Notes
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[1]
Antoine Hennion et Bruno Latour, « L’art, l’aura et la distance selon Benjamin, ou comment devenir célèbre en faisant tant d’erreurs à la fois… », Les Cahiers de médiologie, n° 1, 1996.
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[2]
Sur l’application de la notion de « dispositif » aux arts technologiques, voir Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Éditions, 2005.
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[3]
Cf. Jean-Louis Weissberg, Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus la télévision, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », Paris, 1999.
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[4]
De nombreuses avant-gardes historiques ont investi dans l’art postal : dada, futurisme, Bauhaus, surréalisme, lettrisme, situationnisme, etc. Le terme « art postal » désigne l’ensemble des productions du travail artistique lié à l’institution postale, son champ d’application est assez vaste, allant de la création graphique jusqu’à l’envoi de type plus conceptuel.
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[5]
Cf. László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist, New York, Wittenbom, 1947, p. 79. Cité par E. Kac, « Aspects of the Aesthetics of Telecommunication », Siggraph Visual Proceedings, New York, 1992, p. 47-57. Voir le site <http://www.ekac.org/Telecom.Paper.Siggrap.html>.
-
[6]
Cf. Art by Telephone, Record-Catalogue of the Show, Museum of Contemporary Art, 1969 ; F. Popper, L’Art à l’âge électronique, chap. 5, « Art de la communication », Paris, Hazan, 1993.
-
[7]
À l’origine de la New York Correspondence School, les envois de Ray Johnson consistent en des centaines d’enveloppes standard remplies de mini-collages faits à partir de photos et de coupures de presse en rapport avec chaque destinataire : Johnson demandait à ses correspondants soit d’ajouter quelque chose à son envoi, soit d’en renvoyer une partie à quelqu’un d’autre ou à lui-même. Ainsi l’œuvre n’était terminée qu’après la participation physique des autres intervenants. Sur Ray Johnson voir le site d’Artpool, <http://www.artpool.hu/Ray/> et particulièrement <http://www.artpool.hu/Ray/NYCS_chrono.html>.
-
[8]
Cf. l’œuvre de K. Galloway et S. Rabinowitz, Le Café électronique, créée à l’occasion des Jeux olympiques de l’été 1984, à Los Angeles.
-
[9]
Cf. E. Kac, Conversation, Centro Cultural Três Rios, São Paulo, 17 Novembre 1987 ; E. Kac, Retrato Suposto – Rosto Roto, Telecommunications event, live broadcast, 1988. Voir aussi E. Kac (avec la collaboration d’Ed. Bennett), Ornitorrinco, sur le site <http://www.ekac.org>.
-
[10]
Sur les actions de l’artiste, voir le site <http://webnetmuseum.org/html> et l’ouvrage de Fred Forest, 100 actions, Z’Éditions, Nice, 1995. Voir aussi les premiers balbutiements du Générateur poïétique d’Olivier Auber (présentation détaillée sur le site <http://www.enst.fr/~auber>), ainsi que le premier Collecticiel créatif inauguré par « l’atelier d’écriture » lors de l’exposition Les Immatériaux au Centre Pompidou en 1985.
-
[11]
Cf. Paul Sermon, Telematic Dreaming, 1991, ou Rafael Lozano-Hemmer, The Trace, 1995.
-
[12]
Cf. Back et White, Le Bras de fer transatlantique (Telephonic Arm Wrestling), entre Paris et le Canada, 1986. Un levier mécanique à Toronto, activé par ordinateur et modem, avait pour effet qu’on avait la sensation, par-delà l’Atlantique, de la pression exercée.
-
[13]
Cf. le numéro spécial de la revue Leonardo, « Connectivity, Art and Interactive Telecommunications », vol. 24, n° 2, sous la direction de Roy Ascott et Carl Loeffler.
-
[14]
Cf. l’œuvre de R. Ascott, The Pleating of the Text : A Planetary Fairy Tale (la plissure du texte : un conte de fée planétaire), présenté à Electra, Paris, 1983.
-
[15]
Voir aussi Aspects of Gaia : Digital Pathway Across the Whole Earth de Roy Ascott (coll. Appleton, Fuchs, Pepperell, Visman) qui engage un réseau artistique collaboratif dans la conception d’une installation interactive, Festival Ars Electronica de Linz (Autriche, 1989) et Art Futura de Madrid (Espagne, 1991).
-
[16]
Cf. J.-P. Fourmentraux, « Quête du public et tactiques de fidélisation. Une sociologie du travail et de l’usage artistique des NTIC », Réseaux, n° 124, 2004.
-
[17]
Cf. F. Forest, 100 Actions, Z’Éditions, Nice, 1995.
-
[18]
Cf. l’œuvre de F. Forest, Conférence de Babel, présentée à l’Espace Créatis, Paris, en 1983. Installation vidéo et radiophonique visant une critique des déclarations « stéréotypées » des hommes politiques.
-
[19]
La notion de « prise » a été développée pour rendre compte, sur un mode actif, de la saisie perceptuelle et de l’estimation des objets. Cf. C. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Éd. Métailié, 1995.
-
[20]
Cf. K. O’Rourke et al., Art-Réseaux, Paris, Éd. du Cérap, 1992.
-
[21]
Cf. K. O’Rourke, « City Portraits : An Experience in the Interactive Transmission of Imagination », Leonardo, vol. 24, n° 2, The Mit Press, 1991, p. 215-220.
-
[22]
Idem, p. 48.
-
[23]
Cf. P. Schaeffer, Machines à communiquer, tome 1 : Genèse des simulacres, Paris, Seuil, 1970 ; J.-L. Boissier, « Machines à communiquer faites œuvres », in Lucien Sfez (dir.), Qu’est-ce que la communication ?, Paris, 1991.
« La technique a toujours été un moyen actif de la production de l’art, et non la perversion moderne d’une création auparavant désincarnée » [1]
1Le succès de certains outils et technologies est plus souvent qu’on ne le dit lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation. Prenons pour exemple la perspective, la photographie, les plus contemporains outils vidéographiques d’enregistrement du réel et jusqu’aux tout derniers réseaux informationnels numériques : si le moteur principal de leur innovation est technologique, relevant en cela de la recherche stratégique, scientifique ou même militaire, leur (re)connaissance sociale s’origine tout autant dans le monde culturel ou dans l’univers de la création artistique. Leur succès et leur diffusion, difficile à promouvoir, et qui la plupart du temps ne peut être pleinement prédéfinie ou anticipée, suppose en effet une première appropriation sociale de ces technologies. La création artistique du fait de son caractère expérimental et pionnier participe activement de cette co-invention des usages technologiques, jusqu’à transformer quelquefois les technologies elles-mêmes, en contribuant à en redéfinir la forme et les modalités de mise en société.
2Des mouvements artistiques comme l’art sociologique, l’esthétique de la communication, l’art réseau et aujourd’hui le Net Art, se sont constitués autour d’une expérimentation des technologies de communication et ont donné lieu à de nombreuses installations et dispositifs [2] artistiques qui ont largement préfiguré le développement de l’Internet créatif. La désignation des œuvres et de leurs modalités de partage entre acteurs désignés ou non comme artistes acquiert dans ce contexte une importance renouvelée. Cet article met en perspective l’invention croisée de nouvelles formes d’œuvres de communication artistique et des pratiques médiatiques qu’elles ont pu initier. L’enjeu vise à montrer comment au fil de l’histoire de l’art et de l’évolution technologique diverses créations se sont donné pour objet d’éprouver les conditions d’une communication médiée et d’une présence à distance [3]. La dimension contractuelle de l’acte de communication s’y trouve continûment bousculée par une expérimentation artistique qui met simultanément en œuvre de nouvelles conventions de travail et d’échange culturel.
Créer ensemble : art et communication télématique
3L’usage artistique des réseaux postaux et du service de correspondance de particulier à particulier a constitué une forme liminaire d’innovation télécommunicationnelle : le Mail Art ou « art postal » [4]. Si l’œuvre conserve une matérialité et une plasticité proprement objectale, sa circulation promeut surtout une nouvelle esthétique relationnelle. Le Mail Art a en effet engagé une forme de création plus distribuée et collaborative : l’objet lettre dont les limites ne cessaient d’être repoussées recevant au fil de sa circulation différentes inscriptions et marques artistiques. L’échange épistolaire dans ses versions successives de manuscrit, d’imprimé et de document numérisé (télégramme, telex, fax, courriel), devient ainsi l’objet de traitements artistiques originaux qui touchent autant la forme du message, que ses modes d’émission, de transmission et de réception. À cet égard, les Telephone Pictures (tableaux téléphoniques, 1922) de l’artiste peintre et photographe hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946) font aujourd’hui figure d’idéaltype. « En 1922, j’ai commandé par téléphone cinq peintures sur porcelaine émaillée à un fabricant d’enseignes. J’avais le nuancier de l’usine devant les yeux ainsi que mon dessin, réalisé sur papier millimétré. À l’autre bout du fil, le directeur de la fabrique tenait devant lui une feuille de ce même papier, divisée en carrés. Il y transcrivait les formes que je lui indiquais dans la position adéquate. (C’était comme jouer aux échecs par correspondance) [5]. »
4Le caractère avant-coureur de ces Telephone Pictures tenait à plusieurs facteurs. L’acte de création repose tout d’abord sur la production d’une description objective, à l’aide d’un nuancier et d’une trame millimétrée, mais qui révèle et met par la suite en scène un procès de communication et de « traduction » entre l’artiste et un exécutant distants. Ce dernier est alors chargé de convertir une information téléphonique (comme « équivalent » sémiotique) en œuvre d’art. L’artiste contourne et déjoue l’acte créatif en déléguant la réalisation des Telephones pictures à un fabricant industriel d’enseignes qui met en œuvre des logiques de production distinctes de l’intention artistique. La notion d’œuvre « originale » y est mise à mal, au profit de l’objet manufacturé et de ses copies potentielles qui mettent en perspective les possibles variations d’échelles, les transformations et les différentes manifestations d’une œuvre multiple. Lors de l’exposition Art by Telephone (Musée d’Art Contemporain de Chicago, Novembre-Décembre 1969), trois tableaux téléphonés de Moholy-Nagy inaugurent ces possibilités esthétiques de la création à distance et visent à « faire du téléphone un auxiliaire de la création, […] un lien entre l’esprit et la main [6] ». Les représentants du mouvement Fluxus ont poursuivi cette voie en multipliant les canaux de transmission : cartes postales (On Kawara) télégrammes (Vostell) et messages téléphoniques (Maciunas).
5La création de la New York Correspondence School [7] par Ray Johnson dans les années 1970 accentue encore la prégnance de l’innovation technologique sur cette orientation créative. L’ubiquité devient un enjeu créatif majeur au centre duquel les concepts de transmission, de communication et de réseau constituent peu à peu les maîtres mots. Toutefois, l’impact de cet art réseau naissant se limite dans un premier temps à la préhension esthétique et technologique des modalités de transmission et de traduction de différents contenus matériels : images, textes, plus rarement des sons. La volonté d’une présence accrue et d’une diffusion multipliée l’emporte. Il s’agit donc moins de communiquer que de transmettre plus largement. « […] la plupart des artistes utilisèrent le téléphone de manière habituelle, et se contentèrent de donner les instructions qui allaient permettre de réaliser l’objet ou l’installation qu’ils avaient planifiés » (Kac, 1992).
6Le geste fondateur d’une « conversation artistique » à distance est la création en 1984, par les artistes Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz, du premier Café électronique [8] : un lieu de rencontre où se trouvaient des appareils téléphoniques, des fax [9], des écrans de visualisation et des terminaux de télécommunications semblables au Minitel [10]. À partir de ce lieu, on pouvait entrer en contact avec des personnes se trouvant dans des cafés semblables situés dans la même ville, le même pays, ou ailleurs dans le monde. Depuis l’espace virtuel créé par ce réseau, les gens pouvaient se voir et s’entendre à distance, échanger des notes, etc. Cette mise en réseau a engagé progressivement des échanges communicationnels focalisés sur la production partagée de différents contenus artistiques. Et bientôt, le processus de mise en relation lui-même, par la médiation de différents vecteurs techniques, a pris valeur de création. L’art réseau s’y est institué comme art de participation, d’une part parce qu’il implique plusieurs personnes, et d’autre part parce que son résultat consiste moins dans la production d’objets ou d’images, bien que ces derniers puissent se trouver présents ou être échangés, que dans le processus d’interaction lui-même. La définition d’un tel processus, ou, si l’on veut, la détermination des conditions technologiques et esthétiques dans lesquelles un tel échange s’effectue, ainsi que l’énoncé de son enjeu, devenaient alors les fers de lance de l’art réseau.
Créer à distance : la téléprésence coopérative
7De nouvelles installations artistiques centrées sur l’exploration du phénomène de « téléprésence » font leur apparition au cours des années 1990. Elles promeuvent une « présence à distance » par l’intermédiaire de lignes de téléphone (RNIS [11]) et par la médiation de l’Internet. On peut aujourd’hui distinguer deux emplois artistiques du terme de téléprésence : selon qu’il renvoie au dispositif de contrôle à distance d’instruments fonctionnant dans des environnements difficilement accessibles aux êtres humains [12] ; ou selon qu’il renvoie davantage au sentiment de présence éprouvé pendant la navigation dans ces environnements, la simulation d’environnements réels ou de mondes virtuels totalement imaginaires.
8Dans la première acception, la perception physique baptisée « retour d’effort » peut être transportée et expérimentée à distance. C’est en 1986 le propos d’une installation et performance des artistes Norman White et Doug Back qui proposent d’expérimenter, entre la ville de Paris (France) et la ville de Toronto (Canada), « Le bras de fer transatlantique » (Telephonic Arm Wrestling). Ce projet permet à deux « adversaires » éloignés d’éprouver la force de leurs bras en utilisant des systèmes motorisés de transmission de force pilotés par une ligne téléphonique : une liaison de capteurs, ordinateurs et modems permettent de véhiculer et de partager à distance la « pression » exercée sur des leviers mécaniques. À la transmission d’informations, ce dispositif ajoute la sensation et le plaisir de la mise en mouvement d’une sculpture plastique originale. L’œuvre réside ainsi tout à la fois dans l’objet produit et dans la saisie du processus qui l’anime ou lui donne vie. L’enjeu visé est l’hybridation de l’espace physique et télématique : l’emploi habituel des réseaux s’y trouve augmenté d’un retour de sensation associé à l’expérience de la présence et de l’action à distance qui accentue la portée symbolique de l’ubiquité et de l’instantanéité promue par l’environnement technologique.
9Dans sa seconde acception, la téléprésence constitue davantage un moyen de créer collectivement et à distance. En 1983, l’artiste Roy Ascott [13] réalise La Plissure du texte [14] en hommage au Plaisir du texte de Roland Barthes, dans le cadre de l’exposition Electra organisée par Frank Popper au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Il s’agit d’un projet de conception partagée d’un texte littéraire dont les plis révèlent peu à peu un auteur distribué dans onze villes du monde où s’affairent des groupes d’artistes reliés entre eux par un réseau électronique [15]. Au-delà du seul réseau d’artistes préalablement constitué, la téléprésence promeut une communication et un dialogue toujours plus qualitatif avec le public de l’œuvre. Ce souci de captation et de fidélisation du public [16] devient la principale quête du collectif d’artistes français baptisé « Art sociologique » par Fred Forest, Hervé Fischer et Jean-Paul Thénot alors influencés par les théories et enquêtes sociologiques qui révèlent et questionnent à partir des années 1970 les déterminismes des médias et leur potentialités relationnelles.
10Les « actions [17] » menées par Fred Forest en sont exemplaires : violation de la presse écrite (Space Media, 1972) ou de la télévision (Interruption d’un journal télévisé, 1972), détournement et invention de nouveaux usages de la radio (Rallye téléphonique, 1986) du téléphone (Sculpture téléphonique planétaire, 1985) ou du minitel (Zénaïde et Charlotte à l’assaut des médias, 1989). L’artiste y dénonce tour à tour le pouvoir du marché de l’art avec la vente du Mètre carré artistique en 1977, l’opacité du discours politique avec la Conférence de Babel [18] en 1983, l’hégémonie du système des galeries avec Rue Guénégaud Archéologie du Présent. Focalisées sur les outils techniques, ces installations jouent du télescopage de l’immédiat et du différé et instaurent des communications interactives qui visent à mobiliser et impliquer un nombre toujours plus important d’acteurs non-initiés.
L’œuvre organisée : l’art comme dialogue visuel
11La création de « prises [19] » sur la trajectoire de l’œuvre, à l’attention d’autres artistes et pour un public devenu participant, devient l’enjeu artistique majeur. Les artistes déploient de nouvelles stratégies de séduction et de captation du public afin de régler, au préalable, les modalités de communication et de la participation à l’œuvre, pour un nombre défini et localisé d’acteurs enrôlés dans l’expérience de création. La quête artistique réside encore ici dans l’expérimentation des leviers ou des tensions technologiques susceptibles de favoriser ou d’altérer cette communication. Plusieurs projets sont développés en ce sens, parmi lesquels figurent les installations du groupe « Art-Réseaux » coordonné par Karen O’Rourke [20] et Gilbertto Prado. Le projet Connect relie par exemple deux lieux distincts disposant chacun de télécopieurs de réception et d’émission. Une image initiée depuis l’un des deux pôles est transmise pour, lors de sa réception à distance, être déroulée sur le papier thermique du télécopieur, être immédiatement travaillée et retransmise par le récepteur.
12Un diagramme circulaire organise entre Paris et Chicago cette transaction partagée d’une image, où les mains (et non plus seulement la vue et l’écoute) s’interposent entre les deux machines dans le laps de temps (très court) qui sépare la réception de l’émission téléphonique. Baptisée City Portrait [21], l’œuvre commune engage l’échange de vues urbaines entre artistes et étudiants de Paris, San Francisco et São Paulo. Chacun participe du processus en composant un portrait (visuel) de la ville de l’autre à partir d’une description (textuelle) préalablement reçue. « […] pour dialoguer avec des correspondants dans plusieurs villes au cours d’une même séance il devient nécessaire d’élaborer un emploi du temps très précis, sinon on multiplie les erreurs de fonctionnement, sans compter le fait que toute liaison directe pose des problèmes de coût et de décalage horaire [22]. »
13Ce nouveau type de projet nécessite un protocole d’action qui, comme le plan d’une expérience scientifique, fixe la marche à suivre. Les technologies de communication y sont employées pour fractionner ce procès de création collective en trois actes distincts : l’élaboration protocolaire d’un scénario d’action, la mise en œuvre d’une performance largement improvisée, la manifestation de l’événement à travers la collecte et la valorisation des traces.
14Ces différentes figures créatives de l’art réseau suivent l’innovation des « machines à communiquer [23] » dont elles mettent en relief et en tension autant les configurations techniques que les enjeux pratiques. Leur exploration met en évidence le caractère hybride des problématiques de confrontation entre espaces physiques et environnements technologiques. Elles mettent surtout en scène la complexité d’un art de téléprésence renouvelant les modes de diffusion et de transmission à distance, l’animation détournée d’objets lointains, les conditions et modalités d’un dialogue médié entre artistes et publics et l’agencement de situations expérimentales fictives. Bien sûr l’acte créatif ne réside plus ici dans la production d’un objet-œuvre, mais il se focalise autour de l’expérimentation d’une situation communicationnelle. Contournant ainsi le problème de l’esthétique des images, cette forme d’art confère au dispositif créatif une fonction de mise en relation. Dans la lignée des happenings ou actions situationnistes, cadrées ici par l’environnement télécommunicationnel électronique, les projets artistiques de l’art réseau visent l’implication active du public au cœur de la « situation » créée. La recherche d’échanges dynamiques avec le public, focalisés sur la transformation d’images, de sons et de textes, a inauguré l’art du « flux » et de la communication de données mobiles et malléables qui caractérise notre ère de l’informatique en réseau. On y assiste à la naissance d’un art envisagé comme une structure de dialogue qui conduira de nombreux artistes à transcender l’idée selon laquelle l’art peut se borner à la fabrication d’objets.
Mots-clés éditeurs : travail artistique, usages, technologies de réseau, communication médiatisée, innovation
Mise en ligne 25/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24160Notes
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[1]
Antoine Hennion et Bruno Latour, « L’art, l’aura et la distance selon Benjamin, ou comment devenir célèbre en faisant tant d’erreurs à la fois… », Les Cahiers de médiologie, n° 1, 1996.
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[2]
Sur l’application de la notion de « dispositif » aux arts technologiques, voir Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Éditions, 2005.
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[3]
Cf. Jean-Louis Weissberg, Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus la télévision, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », Paris, 1999.
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[4]
De nombreuses avant-gardes historiques ont investi dans l’art postal : dada, futurisme, Bauhaus, surréalisme, lettrisme, situationnisme, etc. Le terme « art postal » désigne l’ensemble des productions du travail artistique lié à l’institution postale, son champ d’application est assez vaste, allant de la création graphique jusqu’à l’envoi de type plus conceptuel.
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[5]
Cf. László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist, New York, Wittenbom, 1947, p. 79. Cité par E. Kac, « Aspects of the Aesthetics of Telecommunication », Siggraph Visual Proceedings, New York, 1992, p. 47-57. Voir le site <http://www.ekac.org/Telecom.Paper.Siggrap.html>.
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[6]
Cf. Art by Telephone, Record-Catalogue of the Show, Museum of Contemporary Art, 1969 ; F. Popper, L’Art à l’âge électronique, chap. 5, « Art de la communication », Paris, Hazan, 1993.
-
[7]
À l’origine de la New York Correspondence School, les envois de Ray Johnson consistent en des centaines d’enveloppes standard remplies de mini-collages faits à partir de photos et de coupures de presse en rapport avec chaque destinataire : Johnson demandait à ses correspondants soit d’ajouter quelque chose à son envoi, soit d’en renvoyer une partie à quelqu’un d’autre ou à lui-même. Ainsi l’œuvre n’était terminée qu’après la participation physique des autres intervenants. Sur Ray Johnson voir le site d’Artpool, <http://www.artpool.hu/Ray/> et particulièrement <http://www.artpool.hu/Ray/NYCS_chrono.html>.
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[8]
Cf. l’œuvre de K. Galloway et S. Rabinowitz, Le Café électronique, créée à l’occasion des Jeux olympiques de l’été 1984, à Los Angeles.
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[9]
Cf. E. Kac, Conversation, Centro Cultural Três Rios, São Paulo, 17 Novembre 1987 ; E. Kac, Retrato Suposto – Rosto Roto, Telecommunications event, live broadcast, 1988. Voir aussi E. Kac (avec la collaboration d’Ed. Bennett), Ornitorrinco, sur le site <http://www.ekac.org>.
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[10]
Sur les actions de l’artiste, voir le site <http://webnetmuseum.org/html> et l’ouvrage de Fred Forest, 100 actions, Z’Éditions, Nice, 1995. Voir aussi les premiers balbutiements du Générateur poïétique d’Olivier Auber (présentation détaillée sur le site <http://www.enst.fr/~auber>), ainsi que le premier Collecticiel créatif inauguré par « l’atelier d’écriture » lors de l’exposition Les Immatériaux au Centre Pompidou en 1985.
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[11]
Cf. Paul Sermon, Telematic Dreaming, 1991, ou Rafael Lozano-Hemmer, The Trace, 1995.
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[12]
Cf. Back et White, Le Bras de fer transatlantique (Telephonic Arm Wrestling), entre Paris et le Canada, 1986. Un levier mécanique à Toronto, activé par ordinateur et modem, avait pour effet qu’on avait la sensation, par-delà l’Atlantique, de la pression exercée.
-
[13]
Cf. le numéro spécial de la revue Leonardo, « Connectivity, Art and Interactive Telecommunications », vol. 24, n° 2, sous la direction de Roy Ascott et Carl Loeffler.
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[14]
Cf. l’œuvre de R. Ascott, The Pleating of the Text : A Planetary Fairy Tale (la plissure du texte : un conte de fée planétaire), présenté à Electra, Paris, 1983.
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[15]
Voir aussi Aspects of Gaia : Digital Pathway Across the Whole Earth de Roy Ascott (coll. Appleton, Fuchs, Pepperell, Visman) qui engage un réseau artistique collaboratif dans la conception d’une installation interactive, Festival Ars Electronica de Linz (Autriche, 1989) et Art Futura de Madrid (Espagne, 1991).
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[16]
Cf. J.-P. Fourmentraux, « Quête du public et tactiques de fidélisation. Une sociologie du travail et de l’usage artistique des NTIC », Réseaux, n° 124, 2004.
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[17]
Cf. F. Forest, 100 Actions, Z’Éditions, Nice, 1995.
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[18]
Cf. l’œuvre de F. Forest, Conférence de Babel, présentée à l’Espace Créatis, Paris, en 1983. Installation vidéo et radiophonique visant une critique des déclarations « stéréotypées » des hommes politiques.
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[19]
La notion de « prise » a été développée pour rendre compte, sur un mode actif, de la saisie perceptuelle et de l’estimation des objets. Cf. C. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Éd. Métailié, 1995.
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[20]
Cf. K. O’Rourke et al., Art-Réseaux, Paris, Éd. du Cérap, 1992.
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[21]
Cf. K. O’Rourke, « City Portraits : An Experience in the Interactive Transmission of Imagination », Leonardo, vol. 24, n° 2, The Mit Press, 1991, p. 215-220.
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[22]
Idem, p. 48.
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[23]
Cf. P. Schaeffer, Machines à communiquer, tome 1 : Genèse des simulacres, Paris, Seuil, 1970 ; J.-L. Boissier, « Machines à communiquer faites œuvres », in Lucien Sfez (dir.), Qu’est-ce que la communication ?, Paris, 1991.