1Au milieu des années 1970, on s’est rendu compte que s’achevaient les années de croissance économique spectaculaire d’après la Seconde Guerre mondiale : c’était la fin des Trente Glorieuses. La crise du pétrole, déclenchée en 1976, est emblématique des effets que peuvent entraîner les modélisations macro-économiques à l’échelle mondiale (qui étaient devenues possibles, dès le début des années 1970, grâce à l’informatique reliée en réseaux). Les pays arabes, membres de l’Opep, ont fait monter le prix du baril, en réduisant la production. L’économie effervescente de l’Occident, qui gaspillait le pétrole alors peu cher et traité comme une ressource inépuisable, buta contre la menace de la pénurie. Il n’y avait, pensait-on, que deux solutions : l’une, politique, l’autre, technologique. La première visait à exercer des pressions politiques, voire militaires, ce qui allait engendrer, par la suite, deux guerres au Proche-Orient. La seconde visait à rechercher des sources alternatives d’énergie. Exception faite pour les exploitations maritimes de pétrole et pour les centrales nucléaires, peu appréciées par la plupart des pays (notons encore l’exception française), la solution technologique a échoué : utiliser l’énergie solaire ou éolienne, ou encore la biomasse, demandait encore plus de dépenses d’énergie conventionnelle, une fois comptabilisées les dépenses pour la construction des infrastructures et pour la production proprement dite.
2Notons cependant une autre crise, légèrement antérieure, passée quasiment inaperçue du grand public, mais capitale pour ce qui est des professionnels de la communication et de l’information. Avec une problématique identique à celle du pétrole, une grave crise du papier s’est fait jour en 1974. Le prix du papier a immédiatement été multiplié par deux, ce qui eut des effets à la fois dévastateurs et restructurants sur les métiers de la presse et, plus marginalement, sur ceux de l’édition traditionnelle. Les raisons de cette crise qui préfigure celle du pétrole sont les mêmes : les Scandinaves et les Canadiens qui contrôlaient alors la production mondiale de pâte à papier ont compris qu’ils ne pouvaient plus continuer à vendre leurs forêts selon la seule logique du marché. Pour préserver leurs réserves à long terme et leur environnement naturel, ils devaient imposer une régulation concertée des prix mondiaux du papier.
3Pour ce qui est de la crise de l’énergie, bien que celle-ci fût assez vite dépassée, elle a été accompagnée par d’autres phénomènes identiques, touchant pratiquement tous les secteurs de l’économie et de l’industrie susceptibles d’être mondialisés. Les grands acteurs économiques (États, groupement d’États, multinationales, grandes banques et réseaux de réassurances), bénéficiant de réseaux informatiques dernier cri, se sont bien tirés d’affaire, vu qu’ils étaient les premiers informés et les premiers bénéficiaires de la modification globale du système économique mondial. Par ailleurs, le lien intime entre « grand commerce » et maîtrise de l’information est connu de longue date. Les guildes de marchands mondialement actives jouissaient d’un avantage concurrentiel dont l’information était la source. Le rapport entre prospérité et virtualité n’a jamais été complètement ignoré, il est devenu seulement plus visible aujourd’hui. Les perturbations, réajustements, optimisations ou délocalisations des coûts de productions influencent ainsi le marché et la mondialisation dans son ensemble. Néanmoins, l’économie ne se remettait pas. La stagnation pesait sur les affaires. Cette combinaison étrange entre stagnation et inflation ne manquait pas de troubler les esprits, car on croyait savoir depuis longtemps qu’elles étaient mutuellement exclusives. La crise de 1929 avait montré que la « main invisible » du marché ne savait pas maîtriser une économie surchauffée, qui fonctionnait loin de l’équilibre. Par conséquent, on s’était tourné vers les idées de Keynes, qui soutenait que l’État devait s’immiscer dans l’économie afin de la diriger sur la meilleure voie. C’était à l’État de créer des emplois en lançant de grands travaux, c’était à lui de déclencher la croissance par l’inflation contrôlée. Cette stratégie avait bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses, tant que la demande avait excédé l’offre. Ce mécanisme paraissait grippé, ce qui renouvelait les espoirs des néoclassiques purs et durs. Ceux-ci réclamèrent le retour immédiat à Adam Smith et le rétablissement de l’ancien culte du marché. L’État devait s’effacer, cesser de jouer à l’entrepreneur ou à singer la Providence. Il devait s’employer à assainir la monnaie, en tenant la main ferme sur le taux d’intérêt, sans se soucier du coût social et du chômage. L’ère keynésienne avait vécu, le monétarisme prenait sa place.
4Les années 1980, années terribles, ont vu la restructuration des entreprises au nom de la nécessité du profit. Des industries entières ont été démantelées, faute de subventions. On a coupé court aux dépenses budgétaires, ce qui allait coûter cher par la suite, notamment dans des secteurs comme l’enseignement et la culture. Cependant, en dépit des mesures draconiennes politiquement programmées par les États les plus libéraux (mais qui faisaient aussi des émules parmi des gouvernements ne s’affichant pas comme libéraux), l’économie, quoique assainie, ne revenait pas aux niveaux de croissance continue, auxquelles nous avaient habitué les Trente Glorieuses. Les maîtres de l’industrie, les technologues, qui jouissaient peu de temps avant d’une autorité incontestée, voyaient leur prestige diminuer. Ils avaient ouvert des chemins pleins d’espoirs et on les avait suivis. Ils avaient créé de la richesse et on les avait enviés. Comme s’il s’agissait de compenser ce phénomène de stagnation, les réseaux de services et de finances se gonflaient démesurément : les banques, les assurances, les activités de conseil et de consultances prenaient le pas sur l’industrie proprement dite ; les commerciaux se mettaient à snober les ingénieurs.
5Durant ce qu’on appelle « l’époque moderne », l’industrie avait été la locomotive qui entraînait l’économie sur la voie (nécessairement ferrée) du progrès. On s’était accoutumé à penser que le moyen le plus sûr et le plus efficace de créer de la richesse était de faire incorporer les idées dans des produits matériels, tous semblables, fabriquées en grand nombre et vendus tous azimuts. Soudain, on se rendit compte qu’on pouvait tirer de plus larges profits en vendant autre chose que des objets ou des machines. Les banques vendent de l’espoir, les assurances, de la confiance ; le commerce vit de l’information et la consultance, du savoir. Ce sont des entités impalpables, intangibles, d’autant plus chères que rares qui, sans être des objets, font l’objet d’une nouvelle économie. Il a fallu attendre les années 1990 pour voir l’épanouissement de cette économie virtuelle et finalement comprendre le processus qui était en train de se passer. Le développement des TIC et l’omniprésence du réseau Internet ont facilité le stockage, le partage et la dissémination facile de l’information, des connaissances et du savoir et même leur élaboration. Sans les TIC, les pratiques de la manipulation symbolique, liées à la nouvelle économie, se dérouleraient trop lentement et leurs résultats, pour être disponibles, devraient prendre la forme matérielle d’objets palpables.
6Rétrospectivement, on peut estimer que, durant les années 1975-1990, on ne subissait pas simplement les effets d’une crise quelconque, plus ou moins passagère, mais qu’on apercevait, sans encore les comprendre, les « funestes signes avant-coureurs » qui annonçaient le passage d’un système économique à un autre. Le système économique industriel, fondé sur la production en série, tel qu’on le connaissait et auquel on s’était accommodé non sans peine, commençait à être remplacé par un nouveau système économique, le plus souvent désigné sous le nom de « nouvelle économie », celle du virtuel. Pour de multiples raisons, notamment la part d’irrationnel et l’inertie qui caractérisent les comportements boursiers, les dépenses des ménages, et aussi bien souvent les comportements des entreprises (fussent-elles multinationales), cette nouvelle économie constituait un nouvel attracteur économique, elle était la « promesse de bonheur » du troisième millénaire.
Penser l’échange virtuel
7Il est erroné de croire que le virtuel est le contraire du réel. L’espace virtuel ou le cyberespace a la même réalité objective que l’espace tangible. En somme, il est formé par l’ensemble des sites du Web, et n’importe quel cybernaute peut refaire exactement le même trajet qu’un autre. Les agents économiques dont les activités se déroulent exclusivement dans le cyberespace, n’ayant d’autre location que leur site (les .com), appartiennent à l’économie virtuelle ou électronique. L’économie « nouvelle » est plus vaste, car elle inclut aussi les entreprises « en briques et mortier » de l’espace tangible qui s’étendent dans le cyberespace.
8L’échange virtuel est confronté à deux préjugés assez tenaces. Le premier consiste à nier toute nouveauté à l’économie virtuelle, en la considérant comme une branche de l’économie des services. En effet, le service n’est pas, lui non plus, incorporé dans un objet. On pourrait donc employer les modèles qui ont été depuis longtemps utilisés dans l’étude de l’économie des services pour décrire et comprendre l’économie virtuelle. Cette simplification est évidente dans la façon dont on envisage l’enseignement supérieur en Europe, depuis les accords de Bologne. L’étudiant est le client, le professeur est le fournisseur d’un service, qui consiste à transmettre du savoir. C’est comme si on transvasait le contenu d’un récipient dans un autre. Ce qu’on oublie, c’est qu’un service est nécessairement garanti, tandis que l’efficacité du transfert des connaissances ne l’est pas. L’avocat n’est pas censé gagner votre procès, le médecin vous prodigue des soins, mais ne vous garantit pas la guérison, le professeur vous transmet son savoir, mais ne garantit pas votre formation. Dans l’économie virtuelle, le succès n’est pas toujours garanti. Pour que les connaissances puissent être transformées en savoirs ou en pratiques, c’est-à-dire pour créer un savoir-faire, il faut que les deux parties s’impliquent dans une coopération étroite dont le résultat reste incertain.
9Le deuxième préjugé, encore plus fort, consiste à refuser le fait que l’échange virtuel puisse être réglé par le truchement de l’argent. Le commerce virtuel des biens, oui, on l’accepte, car c’est un hybride. Quand on visite le site d’un magasin virtuel, on commande en ligne un produit et l’on déclenche ainsi un processus dans l’espace tangible : on vous retire de l’argent de votre compte, on emballe le produit et on vous l’envoie par la poste. Mais dès qu’il s’agit d’entités intangibles, le raisonnement se grippe. S’il semble bien naturel d’acheter un livre en utilisant des services en ligne, on peut être plus réticent à payer le chargement d’un fichier qui contient le même livre en format électronique. Remarquons cependant qu’il existe de plus en plus de services associés, permettant d’éditer en local à la demande ou, demain peut-être, de disposer d’éditions sur un support numérique souple. Le raisonnement économique est donc nécessairement plus complexe. Il frôle la distinction entre le bien public et le bien commun. Les Romains, eux, ne reconnaissaient que le premier ; il fallut que saint Thomas d’Aquin vînt pour envisager le second. Le Code Napoléon a représenté un retour au droit romain. De nos jours, l’infrastructure relève du bien public, tandis que le contenu relève du bien commun. Le site « www.gallica.fr » qui propose de nombreux textes de la Bibliothèque nationale de France (parmi ceux qui sont exempts de droits d’auteurs) est un bien public ; les textes, eux, sont des biens communs de l’humanité entière.
10Quand on vend un produit tangible, on ne le possède plus, on s’en sépare, tandis qu’à l’évidence, partager du savoir ne vous en prive pas (bien que cela vous prive de l’avantage concurrentiel vous permettant de vendre à d’autres et plus cher un savoir que vous avez contribué à élaborer, à formaliser ou à traduire). On devrait payer seulement pour ce qu’on acquiert aux dépens de l’autre. La distribution des entités qui ne sont pas incorporées dans des objets physiques relèverait, donc, d’un tout autre domaine que celui de l’économie, au moins de celle que nous avons connue.
11Ainsi une « certaine économie virtuelle » s’est définie elle-même comme une économie du don. La fameuse Déclaration d’indépendance du Cyberespace rédigée, dans l’étape romantique du réseau, par John Perry Barlow, demandait aux autorités de l’espace tangible de ne pas pénétrer dans la sphère de l’économie virtuelle qu’il considérait comme leur espace propre et exclusif : « Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, le nouveau foyer de l’intelligence. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous, espèces du passé, de nous laisser pour compte. » Dans ce « nouveau monde », l’argent ne devait plus trouver place. Pourquoi exiger une récompense pour sa contribution, puisqu’on pouvait puiser à l’aise, chacun selon ses désirs et ses besoins dans le trésor infini du savoir numérisé ? On pouvait être récompensé pleinement par le fait qu’on pouvait toujours obtenir beaucoup plus qu’on n’aurait jamais donné ! L’échange pouvait devenir, désormais, direct et idéal : donner à l’un équivalait à recevoir d’un autre. Comme dans le potlatch, il s’agissait de combler tous ces « autres » par sa propre prodigalité. Cela signifiait renforcer son identité, gagner le respect des autres et, conséquemment, le respect de soi.
12Il était donc de rigueur que l’économie virtuelle fût gratuite. L’idée était renforcée par le raisonnement des adeptes des théories marginalistes. Ils avaient expliqué, pour leur part, le fonctionnement de l’économie industrielle, en partant du concept de coût marginal, c’est-à-dire le coût additionnel associé à toute unité supplémentaire produite. Faisant fi de la théorie marxiste de la valeur, comme quantité de travail incorporé, les marginalistes s’étaient mis à dénicher les sources objectives du profit. Ils montrèrent que, dans un environnement purement concurrentiel, dès que le coût marginal devient égal au prix du marché, le volume de production trouve son point d’équilibre. Selon eux, le profit, loin d’avoir comme source, comme chez Marx, la valeur supplémentaire créée par l’ouvrier et dérobée sournoisement par le patron, représente tout simplement la différence entre le coût marginal et le coût moyen unitaire (Blaug, 1992, p. 363). Si on applique consciencieusement la théorie marginaliste à l’économie virtuelle, on s’aperçoit que le coût marginal des entités intangibles refuse de croître avec le volume de la production. En effet, si le coût de la première version d’un logiciel est très élevé, vu les efforts de recherche impliqués, en faire une copie additionnelle a un prix de revient quasi-nul. Puisque le coût marginal des entités intangibles a tendance à diminuer progressivement jusqu’à zéro, il est bien naturel que celles-ci soient délivrées gratuitement sur le marché virtuel.
13L’idée que l’économie virtuelle est une économie du don trouve un appui supplémentaire dans le fameux « Essai sur le don » de Marcel Mauss (1923-24). L’anthropologue, en étudiant le système des échanges des Indiens d’Amérique, s’interrogeait sur la possibilité d’une économie du don. Il soutenait que l’objet dont le donneur se privait conservait quelque chose de sa personnalité. Le don n’est jamais total, sans effets ; il lui reste attachée une partie de l’aura de celui qui le donne, il n’est donc qu’une sorte de prêt. Pour échapper à l’influence magique qui rayonne de l’objet reçu, le bénéficiaire doit réagir en retour et récompenser son partenaire outre mesure. La conception de Mauss a été rejetée par plusieurs critiques, qui ont réussi à soulever maints contre-exemples (Testart, 1998 ; Laidlaw, 2000). De toute façon, ceux-ci ont cherché leurs arguments dans le domaine de certains échanges marginaux, mais caractéristiques de l’espace tangible : l’aumône qu’on donne à un inconnu, chez Testart ; la nourriture que les ascètes ou mendiants hindous daignent accepter, sans aucune réciprocité, chez Laidlaw. Si on prend en compte les échanges d’entités virtuelles, on s’aperçoit que la conception de Mauss y trouve écho. Le savoir offert en ligne n’est pas, on peut en convenir, le prolongement naturel du corps de celui qui l’a manufacturé, tel un objet fait à la main, mais il reste bel est bien une partie prenante de la personnalité intellectuelle de son auteur. L’inséparabilité du don avec le donneur s’inscrit ainsi dans le modèle proposé par Mauss. Celui qui contribue au bien commun d’une manière désintéressée sera récompensé à son tour, lorsqu’il ira puiser dans les réserves intarissables du savoir en ligne ; celui qui reçoit se devra d’apporter aussi sa propre pierre à l’édifice car, dans le cas contraire, son identité virtuelle souffrirait par manque de reconnaissance.
14Or, en dépit des espoirs des pionniers romantiques du Web et des raisonnements des chercheurs inspirés par le courant marginaliste ou par l’anthropologie, l’économie virtuelle n’est pas devenue une économie du don. Les grandes fortunes amassées en peu de temps par certains praticiens du cyberespace en sont la preuve. L’idée qu’on ne devrait point payer pour quelque chose dont le détenteur ne se prive pas a été rejetée depuis déjà un moment, vu que celui qui partage son savoir perd quand même quelque chose, notamment sa supériorité concurrentielle. La pénétration des grandes corporations dans l’espace virtuel, par des projets comme CNN Pipeline, ou par des fusions entre les médias traditionnels et les compagnies en ligne (Walt Disney et Lycos, Time Warner et AOL), prouve que la logique du capital tend à embrasser aussi l’économie virtuelle. Il demeure, néanmoins, dans les interstices du cyberespace, une forme intermédiaire entre l’économie du don et celle du marché. Il s’agit du mouvement « source ouverte » (open source) [Bauwens, 2005]. Les contributions des participants au développement de ses logiciels restent leur bien commun, personne n’a le droit d’en devenir propriétaire ; cependant, cela ne veut pas dire qu’elles sont distribuées librement par le réseau, en dehors de la communauté. Ce qui est librement disponible n’est pas nécessairement gratuit.
Les sources virtuelles du profit
15Le profit est depuis toujours un défi pour les économistes, qui se sont efforcés d’en identifier les sources. On a cru pendant longtemps, avec les physiocrates, que la puissance et la richesse dépendaient surtout de la possession des terres. On est arrivé à convenir avec les mercantilistes, que le commerce pouvait apporter de la richesse, si on avait le bon sens et le courage d’aller fort loin, pour acheter à bon marché, transporter la marchandise à ses risques et périls et la vendre ensuite à prix d’or. Les guildes de marchands, les ventes à terme, les sociétés en commandites, les banquiers et les assureurs introduisaient dans le commerce des objets tangibles et, dans les multiples services qui y étaient associés, une activité informationnelle (privée ou solidaire). Notons aussi que les progrès entraînés par la nécessité de disposer d’un télégraphe performant s’associèrent et rentrèrent en synergie avec le développement du chemin de fer et, plus tard, de l’aéronautique. À l’aube de la révolution industrielle, on se méfiait du fait qu’on pouvait faire mieux avec la technique qu’avec la terre ou les bateaux. De nos jours, on est déconcerté par le fait qu’on pourrait s’enrichir sans vraiment « produire » quoi que ce soit.
16La source du profit dans l’économie agraire était la productivité de la terre. La bonté divine faisait que si on grattait un peu, cela poussait, et beaucoup plus encore qu’on n’avait ensemencé. Même les maîtres-penseurs du capitalisme industriel ont trouvé leurs exemples dans cette économie. Le modèle d’autorégulation dont la sempiternelle métaphore est la « main invisible » d’Adam Smith reste aux cœurs des néoclassiques. On oublie trop souvent qu’il n’est valable que dans les situations où les fluctuations circonstancielles sont suffisamment petites pour que le système économique reste proche de l’équilibre. En ce qui concerne l’économie industrielle et, encore plus, l’économie du savoir, c’est l’avalanche, et non le thermostat qui pourrait servir de métaphore. Pour la première, Marx a cherché vainement la source du profit dans la plus-value créée par les travailleurs, tandis que les marginalistes l’ont localisée précisément dans la différence entre le coût marginal et le coût moyen unitaire (Blaug, 1992, p. 407). Les sources officielles de revenus de l’économie virtuelle – ventes en ligne, publicités, souscriptions, etc. – n’expliquent pas suffisamment les profits excessifs qu’elle a enregistrés durant ses premières années.
17L’économie virtuelle a rejeté comme surannées les bonnes vieilles méthodes de la gestion financière des entreprises que Luca Pacioli avait inventées au xvie siècle. Pour la première fois, elle a prouvé qu’on pouvait faire fortune sans faire de profits, c’est-à-dire gagner beaucoup d’argent tout en ayant, en même temps, une balance négative des coûts et des revenus. Le jeu de la Bourse, qui poussait à la vente des actions, et la surévaluation des actifs intangibles ont été responsables du gonflement inouï de la « bulle des.com » vers la fin des années 1990 et aussi de son explosion au commencement des années 2000. Heureusement, ce fut juste une crise de croissance. Elle fut néanmoins marquée par les faillites retentissantes de compagnies telles que Enron ou Worldcom, qui rappelaient plus la chute du système de John Law, en 1720 que celle de Wall Street, en 1929. Les sites superflus, qui manquaient de qualité, ont disparu de la toile, les autres se sont fortifiés, en adoptant les « Principes de gestion généralement acceptés » (GAAP, Generally Accepted Accounting Principles). Ainsi, « www.amazon.com » est devenu récemment compétitif dans tous les sens du terme.
18L’économie virtuelle avait promis le bonheur, mais elle n’a pas tenu parole, car elle avait été victime de ses trop optimistes évaluations de risques. Néanmoins, elle continue d’offrir un vaste territoire d’aventure économique à tous les véritables innovateurs.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bauwens, M., « The Political Economy of Peer Production », in Kroker, A. & M.-L. (dir.), 1 000 Days of Theory, Site Internet www.ctheory.net, décembre 2005. [www.ctheory.net/articles.aspx?id=499].
- Blaug, M., Economic Theory in Retrospect, traduction en roumain, Bucarest, EDP, 1992.
- Laidlaw, J., « A free gift makes no friends », Journal of the Royal Anthropological Institute, n° 6, 2000, p. 617-634.
- Mauss, M., « Essai sur le don », L’Année sociologique 1923-1924. Édition électronique : [http://classiques.uqac.ca].
- Testart, A., « Uncertainties of the “Obligation to Reciprocate” : A Critique of Mauss », in James, W., Allen, N. J. (dir.), Marcel Mauss : A Centenary Tribute, New York, Berghahn Books, 1992.
Mots-clés éditeurs : économie des services, économie du don, actifs intangibles, coût moyen unitaire, coût marginal
Mise en ligne 21/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24036