Notes
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[1]
Le terme « Océanie » est employé ici dans son acception linguistique courante et désigne les archipels intertropicaux du Pacifique (Mélanésie, Micronésie, Polynésie) dont les populations originelles sont de langues et de cultures austronésiennes.
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[2]
Le glottocentrisme, concept équivalent en sociolinguistique à celui d’ethnocentrisme, caractérise une attitude de survalorisation de sa propre langue et de dénigrement de celle des autres.
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[3]
Parmi les principaux partenaires nationaux engagés dans la mise en œuvre de cette réforme, citons les universités de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, l’Institut national des langues et des civilisations orientales et le Laboratoire des langues et civilisations à tradition orale du CNRS.
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[4]
Voir à ce propos la critique de D. Wolton (2003, p. 49-51) du « cosmopolitisme d’aéroport ».
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[5]
La mise en œuvre de cette expérimentation est confiée à l’Institut de formation de maîtres de la Nouvelle-Calédonie et au laboratoire Transcultures de l’université de la Nouvelle-Calédonie.
1L’Océanie [1] abrite 234 langues (J. Lynch, 1998, p. 28). Cette richesse linguistique peut s’expliquer par divers facteurs : le morcellement géographique, l’absence de système d’écriture, l’absence de vastes entreprises de conquête politique et/ou religieuse avant l’arrivée des Occidentaux... Longtemps préservés des pressions homogénéisantes extérieures, les groupes ethnolinguistiques océaniens se sont diversifiés sous l’effet congruent du changement naturel des langues et du souci de se démarquer des communautés voisines.
2La multiplicité des langues est parfois associée, dans l’imaginaire des grands pays unilingues, au chaos social, au cloisonnement et au repli identitaire. Ce n’est pourtant pas ce que laissent entendre les linguistes qui travaillent sur le Vanuatu, État océanien qui détient le record mondial de densité linguistique, avec plus d’une centaine de langues vernaculaires pour moins de 200 000 habitants : « Avant l’arrivée des Européens, le multilinguisme de l’archipel se caractérisait par l’équilibre entre ses composantes et l’harmonie de son fonctionnement. […] Cet équilibre sociolinguistique, dans lequel aucun groupe ne pouvait mettre en danger l’existence physique, culturelle, linguistique de ses voisins, véritable démocratie à la mélanésienne, se maintint jusqu’aux débuts de la colonisation de la région » (Charpentier et François, in Siméoni, à paraître).
3La colonisation a considérablement complexifié la situation sociolinguistique en bouleversant les rôles et le statut des langues en présence et en instaurant une hiérarchie entre elles. La diffusion des langues française ou anglaise à travers les systèmes éducatifs des États coloniaux implantés dans la région s’est souvent accompagnée d’une minoration des langues vernaculaires, au motif que les premières seraient le vecteur de la paix et de la civilisation quand les secondes englueraient les populations dans la sauvagerie et la sédition. Seule l’entreprise missionnaire a parfois contrebalancé cette tendance en promouvant certaines des langues océaniennes comme vecteurs d’évangélisation, fixant leurs graphies à partir de l’alphabet latin.
4À la fin du xixe siècle, d’un bout à l’autre du Pacifique, on prédisait la disparition inéluctable des Océaniens. Plus d’un siècle plus tard, ces sombres projections évolutionnistes se sont révélées inexactes. Les populations océaniennes, mais aussi les langues qu’elles parlent, se sont maintenues jusqu’à aujourd’hui.
5De la politique linguistique et éducative menée durant la période coloniale subsistent néanmoins des représentations ambivalentes attachées aux langues. Si le français est associé à la réussite sociale et à l’accès à la modernité, il est souvent perçu comme une langue « obligée » et suscite chez certains un sentiment de rejet par peur d’assimilation au groupe dominant. Réciproquement, les langues océaniennes sont soupçonnées d’obsolescence en même temps qu’elles sont fortement idéalisées comme marqueur identitaire et comme vecteur du patrimoine culturel.
6Les options en matière d’éducation prises au début de la colonisation de la région – seconde moitié du xixe siècle – reposaient sur au moins deux illusions. La première concerne le rapport entre langue et pensée : certaines langues seraient supérieures à d’autres en ce sens qu’elles conféreraient à ceux qui les parlent, par un lien consubstantiel « magique », plus d’intelligence, de maturité et de civilité.
7Si la recherche contemporaine en psycholinguistique indique que certains savoirs conceptuels sont « filtrés » par les langues, elle ne conclut jamais à un avantage comparatif de certaines d’entre elles pour ce qui relève de la cognition générale.
8La seconde conception véhiculée dans les grands pays unilingues concerne le multilinguisme. Il serait une exception réservée à des êtres doués. Autrement, la capacité de la majorité des mortels se limiterait à la pratique courante d’une seule langue, et le bilinguisme précoce induirait chez l’enfant des désordres psychologiques et linguistiques (Macnamara, 1966). Les travaux de psycholinguistes ont progressivement modifié ces représentations. Plusieurs millions d’enfants à travers le monde parlent au moins deux langues. Il n’y a pas de risques cognitifs liés au bilinguisme. En outre, les études sur le bilinguisme soulignent régulièrement l’impact positif des programmes éducatifs qui valorisent la langue maternelle des enfants scolarisés dans une langue seconde (Unesco, 1953 ; Gardner et Lambert, 1972 ; Clement, 1980 ; Bialystok, 2001).
9Bien que les conceptions erronées à propos de l’acquisition bilingue tendent à être corrigées progressivement, elles ont eu des conséquences décisives en matière de politique éducative. Face à des individus que l’on suppose monolingues par essence, une autorité pédagogique est tentée de choisir de promouvoir une seule langue au détriment des autres. Mais si l’on admet que le bilinguisme, voire le multilinguisme, est un état tout aussi « naturel » dans l’espèce humaine, la question du renoncement ne se pose plus.
10Ceci nous conduit à une conclusion importante : lorsqu’un ressentiment s’exprime parfois à l’égard des anciennes langues coloniales en Océanie, ce ne sont pas tant les langues qui sont rejetées que l’idéologie monolingue et glottocentrique [2] qui les a souvent accompagnées. La plupart des Océaniens francophones considèrent désormais le français comme un élément de leur identité. Et, au-delà de cette dimension affective, ils ont parfaitement compris l’intérêt que présente la maîtrise d’une langue internationale. Par exemple, le parti indépendantiste d’Oscar Temaru, en Polynésie française, n’a jamais prôné le renoncement au français. Il a toujours réclamé, en revanche, que soient enseignées, au côté du français, les langues polynésiennes et l’anglais. En revanche, les Océaniens engagés dans une reconquête identitaire admettent plus difficilement qu’il faille renoncer à leurs propres langues pour accéder à la maîtrise du français.
11De fait, en accédant à l’indépendance ou à une large autonomie politique, les peuples d’Océanie ont inscrit le plurilinguisme dans leurs textes fondamentaux.
12Ainsi, à l’article 57 de la nouvelle loi organique de la Polynésie française, entrée en vigueur en février 2004, on peut lire que « le français, le tahitien, le marquisien, le paumotu et le mangarevien sont les langues de la Polynésie française ». En Nouvelle-Calédonie, le document d’orientation de l’accord de Nouméa, signé en 1998, dispose que « les langues kanak sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. » Selon l’article 3 de la Constitution du Vanuatu (1980), « la langue véhiculaire nationale de la République est le bichelamar. Les langues officielles sont l’anglais, le bichelamar et le français. Les langues principales d’éducation sont l’anglais et le français. La République protège les différentes langues locales qui font partie de l’héritage national, et peut déclarer l’une d’elles langue nationale ».
13Si la langue française reste la seule langue officielle (à l’exception du Vanuatu), il y a cependant une volonté politique de reconnaître les langues vernaculaires et de les intégrer dans les systèmes éducatifs. Comme illustration de ce processus, citons la création d’un CAPES bivalent reo maohi/français en Polynésie française depuis 1997 (Peltzer, 1999). À Wallis et Futuna, un programme d’accueil en langue maternelle dans le primaire a été mis en place par la direction de l’enseignement catholique depuis 1997 (Moyse-Faurie, à paraître). Au Vanuatu, un projet de la Banque mondiale, l’Education Master Plan, signé avec le gouvernement local en 2001, prévoit l’utilisation des langues vernaculaires dans le primaire (Tryon et Charpentier, 2002, chap. 10, p. 24-44).
14La réforme bilingue ou plurilingue de l’école a nécessairement un coût. Dans les collectivités françaises d’Océanie, elle se met en place avec l’aide financière et technique de la France [3] preuve d’une évolution de la position des autorités métropolitaines sur la question.
15Quels sont les enjeux de cette réforme ? L’un d’entre eux, et non des moindres, est que l’école participe, au côté des familles, à la transmission du patrimoine linguistique et culturel océanien. L’école a un rôle certain à jouer dans la valorisation des langues vernaculaires comme langues d’enseignement et de culture, et dans la modification de la perception du français : le français n’est pas seulement une contrainte scolaire et sociale, mais un outil privilégié de culture, ouvert sur d’autres mondes. Il est temps de sortir d’une perception simpliste et erronée, selon laquelle la langue maternelle ou d’origine serait celle du cœur et la langue seconde, le français, la langue de la raison.
16Un autre enjeu est celui de la réussite scolaire. Si l’école place aujourd’hui « le langage au cœur des apprentissages », il ne faut pas oublier que l’école est souvent unilingue, c’est-à-dire qu’elle présuppose que tous les enfants partagent le même code. Qu’en est-il de l’enfant dont la langue maternelle ou d’origine n’est pas celle de l’école ? À chaque fois que cela est possible, la langue première doit prendre une place de choix dans les enseignements fondamentaux. À plus long terme, il en va aussi de l’intégration et de la réussite sociale, comme en témoigne l’étude de S. Barnèche (2004, p. 302) sur de jeunes Océaniens en milieu urbain :
Chez ces adolescents l’ignorance de la langue d’origine est une source de mise en péril identitaire qui retient les jeunes dans leur acquisition du français normé : car si ne pas parler sa langue d’origine c’est déjà prendre le risque de voir son appartenance ethnique contestée par les locuteurs « légitimes », maîtriser parfaitement le français standard, c’est carrément prendre le risque de se voir accuser de la pire traîtrise qui soit : s’assimiler au majoritaire, « faire le Blanc ». Il semblerait ainsi que les jeunes qui possèdent une bonne compétence en langue d’origine soient moins réticents à l’acquisition et à l’usage d’un français plus normé, et de là, à la réussite scolaire.
18Il s’agit bien d’introduire dans le système éducatif les langues maternelles ou d’origine qui formeront avec le français des langues identitaires et de formation intellectuelle. Les ambitions éducatives d’un tel projet dépassent largement les finalités de l’accueil en langue, de l’éveil aux langues, ou d’un cosmopolitisme de surface [4]. Ni perte de langue ni ghetto linguistique, bien au contraire, l’école plurilingue est, selon l’expression de G. Dalgalian (2000, p. 152), un « passe » largement polyvalent : linguistique, culturel, social, humain : « La problématique d’une combinaison optimale entre identité et ouverture, entre langue du terroir et langues du monde, renvoie aux questions plus larges que notre fin de siècle pose à tous. Mais tout particulièrement à la philosophie de l’éducation. »
19Une recherche-action menée actuellement en Nouvelle-Calédonie devrait apporter une confirmation empirique aux arguments développés dans cet article. Comme on l’a vu précedemment, la politique éducative de l’administration coloniale en Nouvelle-Calédonie se réduisait à la finalité suivante : « le français imposé à tous ». Selon l’idéologie de l’époque, une telle finalité avait pour corollaire l’interdiction systématique de l’usage des langues kanakes à l’école. Ce n’est qu’à partir d’une époque tardive, dans les années 1970, que la visée du système éducatif a évolué vers la « réussite pour tous ». Ce changement de perspective permet que les langues maternelles soient désormais prises en compte comme un des leviers de la réussite scolaire.
20À la demande du gouvernement calédonien et grâce à son soutien financier, une expérimentation [5] pour l’introduction des langues et de la culture kanake à l’école primaire publique a débuté en février 2002 (Fillol et Vernaudon, 2004). En 2004, huit enseignants-stagiaires, titulaires d’une licence et ayant reçu une formation pédagogique professionnalisante, assurent un enseignement de/en langue kanak (drehu, nengone, ajië, xârâcùù) dans dix établissements scolaires du premier degré, répartis sur les trois provinces calédoniennes. Un dispositif d’évaluation externe, comprenant deux axes complémentaires, permet d’apprécier l’impact de cet enseignement sur les élèves et sur l’environnement de la classe de langue :
- l’axe psycholinguistique mesure l’évolution des compétences langagières des élèves, tant dans la langue maternelle qu’en français, leur attitude face à leur langue maternelle et au français et leur niveau d’estime de soi ;
- l’axe sociolinguistique permet de rendre compte ce qui se joue hors de la classe de langue, dans l’équipe pédagogique, dans les familles et dans la communauté au sens large. L’enquête doit, en outre, déterminer si la présence des langues à l’école a modifié la pratique langagière des parents à l’égard de leurs enfants et si la classe de langue participe au rapprochement des familles avec l’école.
21Au-delà de leur disparité apparente, les entités francophones d’Océanie présentent de nombreuses propriétés communes. Leurs populations originelles partagent le même fonds culturel. Leurs langues appartiennent toutes à la grande famille austronésienne, dont les premiers locuteurs auraient migré à partir de l’Asie du Sud-Est, il y a environ six mille ans (Oppenheimer, 2003). Évangélisées depuis plus d’un siècle et demi, elles se réclament désormais toutes des valeurs chrétiennes. Elles ont toutes connu, selon des modalités plus ou moins conflictuelles, la colonisation puis la décolonisation. Riches de leur double ancrage océanien et occidental, et dotées d’une large autonomie en matière d’éducation, elles ont aujourd’hui l’opportunité de forger un espace régional respectueux de la diversité des langues et des cultures. Bref, un espace où, pour paraphraser l’accord de Nouméa, les langues océaniennes sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Barnèche S., L’Identité linguistique et culturelle des jeunes de Nouméa. Une étude des pratiques langagières dans la cité de Riverstar (Rivière-Salée), thèse de doctorat en sociolinguistique urbaine, université de Rouen, 2004.
- Benveniste É., Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966.
- Bialystok E., Bilinguism in Development : Language, Literacy and Cognition, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
- Clement R., « Ethnicity, contact and communicative competence in a second language », Language : Social Psychological Perspectives, Oxford, Pergamon Press, 1980, p. 147-169.
- Dalgalian G., Enfances plurilingues. Témoignage pour une éducation bilingue et plurilingue, Paris, L’Harmattan, 2000.
- Fillol V. et Vernaudon J., « les langues kanak et le français, langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie : d’un compromis à un bilinguisme équilibré ? », Paris, ELA, n° 133, 2004, p. 55-67.
- Gardner R. C. Etlambert W.E., Attitudes and Motivation in Second Language Learning, Rowley, Newbury House, 1972.
- Jespersen O., Growth and Structure of the English Language, 1905.
- Lynch J., Pacific Languages. An Introduction, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1998.
- Macnamara J., Bilingualism and Primary Education, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1966.
- Moyse-Faurie C., « Différentes expérimentations d’enseignement bilingue en Océanie (contextes particuliers, difficultés, résultats) », actes du colloque Écrire les langues de Guyane, 9, 10, 11 mai 2003, Cayenne, à paraître.
- Oppenheimer S., « Austronesian spread into Southeast Asia and Oceania : where from and when ? », Pacific Archaeology : Assessments and Prospects, Les Cahiers de l’archéologie en Nouvelle-Calédonie, n° 15, Nouméa, Service des musées et du patrimoine de Nouvelle-Calédonie, 2003, p. 55-70.
- Peltzer L., « Brève histoire de l’enseignement du tahitien en Polynésie française », Bulletin de la Société des études océaniennes, n° 283, 1999, p. 43-
- Pineau-Salaün M., Les Kanak et l’école. Socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie (1853-1998), thèse de doctorat de sociologie, EHESS, Paris, 2000.
- Rivierre J.-C., « La colonisation et les langues », Les Temps modernes, n° 464, mars 1985, p. 1689-1716.
- Siméoni P., Atlas général du Vanuatu, à paraître.
- Tryon D. et Charpentier J.-M., Pacific Pidgins and Creoles : Origins, Growth and Development, Berlin, Mouton de Gruyter, 2004.
- Unesco, The Use of Vernacular Language in Education, Paris, Unesco, 1953.
- Wolton D., L’Autre Mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
Notes
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[1]
Le terme « Océanie » est employé ici dans son acception linguistique courante et désigne les archipels intertropicaux du Pacifique (Mélanésie, Micronésie, Polynésie) dont les populations originelles sont de langues et de cultures austronésiennes.
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[2]
Le glottocentrisme, concept équivalent en sociolinguistique à celui d’ethnocentrisme, caractérise une attitude de survalorisation de sa propre langue et de dénigrement de celle des autres.
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[3]
Parmi les principaux partenaires nationaux engagés dans la mise en œuvre de cette réforme, citons les universités de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, l’Institut national des langues et des civilisations orientales et le Laboratoire des langues et civilisations à tradition orale du CNRS.
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[4]
Voir à ce propos la critique de D. Wolton (2003, p. 49-51) du « cosmopolitisme d’aéroport ».
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[5]
La mise en œuvre de cette expérimentation est confiée à l’Institut de formation de maîtres de la Nouvelle-Calédonie et au laboratoire Transcultures de l’université de la Nouvelle-Calédonie.