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Article de revue

Ritualité et mise en scène dans les vidéos graffitis de Gomez-Peña

Pages 131 à 139

1Jusqu’au début du xxe siècle, on considère comme indiscutable l’origine rituelle du théâtre : il n’est qu’à penser au « chant du bouc » et à son « prolongement » dans la tragédie grecque. Ces théories sont à présent remises en cause.

2Si l’on examine les innombrables pratiques spectaculaires – et notamment celles qu’on appelait autrefois les traditions théâtrales – on peut y distinguer des éléments rituels propres à chaque contexte culturel. Faute de connaissances anthropologiques et linguistiques suffisantes, les chercheurs ont tendance à tout ramener à ces cérémonies et ces formes rituelles. Les « performance studies » anglo-américaines ont entrepris cette tâche de Sisyphe de recenser et décrire ces « cultural performances ».

3Presque au même moment, dans les années 1960, la représentation (la « performance », comme on dit dans les pays de langue anglaise) a cherché à intégrer, dans les motifs représentés autant que dans le type de jeu, des cérémonies, des jeux, des mythes, des rites empruntés à ces cultures traditionnelles. Le public a été invité à « participer », voire à se substituer aux acteurs.

4Il paraîtra étrange d’étudier le rôle des rituels dans les productions théâtrales et les performances contemporaines, car on n’imagine pas que le rituel puisse être au service du théâtre. Pourtant, depuis une quarantaine d’années de nombreux spectacles s’inspirent de rituels existants ou, plus souvent encore, inventent ou parodient leurs propres rituels. Signe de maturité ?

5À la place d’un survol de ces pratiques, on se propose ici d’examiner les vidéos graffitis de Guillermo Gomez-Peña comme un exemple de sketches qui parodient des rituels, existants ou inventés.

6Il faudrait sûrement retracer les liens entre le rituel et le théâtre. Mais le terme de « théâtre » est déjà un obstacle à la réflexion puisqu’il renvoie aux formes occidentales de la représentation. D’autres langues, plus chanceuses, et plus vagues, englobent sous un même terme – ainsi celui de « performance » – le théâtre occidental, les rituels, les cérémonies et toutes les « cultural performances » imaginables. On ne s’étonnera pas dès lors qu’elles perçoivent immédiatement le lien entre le théâtre et le rituel !

7Craignant d’être écrasé par le rocher de Sisyphe de ces pratiques spectaculaires et performatives, je me contenterai d’observer quelques rituels quotidiens liés à la vie d’un Mexicain ou d’un Chicano, mais aussi de toute personne déplacée, « humiliée et offensée », comme disait Dostoïevski. Le seul risque encouru, dès lors, est d’être écrasé par le sombrero de Gomez-Peña …

8Au lieu d’examiner, en général, les possibilités et les formes actuelles de l’interculturalisme et de s’exposer inutilement à l’ire des gardiens du temple des cultures étrangères, si facilement « exploitables », on prendra un exemple où le « cultural clash » et le mélange des cultures sont déjà l’objet même de l’œuvre, un exemple qui est en même temps « embodied » (incarné) par son auteur et « performer »: les vidéos graffitis de Guillermo Gomez-Peña, récemment éditées comme DVD par La Pocha Nostra nous serviront de corpus, voire d’Habeas Corpus

9Ces « graffitis » sont de courts sketches réalisés au cours des dix ou quinze dernières années. Ils représentent un véritable trésor, un échantillon représentatif de sa production et des formes très diverses qu’elle a prises au cours du temps. Trésor que nous nous proposons d’ouvrir puis de déployer pour tenter de comprendre comment les rituels sont à la fois assumés et détournés par les différents « performers ». Ainsi espère-t-on comprendre l’usage à la fois efficace et parodique que le théâtre contemporain fait des rituels.

10La quarantaine de sketches, d’une durée moyenne d’une à trois minutes, est classée dans le sommaire du DVD de manière fort savante et théorique, comme si l’auteur utilisait intentionnellement, et non sans ironie, les catégories de l’anthropologie et de la critical theory anglo-américaine. On trouve les rubriques suivantes :

  1. Politics of Language (Politique du langage).
  2. Identity Crises (Crises d’identité).
  3. TV Gone Wrong (La télé devenue folle).
  4. Reverse Anthropology (l’anthropologie à l’envers).
  5. El Cuerpo Político (le corps politique).
  6. Lo personal también es político (les choses personnelles aussi sont politiques).
    Cette classification thématique a tendance à effacer les conditions concrètes de la production des sketches. Les brefs commentaires du DVD n’éclairent pas la situation politique passée. Pour un art aussi ancré dans l’actualité politique, cette déshistorisation est fâcheuse : toute interprétation demanderait une reconstitution de la situation socio-politique du passé et de celle d’à présent.
    Chacun de ces six ensembles traite une même question, teste ou confirme des hypothèses fort complexes :
  7. Parler espagnol et anglais est un avantage pour les Chicanos, une menace pour les anglophones. Le langage est un passeport et une arme.
  8. Les personnes sont troublées par leurs identités multiples.
  9. La télévision n’explique pas la réalité, elle la brouille.
  10. L’anthropologie à l’envers, étudie autant l’observateur que l’objet observé.
  11. Rien n’est personnel et le corps est lui aussi façonné par la politique.
  12. Rien n’est personnel et le corps est lui aussi façonné par la politique.
Cette classification et les titres des sketches induisent une lecture nécessairement réflexive et théorique. À des degrés divers cependant : certains sont quasiment commentés par le narrateur, tandis que d’autres gardent une part d’énigme et obligent le spectateur à risquer sa propre interprétation. Devant cette diversité, nous ne pouvons que nous limiter ici à quelques questions liées au rituel, à « l’anthropologie à l’envers », au corps, aux identités variables, et finalement, au terme d’un parcours accidenté, à la mise en scène comme théâtralisation des rituels.

Contexte actuel

111. Avant d’analyser les sketches, il faudrait pouvoir examiner ce qui s’est passé au cours des années 1990. Depuis la chute du mur de Berlin et la fin du communisme, la mondialisation (« globalisation ») est partout visible. Une des conséquences inattendues a été, selon Carolina Ponce de Leon, l’épouse de Gomez-Peña, une recolonisation des arts :

12« Globalization has lead to the recolonization of the art world and turned the multicultural landscape into a hip backdrop. The global art world is a colonizer captivated by the strategies of decolonization. » (Ponce de Leon, in Bial, 2004, p. 295) – « La mondialisation a conduit à la recolonisation du monde de l’art et a transformé le paysage multiculturel en une toile de fond à la mode. Le monde global de l’art est un colonisateur captivé par les stratégies de la décolonisation. » (p. 295).

13On se méfiera par conséquent des discours soi-disant postcoloniaux qui parfois ne font que renouer avec une pratique néocoloniale des « arts primitifs ».

142. Parallèlement à cette ambiguïté vis-à-vis de la colonisation, on observe, paradoxalement, une prise de distance des artistes envers l’interculturel et un scepticisme grandissant des théoriciens face à une théorie générale des échanges. La « local knowledge », la connaissance locale (Geerts) est considérée comme préférable à une théorie générale. L’observateur, qu’il soit anthropologue, analyste de la culture ou simple spectateur, est invité à participer au fonctionnement de l’œuvre d’art, ce qui rapproche les artistes des utilisateurs, mais emmêle les rôles, donnant au public l’illusion de participer à la création. À quoi s’ajoute une lassitude vis-à-vis des questions sociales et un manque de compassion envers des personnes et des cultures défavorisées :

15« In the past years, performance art audiences have experienced an acute case of compassion fatigue. They have grown increasingly more intolerant of intellectual chalenging and politically overt work, and at the same time much more willing to participate in what they perceive as radical behavior. » (Gomez-Peña, 2000, p. 211)

16– « Ces dernières années, les publics de l’art de la performance ont fait preuve d’un cas extrême de lassitude vis-à-vis de la compassion. Ils sont devenus de plus en plus intolérants envers un travail intellectuel difficile et au travail ouvertement politique ; et en même temps ils sont de plus en plus désireux de participer à ce qu’ils perçoivent comme « des comportements radicaux ? » (p. 211).

173. Dans ces conditions, les cultures étrangères ne semblent plus les intéresser que si elles se matérialisent dans des identités en conflit et s’incarnent dans des personnes réelles ou à inventer, comme dans l’exemple de Gomez-Peña, artiste d’origine mexicaine vivant aux États-Unis depuis vingt-cinq ans. Sa situation indique bien comment l’art de la performance interculturelle de ces dernières années tend à remplacer la mise en scène interculturelle de type brookien, attirant ainsi un nouveau public.

184. Cet engouement pour le jeu des identités est à la fois un signe positif, puisqu’on aborde ces matières sans le moralisme des années 1980 et le signe négatif d’un désintérêt pour la politique et la morale.

19À la différence de leurs prédécesseurs postmodernes, multiculturels, ou postcoloniaux, les nouveaux imprésarios globaux n’ont plus besoin de se soucier des limites éthiques ou politiques. L’éthique, l’idéologie, les questions de frontières, tout cela appartient au passé immédiat, un passé trop compliqué pour qu’on y fasse appel ; un passé que l’on peut seulement saisir comme un échantillon de style ou extraire comme un motif décoratif. » (in Bial, p. 295).

20« Quel que soit le pays ou la ville où nous jouons, les résultats de ces expériences de représentation de frontière révèlent un nouveau rapport de l’artiste et du public, entre le corps brun et le voyeur blanc. La plupart des interactions se caractérisent par le manque d’implication politique ou éthique. À la différence d’il y a environ dix ans, lorsque les publics étaient trop susceptibles pour les questions de genre ou de race, nos nouveaux publics sont tout à fait disposés à manipuler nos identités, à nous voir comme des objets sexuels et à s’engager dans des actes (symboliques et réels) de transgression entre les cultures et les sexes, et même dans la violence. » (p. 298).

21Conscientes de ce contexte nouveau, les vidéos des dix dernières années cherchent les moyens d’analyse et de résistance pour rendre compte des évolutions récentes. « L’ethno » et « la techno », deux notions habituellement considérées comme antithétiques, sont réunies pour observer l’impact des nouvelles technologies sur l’identité ethnographique, pour dessiner l’homme nouveau à l’heure des identités mouvantes.

22Mais comment peut-on être Persan à l’âge de l’Internet ? Ou même Chicano, Mexicain, Américain du Nord?

23Gomez-Peña cherche, dit-il, un espace équidistant de la pratique artistique, de l’activisme politique et de la théorie anthropologique. Chaque sommet de ce triangle équilatéral est constitué d’une problématique qui interfère avec les autres tout en les réclamant : la pratique est faite de signifiants ouverts, elle est à la recherche d’un signifié possible ; l’activisme part lui d’un signifié (d’idées préalables) pour l’illustrer d’un signifiant (de formes artistiques) ; la théorie – anthropologie ou sémiologie sociale – est en équilibre entre signifié et signifiant : elle teste de nouvelles idées avec les moyens de la performance et elle s’inspire de la performance pour préciser et situer son actualité. En fin de compte, c’est aux spectateurs de décider des frontières entre ces disciplines :

24« It becomes necessary to open up a sui generis ceremonial space for the audience to reflect on their new relationship with cultural, racial, and political Otherness. The unique space of ambiguity and contradiction opened up by performance art becomes ideal for this kind of anthro-poetical inquiry. » (p. 298) – « Il devient nécessaire au public d’ouvrir un espace cérémonial sui generis pour réfléchir à sa nouvelle relation face à l’altérité culturelle, raciale et politique. Cet espace unique d’ambiguïté et de contradiction ouvert par l’art de la performance devient idéal pour cette espèce d’enquête anthro-poétique. » (in Bial, p. 298).

25Le spectacle de ces vidéos nous convainc facilement d’une chose : nous devons, à notre tour, mener l’enquête « anthro-poétique », distinguer la part de rituel et de poésie dans ces graffitis. Nous nous y emploierons brièvement sur un mode mineur et interrogatif.

Rituel ?

26Ces sketches facétieux font-ils appel au rituel ? Certainement pas au sens d’un « flow in shared experience of ecstatic otherness », (Koepping in Kennedy, p. 1141), d’« un flux d’une expérience partagée d’altérité extatique », comme on définit habituellement le rituel religieux ou mystique. Le spectateur n’est pas invité à partager une connaissance sacrée, à participer activement à quelque cérémonie plus ou moins secrète. Le théâtre, du reste, est souvent défini en opposition au rituel : « While theatre confines itself to saying things about relationships, ritual does things with them, and what it does is to reinforce or change them » (Green, 1988, p. 829). D’un autre côté, cependant, on définit souvent le rituel de manière générale comme « a formal set of human actions which function primarily at a symbolic level », « un ensemble d’actions humaines qui fonctionnent avant tout à un niveau symbolique » (Hozier in Chambers, p. 649). Et ces graffiti nous montrent bien des actions symboliques dont on peut observer l’effet sur la réalité, du moins dans l’esprit de ceux qui les accomplissent. Mais quelles actions sont ainsi accomplies? De nombreux personnages sont habillés de façon extravagante, peints en vert, en bleu, en noir et blanc ou recouverts de tatouages. Ils récitent des formules incompréhensibles, paraissent obéir à un cérémonial immuable autant qu’impénétrable qu’ils se borneraient à suivre. On pourrait croire que ces jeux sont autant de rites secrets. On sait bien en effet que « le rite se propose d’accomplir une tâche et de produire un effet en jouant de certaines pratiques pour capturer la pensée, menée ainsi à « y croire », plutôt qu’à en analyser le sens » (Smith). Tel est bien le cas des actions répétitives et vides des figures, que ce soit les rites technologiques de « Border Interrogation » ou de « Chicano Virtual Reality ». En réalité, ces rituels sont immédiatement parodiés. Ils correspondent à une commande publicitaire (Benetton) ou touristique. Dans « Cha-cha-manic dance », un mélange de Cha cha cha et de shamanisme, un danseur lent et dépressif exécute quelques mouvements maladroits, un anti Cha cha cha devant une caméra instable, avant que défile le long générique écrit et oral énumérant les sponsors de la prestation. On se souvient alors de la remarque de Lévi-Strauss selon lequel « le rituel a toujours un côté maniaque et désespéré » ! Les touristes ou les citoyens mal informés voient dans le Mexicain un sauvage exécutant d’incompréhensibles et inquiétants rituels. Dans « Authentic Apocalypse Aztec Dancer », le danseur semble obéir aux consignes et abonder dans le sens de l’exotisme, il reprend en les accentuant tous les stéréotypes qu’on attend de lui.

27Cette parodie des rituels révèle toutefois une méthode très sophistiquée. On pourrait ainsi distinguer différentes pratiques rituelles, toujours parodiques, par exemple :

  • L’exposé « scientifique » : « El Psycho-Linguist » explique en espagnol comment déclarer son attraction sexuelle à l’autre dans une langue qu’il ne connaît pas et profiter ainsi des avantages du bilinguisme. Ce beau discours est surtitré avec des indications en anglais pour faire patienter les anglophones monolingues.
  • L’exposé scolaire: Dans « Geography Lessons », Gomez-Peña, en bon professeur, énumère savamment les villes du monde où ont émigré les Latino-Américains, les lieux qu’ils ont ainsi colonisés.
  • Le recours à la langue : dans « Language, my passport », il récite son cogito personnel, une série de certitudes qui se terminent par un vibrant « I talk, therefore I am, period. ». La forme littéraire de ces litanies est celle d’une prière, d’une récitation avec de multiples répétitions de la même formule : « Language, my passport ». On voit un homme bâillonné, mais on continue à entendre le texte.
  • La pratique du tabagisme : dans « Mexercise », le groupe des fumeurs est en cercle comme pour une séance de yoga sur la respiration, mais l’exercice consiste à bien avaler la fumée de la cigarette …
Toutes ces actions rituelles sont, on le voit, détournées de leur but, parodiées en une inversion des termes, exécutées selon une « anthropologie inversée ».

La mise en scène comme théatralisation des rituels ?

28La place manque pour procéder à une analyse détaillée des vidéos, lesquelles sont d’une grande sophistication esthétique et politique. On se contentera de résumer quelques grands principes de l’analyse (Douglas, 1996 ; Pavis, 1996 ; Wulf, 2004).

291. Il faudrait d’abord distinguer les formes utilisées : performance filmée, vidéo faite spécialement pour la télévision ou le cinéma, vidéo-poème avec un travail direct sur la matière filmique, reprise de styles historiques (MTV des années 1970, par exemple), « video exquisite corpse » (cadavre exquis). Certaines œuvres (« La Kabuki » ou « Cha cha manic dance » ou « El Christo de Samoa ») se caractérisent par un usage spécifique de la vidéo légère : fluidité, ralenti, rendu graphique, bande-son remixée, etc.

302. On a vu que les rituels représentés le sont toujours de manière ironique. D’une part, il ne s’agit jamais de rituels existants, au Mexique ou ailleurs, mais de rituels de la vie quotidienne, d’actions répétitives et vides dont la rigidité formelle rappelle les rituels traditionnels de par leur répétition maniaque ou leur côté ludique, sans avoir la prétention d’effectuer une action symbolique. D’autre part, il n’est pas exceptionnel qu’un rituel ou une transformation soit « théâtralisé », c’est-à-dire montré dans un autre cadre que dans son environnement d’origine et pour un public amateur de spectacles. Dans ce cas, son efficacité n’en est pas nécessairement détruite, mais souvent menacée.

31« Speaking of the theatricalization of ritual implies nothing about its efficacity, though there may remain a problem if the very theatricality of ritual or the obviousness of its play acting undermines belief in its effectiveness. » (Koepping, 2003, p. 1141) – « Parler de la théâtralisation du rituel n’implique rien pour ce qui est de son efficacité, même si cela peut rester un problème si la théâtralité même du rituel ou l’évidence du jeu de l’acteur sape la croyance en son effectivité. »

32Pour ces graffitis, le but n’est nullement de conserver une très problématique efficacité des rituels parodiés, mais d’utiliser ces formes pour nous faire prendre conscience de nos habitudes culturelles et de leur relativité. Paradoxalement, le côté ludique des rituels parodiés renforce l’identité de la communauté qui est la cible de la parodie. En ce sens, on doit constater le succès de l’entreprise. Reste à savoir de quelle communauté il s’agit et si celle-ci n’évolue pas constamment. À un non Chicano, il semble que la communauté excède nettement ce groupe d’origine. C’est d’ailleurs pourquoi, avec l’éclatement des communautés, la mise en scène doit savoir adapter l’œuvre d’art à des publics moins spécifiques.

333. En art, le succès est toutefois une chose fort relative. Dans ce type de théâtralisation, le succès est tout autant scientifique : il consiste à théoriser ce que l’ethnologie mettrait des années ou des volumes à démontrer. Le « mad mex » trouve immédiatement les moyens de l’humour pour parvenir à cette théorisation in situ, avec la dénégation qu’implique l’humour : il n’est pas sûr que la réflexion à portée théorique soit juste, mais le phénomène est du moins « épinglé », le point est marqué avec légèreté. Pour les spectateurs, c’est là l’essentiel (et peu importe que les moralistes ou les scientifiques ne trouvent pas drôle d’être doublés par un chaman insaisissable).

34Gomez-Peña revient souvent sur son « péché originel » : avoir quitté sa famille et son pays pour les États-Unis et faire de sa vie depuis vingt-cinq ans une performance continuelle et interminable. Si ce « péché » ne saurait en effet être racheté, pas plus que son sentiment de culpabilité et la sensation d’être toujours en retard sur la réalité changeante, du moins sa position de théoricien, de commentateur immédiat de l’histoire ne saurait lui être déniée. S’il se plaint – antienne classique – de l’incompréhension des critiques (in Svitch, 2003), il se légitime lui-même en tant que théoricien tout en avançant dans l’analyse de la société et de ces identités. Il pourrait servir d’inspiration à d’autres artistes dans des contextes culturels différents.

354. On aurait tort de limiter le succès de cette légitimation à l’« anthropologie inversée ». Car c’est justement dans le travail sur les formes, sur le signifiant ludique ou scénique, sur l’énigme de certains sketches que sa théorie peut progresser. Il y a clairement deux méthodes dans la construction des sketches : donner la conclusion ou même l’annoncer avant la dramatisation (ainsi dans « binational Boxer ») ou bien refuser de conclure, laisser l’observateur deviner et continuer l’enquête. Dans « White on white », au contraire, la dramaturgie nouvelle ou tout simplement la mise en valeur des formes produites sans idée définitive ou préconçue constituent le c œur de la mise en scène. Si « binational boxer » est une allégorie transparente de la schizophrénie de l’auteur, « White on white » est un symbole beaucoup plus difficilement déchiffrable, et à ce titre plus riche. On se souvient de cette remarque de Heiner Müller : « L’auteur est plus intelligent que l’allégorie ; la métaphore est plus intelligente que l’auteur » (Müller, 1982, p. 141). La mise en scène ne doit pas afficher le savoir de l’auteur ou du metteur en scène, elle doit laisser un espace de liberté interprétative au spectateur. Mais en quoi consiste au juste cette liberté de la mise en scène ?

365. « Mise en scène » semblera un terme impropre pour ces vidéos, puisque rien n’est en effet porté en scène. La notion pourtant mérite qu’on s’y arrête un instant. Le « performer » est présent sur toute la ligne d’assemblage : auteur, acteur, théoricien, activiste et, comble du malheur, professeur … Il n’y a pas, comme à l’Odin avec Barba, le regard extérieur d’un metteur en scène jugeant et corrigeant le travail des acteurs ou des acteurs « dramaturges », ayant conçu eux-mêmes leur partition. C’est à la fois un inconvénient et un énorme avantage. La distance manque parfois à Gomez-Peña tout comme le sens de la répétition ou de la redondance. En revanche, cela lui donne la faculté de se dédoubler en un performer-personnage et en un commentateur, en particulier dans les sketches où il est question du pouvoir du langage, dans « Censurado » ou dans « El Psycho-Linguist », où il se paye le luxe d’interpeller le spectateur de la vidéo (« me captas ? »: « tu piges ? »), ajoutant encore aux différents niveaux de l’énonciation celui du métacommentaire. Ce procédé de l’ajout est fréquent : une bande passante sur l’écran vient relativiser le message visuel. Typique aussi de la mise en scène comme relativisation permanente du sens, comme modalisation ultime du dit.

376. La mise en scène se charge de construire et de faire interagir tous ces niveaux de sens. Lorsque la scène n’est pas une allégorie d’une situation déjà connue, mais une recherche d’un sens nouveau, la mise en scène est comme un « graffiti », à savoir une œuvre à achever : liberté dans le tracé, fragilité des formes, spontanéité de l’expression. Parce qu’il est provisoire, effaçable, sale, le graffiti donne une première impression dont il est difficile de se détacher. Par anti-phrase, il acquiert une profondeur et une gravité inattendues. Le graffiti : un art qui paraît ne pas y toucher, mais laisse des traces.

387. La mise en scène consiste en une mise au point du sens, à un moment et dans un contexte donnés. Mais rien d’absolu à ce rituel-là ! Dans une mise en scène, il y a sans cesse des décisions à prendre, des choix à respecter, des actions à exécuter, des habitudes à observer, pour que la représentation existe. La conjonction de ces phénomènes donne sens à l’ensemble.

39La mise en scène (de ces graffitis, par exemple) est-elle en même temps théâtrale, performative et rituelle ? Elle est théâtrale puisqu’il faut trouver les moyens scéniques, visibles, significatifs de la réaliser ; elle est performative, puisqu’il faut réaliser toutes ces actions ; et elle est rituelle parce que les actions sont à accomplir selon un scénario déterminé. À cause de ces trois dimensions, théâtrale, performative, rituelle, la mise en scène reste toujours fragile, provisoire, révocable.

40La mise en scène est nécessaire à la dimension purement performative et « active » du rituel, car elle apporte la dimension de la fiction, de l’esthétique, de la dramaturgie, en mot de la théâtralité. Se trouvent ainsi mis en scène autant l’objet scénique ou filmique ou vidéo-filmique que le regard de l’observateur confronté ironiquement à ces rituels facétieux ou à ces farces sérieuses. L’ironie est la figure principale de la mise en scène : c’est une manière de dire scéniquement le contraire de ce qui est dit verbalement ou apparemment, manière de parodier toute chose pour en explorer toutes les facettes. Le rituel est sans humour, nous forçant à suivre un cérémonial que nous n’avons pas créé et qui nous ennuie, même s’il nous fascine parfois. La mise en scène nous déstabilise sans cesse, maintient notre attention en alerte. Elle place notre regard et notre corps dans un cadre-musée, vitrine d’exposition, masque, rôle de diminué et de faux idiot (Schweyk !), pour suggérer par ironie et antiphrase le message contraire, ou du moins autre.

41Nous nous garderons de ramener la mise en scène à une pensée ritualisée ou religieuse. La mise en scène nous évite de réaliser les incroyables performances que le monde postmoderne attend de nous ! Il ne sert donc à rien d’en faire la métaphore baroque de l’arrangement divin des misérables actions humaines. De ce point de vue, chaque graffiti efface les précédents, c’est un instantané, une « photographie du pauvre » (prise sans caméra), une étape vers une représentation jamais complétée, qui n’est jamais munie de tous les compléments possibles et terminée au sens de « completed ». Tout graffiti est un palimpseste, il efface les précédents pour marquer le nouvel état paroxystique de la question, le « new world (b)order ».

42Mettre en scène ces rituels, Chicanos ou autres, c’est toujours trouver un arrangement avec la réalité : j’arrange la vie pour qu’elle paraisse artistique, j’arrange l’art pour qu’il touche la vie. J’arrange mon sombrero, et je continue.

Références bibliographiques

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  • Koepping, K.-P., “Ritual and theatre”, in Kennedy, D., The Oxford Encyclopedia of Theatre and Performance, 2003, p. 1139-1141.
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  • Pavis, P. (dir.), The Intercultural Performance Reader, Londres, Routledge, 1996.
  • Smith, P., « Rite », Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 630-633.
  • Wulf, C., Penser les pratiques sociales comme rituel. Ethnographie et genèse de communautés, Paris, L’Harmattan, 2004.

Mots-clés éditeurs : performance, mise en scène, rituel, performativité

Date de mise en ligne : 07/11/2013

https://doi.org/10.4267/2042/23998

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