduit un mécanisme économique concurrentiel sain. Ces autorités ont donc tendance, dans ce domaine, à privilégier des critères de facilités d’accès aux produits (Perrot, 2006).
8La diversité des produits offerts (existants ou accessibles) est également loin de correspondre aux produits consommés puisque ces secteurs sont marqués par le phénomène des « superstars », analysé par des auteurs qui montrent par quels mécanismes une grande variété offerte peut s’accompagner d’une répartition fortement inégale des revenus et des ventes (Rosen, 1981 ; Adler, 1985 ; Frank et Cook, 1995). Le nombre de titres produits peut dès lors augmenter tandis que le nombre de ceux qui contribuent à l’essentiel de la demande ou du chiffre d’affaires diminue. Du point de vue de l’intervention publique, de tels résultats rendent nécessaire de ne pas se focaliser sur la simple multiplication des produits ou des lieux de diffusion disponibles. En effet, la tentation est forte de se polariser sur un éventail de choix large pour les consommateurs, comme si cela suffisait pour répartir équitablement la demande.
L’arbitrage entreprises / produits
9Diversité des entreprises et diversité des produits entretiennent également des liens ambigus. Une même entreprise peut dans une certaine mesure prendre en charge la diversité des produits comme l’illustre la palette d’activités et les larges catalogues de groupes comme Vivendi ou Time Warner. Symétriquement, la diversité des entreprises n’assure pas à elle seule l’existence de productions ou d’opinions différenciées. C’est en particulier le cas lorsque les producteurs visent un consommateur moyen, au détriment de ceux qui ont des goûts marginaux (Hotelling, 1929). L’étude des législations nationales montre que la protection de la diversité dans le secteur des médias est pourtant généralement déléguée aux lois anti-trust, la législation ne s’intéressant alors qu’à la diversité des prestataires comme si cette dernière était à la fois suffisante et nécessaire pour rendre compte de la diversité des opinions.
10Cette volonté de limiter la concentration des entreprises au sein d’un pays au nom de la diversité culturelle est paradoxalement prise en défaut lorsqu’il s’agit de trouver sa place dans la compétition mondiale en encourageant les champions nationaux. Mais là encore, l’idée sous-jacente est de voir le maintien d’entreprises nationales comme le meilleur moyen d’assurer le maintien de la diversité des productions et des identités. Or l’existence d’une diversité d’entreprises de nationalités différentes est loin d’être un gage de diversité culturelle. Cette dernière contient en effet une grande ambiguïté : s’agit-il d’organiser le marché de façon à ce qu’une industrie culturelle nationale ou régionale – par exemple à l’échelle de l’Union européenne – affirme sa présence et sa compétitivité ou s’agit-il de favoriser la diversité de productions reflétant des identités culturelles locales ?
11Dans l’audiovisuel, la vraie question ne nous paraît pas être de permettre à des entreprises dont les capitaux sont français, espagnols ou suédois de fabriquer des images. Seuls de classiques avantages industriels seraient alors attendus comme dans n’importe quelle activité. Il s’agit plutôt d’inciter à produire des œuvres différentes de celles proposées par les États-Unis, l’Inde ou le Brésil. La question de savoir s’il existe une production suffisante de films italiens ou suédois (ce qui nécessite la protection de l’industrie nationale) est très différente de celle de savoir s’il existe suffisamment de films reflétant une identité italienne ou suédoise (ce qui nécessite la protection de la culture nationale).
L’arbitrage entre les composantes du triptyque variété / répartition / disparité
12Des économistes de la culture (Moreau et Peltier, 2004 ; Ranaivoson, 2008), reprenant des résultats de la littérature sur la biodiversité, la diversité technologique et la constitution de portefeuilles financiers et notamment les travaux de Stirling (1998), proposent d’apprécier la diversité culturelle selon trois critères : la variété (nombre de catégories, de titres existants) ; la répartition (dans quelles proportions le tout se répartit-il entre les différentes catégories : on étudiera par exemple les audiences relatives des chaînes disponibles) ; la disparité (degré par lequel chaque catégorie est différente des autres).
13La diversité n’est, en effet, pas uniquement fonction de la variété, par exemple du nombre de nouveautés offertes. Ainsi ces nouveautés correspondent parfois à la simple exploitation de filons, de productions interchangeables, sans originalité. Autrement dit, il peut y avoir une faible disparité dans l’ensemble des biens disponibles. Comme le remarquait Jean Luc Godard, le câble et ses 40 chaînes supplémentaires n’ont pas apporté un film de Griffith de plus sur les écrans. Des centaines de chaînes de télévision, des milliers de sites Web, peuvent coexister et diffuser toujours des contenus similaires. L’économiste Steiner dans son célèbre article de 1952 mettait déjà l’accent sur le phénomène de duplication lorsque des offreurs, par exemple deux stations de radio, proposent le même type de programmes. La duplication peut se définir par un accroissement du choix offert qui concerne une catégorie existante déjà bien, voire trop, représentée dans l’offre. Dans ce cas, l’augmentation de la variété non seulement n’entraîne pas une élévation de la disparité mais conduit de plus à une répartition plus inégale.
14Diverses études empiriques illustrent les conflits entre variété et répartition. Les recherches sur l’édition française montrent ainsi un accroissement du nombre de nouveautés disponibles depuis cinquante ans qui correspond à une augmentation de la variété. Celle-ci, cependant, est allée de pair, d’une part avec une baisse du tirage moyen (Benhamou et Peltier, 2007), d’autre part avec une concentration des moyens sur un nombre plus restreint d’œuvres, celles connaissant un succès rapide. Une analyse internationale de l’industrie musicale montre de même que, dans les pays industrialisés, l’accroissement de la variété des nouveautés disponibles se traduit par une part plus faible de la production nationale et donc une répartition plus inégale de ces nouveautés par origine (Ranaivoson, 2008).
15Cette complexité de la diversité a des répercussions importantes dans les choix des décideurs publics. Une politique d’ouverture des marchés audiovisuels augmente le nombre de programmes diffusés (variété) mais sans garantie sur la disparité, et surtout avec le risque de favoriser certaines catégories de produits, comme certains genres ou certains producteurs parmi les mieux installés. À l’inverse, limiter les importations de films peut réduire la part de marché de cinématographies dominantes dans la fréquentation globale (favorisant une répartition plus égale), mais au détriment de la variété offerte. Créer des pôles européens compétitifs de coproduction peut augmenter le nombre de films européens produits chaque année (variété) mais au détriment de la disparité de ces films par rapport aux modèles hollywoodiens.
16Le cas des quotas de radiodiffusion de chanson francophone est particulièrement intéressant. Les quotas, créés en 1994 puis révisés en 2000, obligent les stations de radio en France à consacrer 40 % du temps d’antenne dévolu à la musique, à l’exclusion de la musique classique, à des morceaux en langue française. Ces quotas ont accompagné un accroissement de la part de marché de la production nationale dans l’industrie phonographique. Cet accroissement a cependant eu lieu sans une augmentation équivalente de la part de la production nationale dans l’ensemble des nouveautés et s’est traduit par une concentration des ventes sur quelques œuvres, essentiellement francophones, ce qui a donc entraîné une répartition plus inégale (Ranaivoson, 2008). Sur les ondes, la protection de la production en langue française n’avantage en pratique que quelques œuvres qui bénéficient de diffusions plus fréquentes, au détriment des autres titres. Pire, la réforme de 2000 conduit non seulement à renforcer encore la concentration de la diffusion sur quelques titres et créateurs mais également à réduire le nombre de titres francophones diffusés (variété).
Conclusion
17La diversité culturelle a donc un caractère polysémique qui rend difficile à la fois son appréhension et sa mesure. Au-delà du discours incantatoire à portée très générale sur ses bienfaits supposés, les décideurs publics doivent donc effectuer des arbitrages, classiquement en termes de coûts/bénéfices, de manière plus complexe entre ces différentes dimensions. Mener une politique qui tient compte de la diversité culturelle suppose donc de faire des choix parmi ces multiples aspects et d’assumer les coûts induits.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Adler, M., « Stardom and Talent », The American Economic Review, vol. 75, n° 1, 1985, p. 208-212.
- Benhamou, F., Peltier, S., « How should Cultural Diversity be Measured ? An Application Using the French Publishing Industry », Journal of Cultural Economics, n° 31, 2007, p. 85-107.
- Botti, S., Iyengar, S., « The Dark Side of Choice : When Choice Impairs Social Welfare », Journal of Public Policy & Marketing, vol. 25, n° 1, printemps 2006, p. 24-38.
- Chamberlin, E. H., The Theory of Monopolistic Competition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1933.
- Dixit, A. K., Stiglitz, J., « Monopolistic Competition and Optimum Product Diversity », American Economic Review, vol. 67, n° 3, juin 1977, p. 297-308.
- Farchy, J., « Promouvoir la diversité culturelle, les limites des formes actuelles de régulation », Questions de communication, juin 2008.
- Frank, R. H., Cook, P., The Winner-Take-All Society, New York, Martin Kessler Books, 1995.
- Hotelling, H., « Stability in Competition », The Economic Journal, vol. 39, n° 153, mars 1929, p. 41-57.
- Lancaster, K., Variety, Equity and Efficiency : Product Variety in an Industrial Society, New York, Columbia University Press, 1979.
- Lancaster, K., « The Economics of Product Variety : A Survey », Marketing Science, vol. 9, n° 3, été 1990, p. 189-206.
- Moreau, F, Peltier, S., « Cultural Diversity in the Movie Industry : A Cross-National Study », The Journal of Media Economics, vol. 17, n° 2, 2004, p. 123-143.
- Perrot, A., « La politique de la concurrence est-elle l’ennemie des contenus culturels ? Une illustration par le secteur des médias », in Greffe, X. (dir.), Création et diversité au miroir des industries culturelles, Paris, La Documentation Française, 2006, p. 413-428.
- Ranaivoson, H., Diversité de la production et structure de marché. Le cas de l’industrie musicale, Thèse pour le doctorat de sciences économiques, 2008.
- Rosen, S., « The Economics of Superstars », American Economic Review, vol. 71, n° 5, 1981, p. 845-858.
- Steiner, P., « Program Patterns and Preferences, and the Workability of Competition in Radio Broadcasting », The Quarterly Journal of Economics, vol. 66, n° 2, 1952, p. 194-223.
- Stirling, A., « On the Economics and Analysis of Diversity », SPRU Electronic Working Papers Series, n° 28, 1998. En ligne sur <www.uis.unesco.org/template/pdf/cscl/cultdiv/stirling.pdf>.
Mots-clés éditeurs : économie de la culture, politiques culturelles, exception culturelle, diversité culturelle
Date de mise en ligne : 11/11/2013.
https://doi.org/10.4267/2042/24174