Couverture de HERM_046

Article de revue

Canada anglophone et Québec : les ajustements de la focale

Pages 135 à 143

“All this I saw through my improved binoculars”
Irving Layton, The Improved Binoculars, 1991

1Les référendums français et néerlandais du 29 mai et du 1er juin 2005 ont suscité des ondes de choc qui, au-delà des frontières nationales, se sont répandues en Europe. Ébranlant vivement le projet de l’intégration européenne, leur écho s’est fait entendre dans d’autres fédérations qui, à l’exemple de la canadienne, connaissent aussi des épisodes similaires de Kulturkampf (Pâquet, 2006) où s’affrontent diverses conceptions du devenir collectif dans la polis et auxquels les médias d’information participent, relayant l’événement pour mieux l’intégrer dans leur argumentaire. La couverture de l’événement international que furent les référendums de ratification, s’avère particulièrement intéressante au Canada, puisqu’elle concerne des quotidiens ayant l’expérience d’épisodes similaires en politique interne. Vu les épisodes référendaires et constitutionnels de 1980, 1992 et 1995, comment la presse anglo-canadienne et franco-québécoise se représente-t-elle l’événement des référendums français et néerlandais de 2005 ?

2Une hypothèse peut être avancée : celle de l’effet-miroir, dans lequel les enjeux européens sont interprétés sous le prisme des préoccupations constitutionnelles canadiennes et québécoises. Dès lors, il serait possible d’observer une sélection de l’information, un choix stratégique d’éléments de référence à la construction européenne dans le contexte des rapports Québec-Canada et du régime constitutionnel canadien (Martel et Pâquet, 2001, p. 476-477). Toutefois, il serait réducteur ici de limiter à une simple lecture référentielle la couverture médiatique. D’autres facteurs endogènes à la presse quotidienne influent sur la quantité et la qualité de la référence, comme les descriptions de l’événement, sa saisie sous la forme de faits ou d’opinions, les acteurs mobilisés pour ce faire, etc. Osons ici une exploration plus fine en cernant l’ampleur quantitative de la couverture médiatique et son inscription qualitative comme autant de modes d’appréhension de l’événement : un événement reformaté pour une compréhension locale, un événement reconstruit pour sa mise en marché, un événement retouché pour un usage politique.

3Partant, la composition du corpus repose sur la lecture de quatre quotidiens du 24 mai au 17 juin 2005, soit du moment des derniers sondages indiquant la défaite du Oui en France à la conférence de Bruxelles pour relancer le processus de la Constitution européenne. Le choix s’est porté sur deux anglocanadiens de la région métropolitaine de Toronto – The Toronto Star, propriété de Torstar Inc. et The Globe and Mail, joyau du conglomérat Bell Globemedia – et deux franco-québécois provenant de la région montréalaise – La Presse appartenant à la chaîne Gesca de Power Corporation et Le Devoir seul journal indépendant du groupe.

4Outre la langue et la région, d’autres facteurs ont milité en faveur de ce choix, à l’instar du rayonnement quantitatif et qualitatif ainsi que de l’orientation idéologique. Ainsi, avec seulement 8 % du lectorat torontois en 2004 (Centre d’études sur les médias, 2006, p. 5) mais avec près de 2 millions de lecteurs par semaine à travers le Canada anglophone (Canadian Newpaper Association, 2005), The Globe and Mail constitue le journal de référence par excellence des élites culturelles et politiques anglo-canadiennes. Avec 433 000 exemplaires les jours de semaine et plus de 640 000 le samedi (ibid.), le Toronto Star prend la part du lion avec 33 % du lectorat torontois.

5Au Québec francophone, La Presse vise également un lectorat de masse avec plus de 1400000 exemplaires vendus par semaine en 2003 et ce, principalement dans la région montréalaise. Plus modestement avec 169000 exemplaires par semaine, Le Devoir remplit un créneau comparable au Globe and Mail en ciblant le public cultivé et les décideurs dans l’ensemble du Québec (Observatoire des médias, avril 2004, p. 6).

6Ces quotidiens divergent sur le plan de l’orientation idéologique. Depuis 1948, le Toronto Star adhère aux Atkinson Principles énoncés par son fondateur Joseph Atkinson, soit un engagement ferme à l’endroit des idéaux d’un Canada fort et uni, d’une justice sociale pour tous, du rôle nécessaire de l’État et d’une responsabilité civique comme média d’information. Dans la même veine, Le Devoir inscrit son héritage depuis sa fondation en 1910 comme celui d’« une lutte constante pour l’avancement politique, économique et social de la société québécoise » (Bernard Descôteaux, 23 mars 1999), tout en tenant compte du respect des droits individuels et de la diversité. Depuis les années 1980, le Globe and Mail opère un léger déplacement de ses positions conservatrices originelles vers le centre du continuum politique, tout en adoptant le credo des valeurs néolibérales et du désengagement de l’État (Henry et Tator, 2002), notamment au moment du débat du libre-échange avec les États-Unis en 1989. Quant à La Presse, elle se situe au centre-droit du continuum en plaidant pour le respect des libertés individuelles et des droits des minorités, « la libre entreprise balisée par une intervention mesurée de l’État » (André Pratte, « Le droit à l’information », La Presse, 23 juin 2002). Enfin, sur la question constitutionnelle canadienne et québécoise, seul Le Devoir accorde son appui à la souveraineté de l’État québécois. La Presse adopte une ligne éditoriale plus engagée pour la promotion de l’option fédéraliste. Les quotidiens torontois, eux, se montrent réservés, sinon hostiles, à l’option souverainiste.

Capter les ondes de choc

7Conjuguée à celle de la mise en récit de l’événement, l’analyse de la variation du nombre brut d’articles et d’unités iconographiques représente un bon indicateur de la couverture médiatique en matière d’intensité et de temporalité. Au total, les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois ont publié pas moins de 137 articles et présentés 60 unités iconographiques durant diverses périodes d’intensité (figure 1).

Figure 1

Occurrences d’articles et d’unités iconographiques, nombre et pourcentage

Figure 1

Occurrences d’articles et d’unités iconographiques, nombre et pourcentage

8Du 24 au 29 mai 2005, les journaux franco-québécois et anglo-canadiens traitent de la question avec pondération. Le nombre d’articles et d’unités iconographiques, tous quotidiens confondus, varie de 2 à 10. Les deux quotidiens franco-québécois confèrent à l’événement à venir sensiblement la même couverture quantitative. Le Devoir publie notamment trois longs articles, trois articles de taille moyenne et un seul bref. La Presse publie plus d’articles mais de moindre longueur, soit huit articles de taille moyenne, un article long, deux courts articles et un seul bref. Les journaux anglo-canadiens traitent généralement du sujet de manière significative à partir du 29 mai.

9Dès le 30 mai, la couverture médiatique explose. Passant de 19 articles et images le jour même, elle augmente à 43 articles le 31 mai, pour ensuite décroître à 30 le 1er juin. En nombre brut des articles et des unités iconographiques, le résultat du référendum néerlandais n’engendre pas le même impact médiatique quoique chacun des quotidiens y consacre un long article à la Une.

10Par la suite, la période du 3 juin au 17 juin se veut plus calme, le nombre d’articles publiés quotidiennement oscillant entre 1 à 14. Le Devoir demeure cependant préoccupé par les incidences des référendums comme en fait foi sa couverture régulière de l’événement. Par contraste pour l’ensemble de la période, les journaux anglo-canadiens couvrent très peu l’événement : le Toronto Star ne propose aucun article alors que le Globe and Mail publie trois longs articles, deux articles de taille moyenne et un bref. Les journaux anglo-canadiens cantonnent ainsi l’événement au temps très court de l’actualité quotidienne, alors que les franco-québécois privilégient une trame temporelle plus longue, étant donné leur intérêt à l’endroit des référendums.

11Néanmoins, les quotidiens anglo-canadiens publient une majorité d’articles longs, soit treize articles dans le Globe and Mail et six dans le Toronto Star, ce qui correspond respectivement à 61,9 % et 60 % de l’échantillon de ces quotidiens (figure 2). Les articles de taille moyenne occupent ici le deuxième rang avec 23,8 % et 20 %. De manière inversement proportionnelle, les quotidiens franco-québécois proposent majoritairement des articles de taille moyenne, soit près de 60 % pour les deux quotidiens.

Figure 2

Mise en récit de l’information dans les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois

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Mise en récit de l’information dans les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois

12La description et l’analyse de l’événement varient également selon les quotidiens. Parmi ceux-ci, Le Devoir est le quotidien offrant la couverture « critique » la plus constante du 24 mai au 17 juin 2005. En effet, le quotidien consacre à l’événement une chronique ou un éditorial pendant 12 jours. En contrepartie, il n’exclut pas le recours aux articles des agences de presse, comme le montre la présence de 23 articles (voir tableau) dont une bonne part provient du journal collaborateur Le Monde. La Presse et le Globe and Mail limitent leur couverture critique aux quelques jours précédant et suivant le référendum français. Enfin, le nombre réduit d’éditoriaux et de chroniques du Toronto Star dénote plutôt le faible intérêt du quotidien pour un événement ayant peu de résonance dans un contexte anglo-canadien.

13À partir du 2 juin 2005, La Presse fait largement appel aux articles des agences de presse, tandis que Le Devoir poursuit un traitement analytique de l’événement avec ses chroniqueurs et éditorialistes. Quant aux quotidiens anglo-canadiens, ils observent un silence relatif dès le 3 juin 2005, et l’événement perd de sa congruence.

14Notons que 10 % des articles ont été écrits par des experts provenant du champ scientifique (voir tableau). Il est à remarquer que les responsables politiques ne se prononcent pas sur l’événement dans les pages des quotidiens. Seule Louise Beaudoin, ancienne ministre d’État aux Relations internationales du Québec, analyse dans les pages de La Presse du 30 mai le résultat français, mais à titre de professeure associée au département d’histoire de l’Uqam. Enfin, les intervenants du public se manifestent dans une proportion de 8,03 % pour l’ensemble du corpus. La Presse se distingue avec sept lettres, dont six sont issues du courrier des lecteurs du 31 mai. En tout, les données du tableau 1 indiquent que les journalistes des quotidiens ou des agences écrivent environ 54,75 % des textes, alors que les analyses et opinions des chroniqueurs et éditorialistes composent près de 27,01 % du corpus médiatique.

Tableau

Auteurs de la description de l’événement, quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois

Tableau
Journaux Journaliste Agence Éditorialiste Chroniqueur Public Expert Total Le Devoir 11 23 8 7 2 6 57 La Presse 14 9 1 11 7 7 49 Globe and Mail 6 5 2 6 1 1 21 Toronto Star 7 0 1 1 1 0 10 Total 38 37 12 25 11 14 137 Pourcentage 27,74 % 27,01 % 8,76 % 18,25 % 8,03 % 10,22 % 100 %

Auteurs de la description de l’événement, quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois

15En ce qui concerne les producteurs de faits et d’opinion, il est possible d’observer une différence entre les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois. Ainsi, les journaux anglo-canadiens sont davantage portés à faire appel aux producteurs de faits plutôt que d’opinion. À cet égard, 58,06 % de leurs articles adoptent un ton empreint de neutralité dans l’exposition des faits. Pour les journaux franco-québécois, cette proportion diminue à 40 % des articles. En contrepartie, les producteurs d’opinion internes et externes n’occupent que 41,94 % du corpus médiatique anglo-canadien, tandis que ce taux grimpe à 60 % dans les journaux franco-québécois (figure 3).

Figure 3

Pourcentage des producteurs d’opinion et de faits dans les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois

Figure 3

Pourcentage des producteurs d’opinion et de faits dans les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois

Ressentir les ondes de choc

16Les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois enchâssent l’événement référendaire dans des cadres globaux d’interprétation qui, s’ils sont divergents dans leur expression et leurs conclusions, reposent sur un même constat : celui d’un temps d’arrêt dans le processus de l’intégration européenne, par lequel le doute s’insinue. À partir de cette assise, les cadres interprétatifs se colorent selon les orientations éditoriales de chaque journal.

17Moins prolixe que les autres quotidiens, le Toronto Star attribue les résultats des référendums à la faiblesse du Traité constitutionnel européen. Traduisant l’incompréhension des bureaucrates bruxellois eu égard aux craintes devant le libéralisme économique, le Traité constitutionnel est perçu comme trop technique et abstrait pour susciter l’adhésion des citoyens ou, pour reprendre les propos imagés du chroniqueur Richard Gwyn : « Instead, the problem of the EU is that there’s no poetry in its Constitution » (« EU vote a failure of poetry », 31 mai 2005, p. A17). Ce faisant, le quotidien torontois s’inquiète des effets des référendums sur l’équilibre international puisque le monde, y compris le Canada, aurait besoin d’une Europe raisonnablement cohérente vis-à-vis des États-Unis, de la Chine, de l’Inde et de la Russie. Quant à lui, le Globe and Mail fait essentiellement porter la faute sur une France dépassée et vieillie, incapable de se moderniser face aux défis de la mondialisation. La suite de la Une du 30 mai est fort explicite d’une lecture flétrissant les opposants irrationnels du progrès néolibéral : « Left, poor reject corporate Europe model. » Qui plus est, la France entraîne dans son attitude passéiste les Pays-Bas, dont le rejet de cette « réforme démocratique » est considéré comme dramatique.

18Si le Globe and Mail fait référence rapidement au contexte constitutionnel canadien, La Presse intègre clairement l’événement dans un cadre interprétatif autoréférentiel. Les résultats des référendums français et néerlandais apparaissent comme la reprise du référendum canadien sur l’Accord de Charlottetown en 1992. Toutes ces propositions constitutionnelles ont été rejetées par des citoyens méfiants envers leurs élites, des citoyens mal informés par « un camp sans consistance, sans programme et sans vision commune » (Jocelyn Coulon, « L’Europe se fera », 1er juin 2006, p. A20). Il s’agit là d’une contestation du modèle fédéral dont la valeur intrinsèque ne saurait être remise en cause sans faute grave. Beaucoup plus nuancé et plus au fait des enjeux politiques européens, Le Devoir s’écarte généralement d’une interprétation autoréférentielle. Plutôt, les auteurs de ce quotidien identifient des facteurs inhérents à la vie politique française, tels que les craintes à l’égard de la libéralisation des marchés ou les tribulations partisanes et gouvernementales. Le sursaut nationaliste et la xénophobie sont rarement invoqués comme motifs.

19Ici, les références aux référendums reflètent la constitution de communautés émotionnelles spécifiques à chaque quotidien, communautés dont les membres partagent des codes culturels communs et savent comprendre les significations se dégageant de l’événement. Ancré dans la région torontoise, le Toronto Star couvre les référendums français et néerlandais pour un lectorat composé en grande partie de nationalistes canadiens ayant une sensibilité sociale-démocrate. Si nombre de ses lecteurs sont méfiants devant le libéralisme économique puisque ce dernier s’assimile à l’hégémonie américaine, leur connaissance des enjeux européens est moindre. Aussi, les savoirs partagés relèvent souvent de la transmission d’informations factuelles – les articles longs et étoffés constituant une caractéristique importante de ce quotidien – et d’opinions mesurées catégorisant le bureaucrate européen sous un jour peu favorable.

20Proche des milieux d’affaires canadiens sympathiques à la libéralisation du commerce mondial, la communauté émotionnelle créée par le Globe and Mail est autre, marquant ainsi sa forte préférence à l’endroit du Traité constitutionnel. Son rejet est donc fraîchement accueilli, voire incompris eu égard aux impacts négatifs sur l’euro, et seule la défaillance morale justifie une semblable issue. Aussi, les producteurs d’opinion réactivent lestement des stéréotypes connotés se prêtant à la stigmatisation, ce qui permet une condamnation rapide et efficace. Le rejet est perçu comme l’expression d’un atavisme national. Surgissent alors toute une série de stéréotypes ethniques dans les discours, à l’instar de la Gallic Revolution ou de la xénophobie hollandaise, ainsi que dans l’iconographie : l’image de la Tour Eiffel, telle un poignard, perçant le dos du Traité constitutionnel ; les caricatures du garçon de café parisien méprisant ou du Français efféminé et de la Hollandaise aux sabots noyant un bureaucrate. Afin de souder plus profondément la communauté émotionnelle, le Globe and Mail produit une temporalité avec l’introduction d’un archétype, celui du retour à une certaine barbarie. Élément du progrès universel, les espoirs pour des États-Unis d’Europe, rêvés après la Seconde Guerre mondiale, connaissent un échec cuisant avec les résultats référendaires. Dès lors, le mouvement européen entame un retour en arrière.

21Sur un registre quelque peu similaire quoique plus développé, la communauté émotionnelle de La Presse regroupe également un lectorat sensible aux vertus du libre-marché. Elle se différencie toutefois de celle du Globe and Mail par l’importance accordée à la question nationale québécoise. Cette importance apparaît constamment en filigrane de la couverture de l’événement. Favorisé par la nature même du processus référendaire – qui exige une réponse simplifiée à l’extrême – mais aussi par la volonté militante de la ligne éditoriale qui se souvient de luttes analogues dans le contexte québécois, le recours aux dichotomies binaires s’en trouve facilité. Non seulement les producteurs de faits et d’opinion distinguent franchement les camps du Oui et du Non, mais la mise en page même du quotidien traduit cette scission, à l’exemple des analyses de la section Forum du 26 mai qui se répartissent en deux rubriques. S’ils sont moins ethniques qu’idéologiques, les stéréotypes du « mal français » foisonnent aux fins de la mobilisation. D’une part, les vainqueurs sont stigmatisés : les habituels partis protestataires, les altermondialistes, les masses irrationnelles et xénophobes, qui ont laissé cours à leur peur du changement. D’autre part, bénéficiant d’une compassion bienveillante, les vaincus se voient rappeler leurs devoirs. Si elles veulent construire l’Europe, les élites, au premier chef Jacques Chirac, doivent désormais se méfier du recours à la consultation populaire. Les producteurs d’opinion de La Presse raniment aussi les archétypes de la victime expiatoire – l’impopulaire Jean-Pierre Raffarin – mais aussi ceux de l’ancien et du moderne, du retour au passé et du refus de l’avenir. « L’heure de vérité est arrivée », selon le chroniqueur Alain Dubuc : faute d’intégrer le projet européen, la France « nous annonce qu’elle sera sans doute plus faible et plus divisée dans les années à venir ». Les Québécois qui seraient tentés par l’aventure souverainiste devraient tenir compte de ce sombre augure.

22Dernier quotidien, Le Devoir convoque dans sa couverture de l’événement une communauté émotionnelle ayant certaines affinités avec celle du Toronto Star. Son lectorat se compose d’un public franco-québécois cultivé, ayant une sensibilité nationaliste, pouvant se référer directement aux médias européens – les médias français au premier chef. Dès lors, sous peine de perdre l’intérêt des lecteurs qui n’hésiteront pas à s’abreuver à la source, l’argumentaire doit convaincre en séduisant, sans embrigader. Ce dispositif rhétorique de séduction opère d’abord sur la qualité de l’information discursive : les acteurs de l’événement font l’objet d’une couverture précise, nuancée et assez complète ; les différents enjeux sont nettement explicités sur un ton relativement neutre ; la catégorisation se fait plus subtile et les opinions moins univoques. Il s’appuie ensuite sur l’établissement d’une connivence avec le lectorat en usant de stéréotypes moins stigmatisants. Les producteurs de faits et d’opinion en appellent ainsi aux capacités d’empathie et de compréhension des lecteurs qui pourront ensuite dégager des leçons. De la même façon, l’iconographie suscite une identification aux positions des deux camps, surtout celles des partisans du Non dont les photographies à la Une des 29 et 31 mai montrent leur jeunesse et leur enthousiasme. Quant à la caricature, elle se réfère à l’humour bédéesque avec un Jacques Chirac, tel Abraracourcix, chutant de son bouclier européen. Enfin, la projection dans un avenir pensable est rarement abordée selon un mode catastrophiste, mais plutôt mélancolique, où l’événement marque l’éclatement d’un rêve, « la fin d’une époque et d’une utopie » selon Christian Rioux. Tel un indice de cette nostalgie du temps perdu, la chronique historique du 4 juin évoque ainsi la mémoire de John Kennedy et de son discours de Berlin sur l’Europe unie.

23Dans les quatre quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois, l’événement tire son intérêt moins par ses incidences strictement européennes que par son caractère exemplaire au regard des contextes canadiens et québécois. Toutefois, à la manière de jumelles observant des phénomènes sur une autre rive, la focale varie selon l’usage qu’on en fait et la cible choisie. Chacun à leur façon, les quotidiens anglo-canadiens et franco-québécois témoignent de ces ajustements de la focale.

24En effet, le Toronto Star, le Globe and Mail, La Presse et Le Devoir opèrent une lecture préalable de l’événement référendaire, un événement qu’ils doivent reformater aux fins premières de sa saisie et de sa compréhension par leurs communautés émotionnelles respectives. Puis, dans un deuxième temps, l’événement doit être reconstruit pour une mise en marché optimale. Aussi, le choix de la couverture temporelle importe : celui du temps très court de l’actualité quotidienne pour les journaux anglo-canadiens, celui d’une trame temporelle plus longue pour les quotidiens franco-québécois. Si les dichotomies et les opinions tranchées sont le domaine éditorial de quotidiens militants comme le Globe and Mail et La Presse, elles ne peuvent être une pratique courante du Devoir sans qu’il en subisse les contrecoups financiers. Quant au Toronto Star, les référendums français et néerlandais ne suscitent pas le même intérêt auprès de sa communauté émotionnelle, d’où une mise en marché de l’événement plutôt légère. Enfin, l’événement fait l’objet de retouches afin qu’il acquière des significations adéquates aux objectifs politiques de chacun des quotidiens. On insistera sur les clivages nationaux dans le Globe and Mail, ou encore sur les césures idéologiques ailleurs. Autant de modes d’appréhension d’un événement capté et ressenti au-delà de l’océan, autant d’ajustements de la focale.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • [http://www.cna-acj.ca/client/cna/ult.nsf/CCData/The%20Globe%20and%20Mail] et [http://www.cna-acj.ca/client/cna/ult.nsf/CCData/Toronto%20Star]
  • Centre d’études sur les médias, Propriété de la presse quotidienne au Québec et au Canada, Québec, Département d’information-communication, février 2006.
  • Frances, H., Tator, C., Discourses of Domination. Racial Bias in the English-Language Press, University of Toronto Press, 2002.
  • Martel, M., Pâquet, M., « L’effet-miroir : la construction de la Communauté européenne et la rhétorique politique au Québec et au Canada, 1989-2000 », Études internationales, vol. 32, no 3, septembre 2001, p. 475-494.
  • Observatoire des médias, Tirage des quotidiens, no 84, avril 2004, p. 58.
  • Pâquet, M., « Amnistier le passé comme on enlève des bottes. Des usages publics du passé au Canada et au Québec contemporains », in Pâquet, M. (dir.), Faute et réparation au Canada et au Québec contemporains, Québec, Nota Bene, 2006.

Mots-clés éditeurs : Constitution européenne, médias, Québec, Canada, référendum

Mise en ligne 12/11/2013

https://doi.org/10.4267/2042/24067

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