Couverture de HERM_042

Article de revue

Peuple absent, peuple introuvable : le fantôme du xixe siècle

Pages 38 à 46

Notes

  • [1]
    Alertant sur « l’esclavage moderne », Lamennais avait eu beau tenter de renverser ce rapport, en affectant l’animalité à la classe des possédants et l’humanité à celle des dépossédés, les termes et la logique de leur opposition étaient restés intacts : « Car, frères, sachez-le bien, il existe deux races, la race égoïste de l’intérêt pur, la race sympathique du devoir et du droit. Soyons de celle-ci, et chassons l’autre vers les déserts où sa demeure est marquée loin du séjour de l’homme, parmi les êtres inférieurs, les brutes solitaires des forêts. » (1840, p. 322).
  • [2]
    Ces pages ont été pieusement rééditées en 1984 par l’association des « Amis de Gustave Le Bon », laquelle s’inquiétait, en quatrième de couverture, de « l’imposture de l’égalité » et de la perte de « l’instinct du territoire » dans « notre pays » menacé par « l’armée grandissante des inadaptés » et une « masse multicolore ». La même quatrième de couverture postulait cette grande vérité paradoxale : « contrairement aux lois de la pesanteur, la masse du dessous dépend de la minorité du dessus. Cette minorité, qui semble anesthésiée, est devenue une sorte de gibier pourchassé de toutes parts par la plèbe comme par l’État ».

1Flaubert n’a pas retenu « Peuple » au crible de son Dictionnaire des idées reçues. Pourtant, de Balzac à Zola, de Lamennais à Le Bon, de Proudhon à Louise Michel, le discours social de la France du xixe siècle, toutes catégories et tendances confondues, fait un usage surabondant du mot, qu’il s’agisse de désigner à travers lui la forme la plus abstraite de la légitimité démocratique, d’éveiller l’écho symbolique d’une Nation enracinée dans un sol, une population et une histoire, d’appeler des forces collectives à se fédérer contre l’oppression dont elles font l’objet, ou encore, à l’inverse, de conjurer l’ombre menaçante que ferait porter sur l’ordre social, confondu avec la rationalité démocratique même, l’ascension des classes dites « dangereuses ». Les journaux ne se comptent pas qui l’affichent dans leur titre – Le Populaire d’Étienne Cabet (1833/1841), La Ruche populaire des ouvriers saint-simoniens (1839), Le Peuple de Proudhon (1848) ou Duvernois (1868), Le Peuple constituant de Lamennais (1848), Le Peuple souverain de Sallières (1848) ou Sismond (1870), etc. –, non plus que les projets divers qui s’en réclament, telle la « Banque du peuple » imaginée par Proudhon. L’abondance de ces mentions, qui avait de quoi désigner le terme à l’ironie de Flaubert, n’est pas contradictoire cependant avec son absence dans le Dictionnaire des idées reçues. La présence obsédante du mot dans le discours social du siècle pourrait bien n’être rien d’autre en effet, à mieux y regarder, que l’enveloppe d’une absence non moins obsédante – celle de la chose qu’il est censé désigner en sens divers –, et à ce titre Flaubert, en ne retenant pas « Peuple » au nombre des mots vecteurs d’idées reçues, dirait au fond « le peuple » en tant qu’il se dérobe à l’horizon de la référence.

2Fantôme contre fantôme, l’absence du mot pour dire l’absence de la chose ? Ce n’est point, certes, que l’existence du peuple ne s’impose pas à l’évidence, aux yeux de l’homme du xixe siècle, comme cette masse nombreuse, croissante, bientôt débordante, qui fournit la main d’œuvre des fabriques, se concentre dans les grandes villes et cède quelquefois à de violentes convulsions ; les poussées de fièvre révolutionnaire de 1831 à 1871 seront les sensibles sismographes de cette tectonique des plaques sociales qui alimente tant d’inquiétude ou d’espérance dans les esprits de l’époque (selon leur position sociale et leurs convictions politiques). C’est, plutôt, que sous le mot de « Peuple » s’est opéré un singulier tour de passe-passe. La Révolution a institué le « Peuple » en source et en principe de la Loi et voici que « peuple » en vient à désigner ceux-là mêmes que le système électoral maintient à l’écart du processus de la représentation démocratique. C’est d’un tel escamotage, largement accepté par ailleurs, que surgira le dolorisme d’un Lamennais dans son Livre du Peuple : « Et maintenant, ô peuple, dis-moi ce qu’est devenu ton droit en ce monde ? […] Pourquoi te traînes-tu avec tant de douleur sur cette terre donnée en héritage à tous les hommes indistinctement, et que tous ils devraient parcourir en dominateurs ? » (1837, p. 119). Disons les choses plus froidement : non seulement l’universalisme abstrait de la bourgeoisie se fracasse contre la réalité d’une société de classes, dans laquelle les principes d’égalité, de liberté et de fraternité se retournent en leurs contraires – inégalité, oppression, exploitation –, mais encore la souveraineté populaire exclut de son propre exercice, par le jeu du suffrage censitaire, la majorité de la population. « Ce système, soulignera Sartre, était profondément injuste […] mais il n’était pas absurde. Certes les électeurs votaient isolément et en secret : cela revenait à n’admettre entre leurs suffrages que des liens d’extériorité. Mais ces électeurs étaient tous des possédants, donc déjà isolés par leurs propriétés qui se refermaient sur eux et repoussaient les choses et les hommes de toute leur impénétrabilité matérielle. » (Sartre, 1976, p. 75). Allons plus loin : ce système est, en vérité, d’une logique implacable, dont les ressorts vont être ceux de l’idéologie même. Le vote en démocratie bourgeoise repose en son fond sur l’idée (socialement et historiquement construite, mais déniée ou méconnue comme telle) d’un individu rationnel, calculateur, dont l’intérêt additionné à ceux des autres doit seul décider de la conduite des affaires de l’État. La liberté du sujet, son autonomie, son absence de liens de dépendance envers autrui (donc aussi son isolement) sont la condition nécessaire de l’exercice de cette rationalité calculatrice. L’aliénation dont le peuple fait l’objet n’est pas loin en revanche de légitimer au regard des élites sa mise à l’écart du processus démocratique : pulsionnel, voué à d’ignobles promiscuités, asservi à la mobilité des instincts, le « peuple » – l’on dira aussi « la rue » ou « la foule » – introduirait au fond dans ce processus, si on l’y admettait, le germe d’une redoutable contagion : non seulement il l’emportera par le nombre, mais encore il inscrira les chiffres opaques de la déraison dans le calcul paisible des majorités politiques transparentes à elles-mêmes. Pour qu’une telle exclusion fût pensable – et acceptable –, il fallait deux choses : l’une, en formation depuis la Renaissance, se confondait désormais avec la conscience de soi de la bourgeoisie triomphante (l’institution du sujet en tant qu’individu et de l’individu isolé en tant que foyer de la raison) ; l’autre remontait sans doute à la nuit des temps (l’inégalité des conditions, au principe d’un racisme de classe), mais demeurait à fonder en raison après l’effondrement de la société d’ordres et de privilèges : comment, autrement dit, priver rationnellement de l’humaine capacité à raisonner – et donc à délibérer de la conduite politique de la cité – la part la plus nombreuse de l’humanité ?

Le peuple escamoté

3Dans ses Caractères, La Bruyère avait réservé l’une de ses pages les plus saisissantes à l’évocation des paysans fouillant la terre : « L’on voit des animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » (1688, p. 298). Fleuron de toute anthologie scolaire, cette page reste frappante et sans doute est-ce moins l’objet évoqué par La Bruyère qui importe – le spectacle de ces êtres mi-hommes mi-bêtes – que le point de vue qu’il fait prendre sur cet objet, qui construit celui-ci, et dans lequel il implique son lecteur : point de vue de l’homme du carrosse, de l’homme de cour qui, une fois passé les fortifications de Paris, traverse un monde situé en deçà de la civilisation et qui, à distance, derrière le rideau un instant écarté de la portière, considère à la dérobée les curieux spécimens d’humanité qu’il croise sur sa route. Ne concluons pas trop vite à un regard aristocratique faisant corps avec une société bientôt révolue. Voltaire le roturier, au siècle suivant, ne pensera pas autrement que l’homme du carrosse : « Le peuple, écrira-t-il, ressemble à des bœufs, à qui il faut un aiguillon, un joug, et du foin. » (Correspondance, 17 avril 1765). Les Lumières ont leur face d’ombre, dont hériteront les Casimir Perier et les Homais du siècle qui vient.

4L’aristocrate pouvait bien regarder de haut le peuple quand l’existence de ce dernier se rappelait à lui ; au moins ne maquillait-il pas son mépris aux couleurs de l’égalité devant la Loi. Le bourgeois du xixe siècle se montrera au fond plus policé et, en un sens, plus tiraillé. Comment accorderait-il sans contradiction sa vision résolument individualiste du monde social et l’évidence des inégalités de classe, ses convictions en fait de légitimité démocratique et les inquiétudes qui sont les siennes à l’endroit des revendications populaires, son fétichisme du calcul et sa peur du nombre ? Comment sa conscience s’arrangerait-elle, plus simplement, avec les deux extensions que les discours donnent au mot de « peuple » : l’une élargie à l’ensemble de la Nation souveraine, l’autre restreinte aux fractions inférieures du corps social ? Contradiction qui n’a rien d’insurmontable. On s’en tiendra pour quitte en mettant le peuple (dans sa seconde acception) en quarantaine de la démocratie ; et l’on y parviendra en vidant ce peuple de sa substance, ou bien en le réduisant à portion congrue.

5Rien n’est plus parlant à cet égard, malgré la neutralité apparente de sa construction, que la définition par paliers que Littré donnera du mot « peuple » : « multitude d’hommes d’un même pays et vivant sous les mêmes lois » ; « partie de la nation, considérée par rapport aux classes où il y a soit plus d’aisance, soit plus d’instruction » ; « par extension, foule, rassemblement » (1875, p. 1091). Sans doute, en bon lexicographe, Littré va-t-il du général au particulier, du plus abstrait au plus concret ; mais dans le même mouvement c’est d’une forme à une autre de la vie collective qu’il va : d’un côté, une collectivité abstraite, paisiblement assujettie aux mêmes lois ; de l’autre, une collectivité toute matérielle, physique, celle des corps rassemblés en une masse confuse, fusionnelle, vaguement redoutable ; entre les deux, une collectivité sociale qui n’est pas définie par des traits qui lui appartiendraient en propre, ni même explicitement par la privation, mais par comparaison avec les « classes » mieux dotées sous les deux rapports, curieusement dissociés, des ressources économiques et culturelles. Cette répartition des emplois du mot s’ajuste parfaitement à la représentation que la classe dominante se fait d’elle-même et de celle qu’elle domine : empire de la raison, de l’esprit et conformité à l’esprit des lois, d’une part ; emprise des passions et lourde présence du corporel, d’autre part ; et d’une classe à l’autre, non un rapport d’exploitation ou de domination, mais une simple relation de contiguïté au sein de la « nation » entre deux classes inégalement favorisées par la fortune. Le plus significatif reste, toutefois, la réduction des classes populaires – non nommées comme telles – à une coquille vide (« partie de la nation »), puis à la matérialité d’une physiologie collective (« foule, rassemblement »).

Le peuple représenté

6La définition établie par Littré tient de l’épure : elle ne fait véritablement sens que réinsérée dans le tissu des discours sur les classes populaires qui, de la Monarchie de Juillet à la Troisième République, ont explicitement réduit le peuple à une existence à la fois ectoplasmique et lourdement corporelle. Paternalistes ou carrément réactionnaires, la série est connue des figures qui ont contribué à ce double escamotage et qui toutes ont assimilé l’homme d’en bas à des formes inférieures de l’humanité : figure du peuple enfant, à éduquer, à corriger, à détourner de ses coupables assuétudes (ivrognerie, sexualité débridée, poussées de socialisme) ; figure du peuple femme, évidemment hystérique (spectaculaire et versatile, suggestible et instinctif) ; figure du peuple foule (promiscuité des corps, contamination des esprits, emprise de meneurs enfiévrés) ; figure des nouveaux « barbares » montant à l’assaut de la « civilisation », etc. Dans cet imaginaire de contrôle – lui-même sous contrainte –, la littérature romanesque joue sa part, confrontée qu’elle est, de Balzac à Zola, à un même problème récurrent : « comment dire l’ouvrier, comment nommer et faire se nommer celui que […] le langage littéraire n’a pas consacré » (Dubois, 1993, p. 82) ? On sait les solutions successivement expérimentées : chacune à son tour aura soumis les classes populaires à une représentation biaisée par une morale, une esthétique ou une idéologie qui doivent davantage aux contraintes spécifiques du champ littéraire qu’à une véritable saisie de cette concrétude sociale que le roman du xixe siècle entend capter.

7De ces classes populaires, le romantisme produit une image oscillant entre marginalité glauque et misérabilisme grandiose. Du côté de la « littérature industrielle », chez Sue ou Féval, repoussées aux confins de la société dont on prétend les extraire, elles alimentent un exotisme de la délinquance et de la misère dont les motifs sont drainés de la Gazette des Tribunaux. « De nos jours, écrit Sainte-Beuve, le bas fond remonte sans cesse, et devient vite le niveau commun. » (1839, p. 43). Ne comprenons pas seulement que le roman commercial colonise la littérature, mais aussi qu’il fait remonter à la surface, comme surgi des égouts du monde social, l’homme d’en bas dont il peuple ses fictions. Avec Les Mystères du Peuple, Eugène Sue rédigera à la fois la geste multiséculaire d’un prolétariat fait d’éternels revenants et l’acte constatant son incapacité à dire le prolétariat historique, c’est-à-dire les transformations économiques et sociales qui l’ont engendré et la situation objective qui est la sienne au tournant de la Deuxième République et du Second Empire. Peuple bien mystérieux en effet que celui-là, tout ensemble réduit et étendu à une « famille de prolétaires » traversant « les âges » depuis la Gaule du ier siècle avant Jésus-Christ jusqu’aux lendemains de 48. Du côté de la production plus lettrée, la représentation oscillera entre la vision âpre d’un Balzac (Les Paysans), les fadeurs d’une George Sand ou le misérabilisme épique d’un Hugo qui du moins, avec Gavroche, « atome fraternis[ant] avec l’ouragan », tâchera de faire entendre le « gazouillement » d’une « petite grande âme » mêlé à « tout le fredonnement populaire en circulation » (1862, p. 413). Le mouvement réaliste, avec les Goncourt et leur souci d’accorder aux « basses classes » le « droit au Roman » qui leur manquait, marquera un progrès sans doute ; « ce livre vient de la rue », déclareront-ils en préface à Germinie Lacerteux (1864), se demandant si, « dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme », « ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs » (cité par Auerbach, 1946, p. 488). Mais le thème ainsi traité est moins un objet (social) à proprement parler que le vecteur d’une vision esthétisante transférant aux « larmes qu’on pleure en bas » la dignité de celles « qu’on pleure en haut » (ibid., p. 489), le support d’une représentation très latérale d’une « basse classe » qui est plutôt celle des gens de maison que celle du monde ouvrier et, au total, le terrain d’exercice d’une virtuosité « artiste » oblitérant sous des effets de réel et de pittoresque trivial la chose à dire et les mots pour la dire. Zola aura beau jeu ensuite de faire valoir dans L’Assommoir « une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple » (1877, p. 33-34). Mais ce sera là encore, autrement, un peuple pris de biais, en retard pour ainsi dire, car saisi sous la forme anachronique, personnaliste et presque décorative du monde de « l’artisan faubourien, celui que ni les machines ni les grandes manufactures n’ont encore absorbé dans la masse anonyme » (Dubois, p. 84). Et s’il est vrai que Zola tente au moins de dire ce peuple avec sa syntaxe et son argot – sans en faire, comme Sue, la langue de la pègre ou, comme Hugo, la « langue des ténébreux » située au « mystérieux point d’intersection de la société régulière avec la société maudite » (1862, p. 385) –, son roman, comme à d’autres égards La Terre pour le monde rural, n’en filtre pas moins le petit peuple de Gervaise, son langage, ses mœurs à travers l’idéologie dominante et son discours sur l’intempérance des ouvriers, qu’elle soit alcoolique ou sexuelle (voir Dubois, p. 106-119).

Le peuple retrouvé ?

8C’est à de tels biais de la représentation et aux effets qu’ils exercent sur la conscience collective qu’un Michelet entendait faire pièce dès 1846. « Plus de contact avec le peuple, constate-t-il. Le bourgeois ne le connaît plus que par la Gazette des Tribunaux. Il le voit dans son domestique qui le vole et se moque de lui. Il le voit, à travers les vitres, dans l’homme ivre qui passe là-bas, qui crie, tombe, roule dans la boue. » (1846, p. 136). Le Peuple : le titre est bref, direct, il annonce un portrait, un tableau, un panorama sociologique et c’est, significativement, sous la forme d’une enquête que l’ouvrage s’amorce : « Il ne faut point s’étonner, si, connaissant autant que personne les précédents historiques de ce peuple, d’autre part ayant moi-même partagé sa vie, j’éprouve quand on me parle de lui, un besoin exigeant de vérité. […] Alors, j’ai fermé les livres, et je me suis replacé dans le peuple autant qu’il m’était possible ; l’écrivain solitaire s’est replongé dans la foule, il en a écouté les bruits, noté les voix… C’était bien le même peuple, les changements sont extérieurs ; ma mémoire ne me trompait point… J’allai donc consultant les hommes, les entendant eux-mêmes sur leur propre sort, recueillant de leur bouche ce qu’on ne trouve pas toujours dans les plus brillants écrivains, les paroles du bon sens. » (p. 58-59). Autoportrait de l’historien en détective, allant au réel, aux traces. Mais aussi en ethnographe se portant sur le terrain, récoltant témoignages et données. C’est que le peuple est à ses yeux le grand escamoté de l’Histoire, le personnage d’un récit qui semble s’écrire sans lui ou qui, plus exactement, s’écrit désormais contre lui avec des images factices, grossies, grossières, celles des journaux à faits divers, celles aussi des romans contemporains : Sand dont les fictions « ont établi […] qu’il n’y a plus de famille en France » ; Sue, qui a donné « pour la vie commune de nos villes, celle d’un point où la police concentre sous sa main les repris de justice et les forçats libérés » ; Balzac, qui dans Les Paysans « s’amuse à peindre un horrible cabaret de campagne, une taverne de valetaille et de voleurs, et [qui] écrit hardiment un mot qui est le nom de la plupart des habitants de la France ». « Nul peuple, ajoute Michelet, ne résisterait à une telle épreuve. » (p. 61). C’est donc à rétablir la vérité de ce peuple qu’il s’attachera – sa variété, ses vertus simples, les « servitudes » respectives du paysan, de l’ouvrier dépendant des machines, du fabricant, du fonctionnaire, du riche et du bourgeois même, dans une vision panoramique qui entendra montrer dans la société non une superposition de classes, mais la circulation d’une même idée de la France portée par « le souffle des grandes foules, et l’âme féconde du peuple » (p. 140).

9Cette ferveur, mixte de romantisme et de nationalisme, peut faire sourire. Elle a aussi son revers de la médaille, qui peut inquiéter. Ce peuple à retrouver, Michelet en dresse le portrait collectif sans doute par empathie, mais aussi pour y faire miroiter une ressource d’énergie que la Nation et les possédants feraient bien de ne pas négliger : « Le salut de la France et le vôtre, gens riches, c’est que vous n’ayez pas peur du peuple, que vous alliez à lui, que vous le connaissiez, que vous laissiez là les fables qu’on vous fait et qui n’ont nul rapport à la réalité. […] Vous irez descendant, faiblissant, déclinant toujours, si vous n’appelez à vous et n’adoptez tout ce qui est fort, tout ce qui est capable. Il ne s’agit pas des capacités dans le sens ordinaire. Peu importe qu’une assemblée qui possède cent cinquante avocats, en ait trois cents. Les hommes élevés dans nos scolastiques modernes ne renouvelleront pas le monde… Non, ce sont les hommes d’instinct, d’inspiration, sans culture, ou d’autres cultures (étrangères à nos procédés et que nous n’apprécions pas), ce sont eux dont l’alliance rapportera la vie à l’homme d’études, à l’homme d’affaires le sens pratique, qui certainement lui a manqué aux derniers temps ; il n’y paraît que trop à l’état de la France. » (p. 138-139). Émergence d’un relativisme culturel, retournant la dépossession en authenticité ou en altérité rédemptrices ? C’est ici, pour mieux dire, le double échec de Michelet, ou du moins le signe de sa propre servitude à l’égard de la vision bourgeoise dominante. Non que l’énergie vitale, le sens pratique dont le peuple est pour lui la réserve providentielle soient une simple métaphore, conçue par mégarde, de la force de travail dont les manufactures tirent profit. C’est, plutôt, que ce peuple qu’il entendait réinstaller sur la scène de l’Histoire, interroger dans sa vérité, scruter dans ses propriétés sensibles, il le congédie aussitôt de cette scène, se rend sourd à son discours et aveugle à ses traits spécifiques. Michelet fait peut-être voir dans le peuple l’acteur oublié de l’Histoire ; il n’en fait certainement pas l’acteur d’une histoire qui serait la sienne. Son peuple est objet : de ferveur, d’évocations, d’invocations ; jamais il n’est sujet. Son peuple est libéré des fables, non de l’aliénation. Le voici en tout cas replongé dans l’existence passive, opaque, auxiliaire dont l’historien entendait le tirer : provision d’énergie, capital à injecter dans la productivité de l’âme nationale, ressource d’humanité.

10Larousse, qui a lu Michelet, ne dira pas autre chose. À quelle nécessité répond l’existence du peuple, se demande-t-il sous l’entrée qu’il y réserve dans son Grand Dictionnaire Universel ? La société, explique-t-il, est composée des privilégiés de la fortune et d’une majorité d’êtres voués au travail. La race des uns est déclinante à force de loisirs, de luxe, de confort. « Le peuple, au contraire […], conserve intactes toutes les énergies de la nature. On peut donc comparer le peuple à ces fortes races d’animaux qui, exemptes des soins raffinés par lesquels l’homme prétend corriger et souvent corrompt la nature, douées de ces forces indomptées que développe en elles une sauvage liberté, sont si aptes à réparer, à raviver le sang épuisé des races plus cultivées, plus délicates, plus élégantes, mais moins vigoureuses. » (1874, p. 733). Sans doute le lexicographe, en bon libéral, a-t-il pris soin de chanter les vertus de la mobilité, du « mouvement social » qui enlèvera à « la situation faite au travailleur » son caractère d’injustice. L’impression n’en demeure pas moins que c’est encore l’homme du carrosse qui, en Larousse, considère ce peuple dégageant dans l’acharnement à la peine les forces nécessaires pour revitaliser les classes épuisées par leur oisiveté. Et qu’une fois encore la doxa du xixe siècle, telle qu’elle se concentre dans l’encyclopédie en 17 volumes que lui fournit Larousse, continue de tenir le peuple pour cette curieuse engeance, à mi-chemin de l’homme et de l’animal, de la culture et de la nature, dont l’existence n’est pensable que relativement aux services qu’elle rend à la société dont elle marque la frontière [1].

11Il y a loin, bien sûr, du paternalisme d’un Larousse au racisme social d’un Gustave Le Bon, mais il est frappant de constater que celui-ci se coulera paradoxalement dans le même moule. À l’heure de la démocratie de masse, les foules, écrira-t-il, représentent des « multitudes inconscientes et brutales justement qualifiées de barbares » et « par leur puissance uniquement destructive, elles agissent comme des microbes qui activent la dissolution des corps débilités ou des cadavres » (1895, p. 3-4). Le sang fécond du peuple était appelé à ranimer le corps exsangue des classes trop civilisées. Voici que des escouades de microbes et de larves s’apprêtent à transformer la civilisation déclinante en charogne. Il faut lire les pages que le même auteur réserve, dans sa Psychologie du socialisme (1898), à l’instruction et au suffrage universel et à la multiplication dangereuse des « inadaptés », des « déclassés » et des « dégénérés » que ceux-ci produisent « artificiellement » [2] pour mesurer non tant l’écart – vaste il est vrai – séparant cette « psychologie » haineuse de la raciologie animale débonnaire de Larousse, que la symétrie qui les situe, à deux niveaux de radicalité différents, dans un même système de représentation des masses populaires (animaux robustes et féconds/microbes agents de dégénération vs classes exténuées/civilisation décadente).

12Au reste, Le Bon avait bien tort de s’effrayer. À la fin du siècle, l’institution de l’isoloir lors des élections viendra symboliquement dissoudre ce peuple dont l’effet de masse et de nombre, la physiologie collective, la mentalité instinctive et mobile causaient, chez tant de beaux esprits, une si vive inquiétude. Pour ses partisans, qui l’emporteront, « l’isoloir symbolis[era] l’avènement de l’électeur autonome » et du « choix réfléchi » ; et il impliquera, par toute une technologie du secret, « une mise entre parenthèses des liens sociaux » (Garrigou, 1998, p. 44). Ce que les lois Le Chapelier avaient produit un siècle plus tôt sur les corporations, l’institution de l’isoloir va l’exercer sur la population admise au suffrage universel. La sérialité va l’emporter sur la masse, l’isolement rationnel sur la solidarité instinctuelle, l’addition d’unités discrètes sur la compacité de groupes en fusion, comme d’autre part l’ère du « public » (selon Tarde) sur l’ère des « foules » (selon Le Bon). Tantôt absent, tantôt trop massivement présent, le peuple du xixe siècle va pouvoir une nouvelle fois s’évanouir comme un fantôme à l’aube, en cédant la place dans l’imaginaire politique général à une collection de sujets abstraits, par extension à l’ensemble du monde social de la logique bourgeoise de l’intérêt individuel.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Auerbach, E., Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), Paris, Gallimard, 1977.
  • Dubois, J., L’Assommoir de Zola, Paris, Belin, 1993.
  • Garrigou, A., « Le secret de l’isoloir », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71-72, mars 1998.
  • Hugo, V., Les Misérables (1862), dans Romans, tome 2, Paris, Seuil, 1963.
  • La Bruyère, J. de, Les Caractères (1688), Paris, Le Livre de Poche, 1965.
  • Lamennais, F., Le Livre du Peuple (1837) et De l’Esclavage moderne (1840), dans Paroles d’un croyant, Paris, Garnier Frères, s.d.
  • Larousse, P., Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, tome XII, Paris, Larousse, 1874.
  • Le Bon, G., Psychologie des foules (1895), Paris, PUF, 1995.
  • Le Bon, G., Psychologie du socialisme (1898), Paris, Les Amis de Gustave Le Bon, 1984.
  • Littré, É., Dictionnaire de la langue française, tome III, Paris, Hachette, 1875.
  • Michelet, J., Le Peuple (1846), Paris, Garnier-Flammarion, 1974.
  • Sainte-Beuve, C. A., « La littérature industrielle » (1839) dans La Querelle du roman-feuilleton (L. Demasy éd.), Grenoble, Ellug, 1999.
  • Sartre, J.-P., Situations, X, Paris, Gallimard, 1976.
  • Sue, E., Les Mystères du Peuple, Paris, Laffont, 2003.
  • Zola, É., L’Assommoir (1877), Paris, Garnier-Flammarion, 1969.

Mots-clés éditeurs : Larousse, représentations sociales, Michelet, représentations littéraires, Le Bon, racisme de classe

Mise en ligne 30/10/2013

https://doi.org/10.4267/2042/8980

Notes

  • [1]
    Alertant sur « l’esclavage moderne », Lamennais avait eu beau tenter de renverser ce rapport, en affectant l’animalité à la classe des possédants et l’humanité à celle des dépossédés, les termes et la logique de leur opposition étaient restés intacts : « Car, frères, sachez-le bien, il existe deux races, la race égoïste de l’intérêt pur, la race sympathique du devoir et du droit. Soyons de celle-ci, et chassons l’autre vers les déserts où sa demeure est marquée loin du séjour de l’homme, parmi les êtres inférieurs, les brutes solitaires des forêts. » (1840, p. 322).
  • [2]
    Ces pages ont été pieusement rééditées en 1984 par l’association des « Amis de Gustave Le Bon », laquelle s’inquiétait, en quatrième de couverture, de « l’imposture de l’égalité » et de la perte de « l’instinct du territoire » dans « notre pays » menacé par « l’armée grandissante des inadaptés » et une « masse multicolore ». La même quatrième de couverture postulait cette grande vérité paradoxale : « contrairement aux lois de la pesanteur, la masse du dessous dépend de la minorité du dessus. Cette minorité, qui semble anesthésiée, est devenue une sorte de gibier pourchassé de toutes parts par la plèbe comme par l’État ».
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