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Article de revue

Littérature française, facteur de dissidence

Pages 261 à 262

1En France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grèce, en Slovaquie, durant les « années noires » de l’occupation allemande, pendant la Seconde Guerre mondiale, la littérature est entrée en « résistance ». Des écrivains, des intellectuels, des poètes se sont engagés par écrits et par leurs pamphlets contre l’occupant et contre l’idéologie nazie. Cette « littérature de la Résistance », qui s’est affirmée en Europe entre 1940 et 1994, correspond donc à un phénomène littéraire précis, daté, localisé, circonscrit dans l’espace et dans le temps. À partir de 1947, le terme s’est étendu à la contestation par les intellectuels du pouvoir politique et du système totalitaire dans les pays de l’Est. Dans les années 1960-1970, le mot « dissidence » a commencé à le concurrencer dans cet emploi pour désigner de nouvelles formes de lutte déclarée ou clandestine, qui étaient apparues en Union Soviétique dès 1930 et qui se diffusèrent dans les pays satellites de l’Est avec la « déstalinisation » d’après 1956. Mais l’expression est une importation occidentale. En Russie soviétique, les intellectuels récalcitrants étaient des « inakomysliachtchié », c’est-à-dire des « gens qui pensaient autrement ». Dans les pays de l’Europe centrale et orientale, les « dissidents » ont été des « résistants » qui s’opposaient à la fois au système totalitaire et à l’influence du grand « pays frère », l’Union soviétique. D’où l’originalité de cette littérature de la protestation, encore très mal étudiée, condamnée au silence entre 1947 et 1989, revenue de l’exil depuis 1989, et acharnée à s’affirmer en dehors de toutes les normes imposées.

Une littérature du silence

2C’est d’abord une littérature du silence qui resurgit de la nuit de l’oubli. En ces temps totalitaires, l’édition était un monopole des États. Toute publication était soumise à une censure préalable. Quiconque refusait de pactiser sans pouvoir s’expatrier ou sans vouloir s’exiler n’avait d’autre ressource que de se taire et de se replier sur lui-même, en une sorte d’émigration intérieure. Après 1948, en Hongrie, le philosophe et essayiste Béla Hamvas, décédé en 1968, ne publie plus rien de son vivant. Son roman, Carnaval, paru en 1985 et ses essais, Scientia sacra, publiée en 1988, sont des publications posthumes, facilitées par la « perestroïka » instituée à partir de 1985. D’autres, comme Ion D. Sîrbu ou Nicolae Steinhardt en Roumanie, se sont réfugiés, après avoir été persécutés et emprisonnés, dans la tenue de journaux intimes. La relation, au jour le jour, pour soi, des événements qui avaient été subis et des impressions qui avaient été éprouvées a correspondu, pour ces auteurs, d’abord à un effort qui cherchait à préserver leur « moi », leur intégrité personnelle. Dans un second temps, après les changement de 1989, ces témoignages de résistance silencieuse ont pu paraître plusieurs années après la mort de leurs auteurs. Le Journal d’un journaliste sans journal (1983-1989) d’Ion D. Sirbu a paru entre 1991 et 1996, et le Journal de la félicité de Nicolae Steinhardt en 1992. Ce refuge a quelquefois été recherché dans la pratique d’une autre langue. L’exemple le plus singulier, probablement le plus emblématique, est, en Bulgarie, celui du poète d’expression française Lumobir Guentchev, interdit de publication de son vivant et disparu en 1981. En 1973, ses œuvres dont, notamment, des Sonnets satiriques, écrits en français et en bulgare, lui furent confisquées par les autorités politiques du moment. Il les reconstitua de mémoire ente 1973 et 1980 et ses Écrits Inédits, poétiques et dramatiques, ont commencé à paraître en France depuis 2003. Cette littérature souterraine, pathétique, condamnée au silence, resurgit ainsi, des décennies plus tard, pour témoigner de cette volonté de résistance farouche, esthétique, morale et politique, contre les dictatures.

Une littérature de l’exil

3C’est aussi une littérature de l’exil, parallèle aux littératures officielles, qui s’est constituée dans chaque langue nationale et, également, en français, en anglais, en allemand, en espagnol, en italien et en grec. Ce phénomène a connu plusieurs étapes marquées par des événements politiques, le « Coup de Prague » en février 1948 en Tchécoslovaquie, l’insurrection hongroise en 1956, l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Armée rouge en août 1968, les « Thèses de Juillet » en 1971 en Roumanie, le début de la « perestroïka » en Russie, en 1985. L’émigration hongroise a ainsi connu deux vagues importantes : la première à partir de 1948 avec l’exil de Lajos Zilahy, de Sándor Márai, de Lászlo Szabó, de Zoltán Szabó, de Georgely Lehoczky, et la seconde, après 1956, avec les départs de Tibor Papp, de Györan Faludy, de Gyözö Hátar. En Roumanie, dès 1945-1946, Eugène Ionesco, Emil Cioran, Virgil Gheorghiu, Vintila Horia, Leonid Arcade s’étaient déjà réfugiés en France et Alexandru Vona en Espagne. Vers la fin des années 1960, ce fut le tour de Paul Goma, de Petru Popescu, de Virgil Tanase, qui écrivirent en français alors que Maria Maïlat, Gabriel Plesa ou Horia Stamatu restèrent fidèles à la langue roumaine. Les exemples pourraient être multipliés, de Witold Gombrovicz et de Czelaw Milosz, pour la Pologne – ce dernier ayant obtenu le prix Nobel de Littérature en 1980 – à Tzetan Todorov ou à Julia Kristeva pour la Bulgarie, à Leo Perutz pour la Tchécoslovaquie ou Patrick Besson pour la Yougoslavie. Pour la plupart de ces écrivains, les langues des pays où ils se réfugièrent devinrent autant de terres d’accueil et de lieux de résistance. L’histoire de ces littératures de l’exil, mal inventoriées, reste toutefois à faire.

Une littérature de la déviance

4Entre temps, à l’intérieur de ces pays de l’autre Europe, ce sont des formes nouvelles de contestation et de déviation littéraires, déclarées ou clandestines, qui se sont manifestées. L’histoire comparée de ces littératures de la dissidence est d’ailleurs encore à peine esquissée. Le joug soviétique a été secoué beaucoup plus tôt, en Hongrie (dès 1956), en Tchécoslovaquie (en 1968) et en Pologne (en 1980), qu’en Roumanie ou en Bulgarie. La Roumanie a même connu entre 1965 et 1971 une éphémère période de libéralisation. Mais, partout, à partir de 1980, les dictatures se sont raidies avant de s’effondrer en 1989. D’où les questions qui se posent sur la sincérité ou l’authenticité des professions de foi contestataires qui ont été publiées depuis. Dès 1953, la Yougoslavie avait recherché une « voie vers le socialisme » qui lui aurait été propre et le poète croate Miroslav Krleza en avait alors appelé à la « liberté de la création artistique ». En Roumanie, à l’inverse, les principe du « réalisme-socialiste » ont engendré à partir de 1971 une esthétique hyper-nationaliste, « protochroniste », qui voulait affirmer la prééminence des Roumains et de la Roumanie en maints domaines. Dès 1967, néanmoins, des auteurs tchèques, Milan Kundera, Bohumil Hrabal, Václav Havel, publient des œuvres très critiques. En Bulgarie, cette contestation a plutôt gagné la poésie avec les satires de Konstantin Pavlov et de Radoj Ralin, ou le théâtre de la dérision avec Jordan Radikov et Stanislav Stratiev. En Hongrie, le surréalisme a survécu jusqu’en 1982 grâce à Zoltan Jékely et donné par la suite naissance à une variante « surréaliste populiste » avec István Kosmos et, en Roumanie, avec le poète d’origine hongroise Domokos Szilágyi. En Roumanie, c’est au théâtre, avec Nikita Stanescu et Marin Sorescu, deux dramaturges, et dans la poésie avec Ana Blandiana, Mircea Dinescu et Nicolae Labis, que la dissidence paraît s’être le mieux manifestée, sans doute parce que la censure y était plus facile à contourner. Partout, cependant, c’est la même révolte qui s’est exprimée contre la dictature, mais les situations n’étaient pas les mêmes d’un pays à l’autre, ni les conditions d’expression de cette littérature de la dissidence et de la déviance.

Conclusion

5Depuis la chute du Rideau de Fer, les relations que la littérature a entretenues avec la résistance et la dissidence dans les pays de l’« autre Europe », celle des pays de l’Est qui ont été soumis entre 1947 et 1989 à la domination soviétique, ont évolué d’une manière complexe. À une littérature officielle, considérée comme légitime, qui pouvait tolérer parfois une certaine contestation, se sont opposées pendant cette période, de l’extérieur, une littérature de la résistance qui était interdite, et, de l’intérieur, une littérature de la dissidence qui était proscrite. On l’oublie mais, à cette époque, la « littérature officielle » occupait une place centrale dans les pays de l’Europe centrale et orientale. Ses livres étaient lus. Ses écrivains étaient respectés. Les écrits contestataires étaient rares. Ils ne pouvaient d’ailleurs circuler, par définition, que d’une façon clandestine. Depuis, toutes sortes de témoignages inédits sont sortis du silence et de l’oubli, les œuvres d’écrivains jadis vilipendés, exilés ou dissidents, ont été réhabilitées et la littérature antérieure honnie. Ce renversement brutal, sans nuance, n’est pas sans présenter un paradoxe. Il prouve qu’en Europe centrale et orientale, la perception des événements passés n’est pas maîtrisée. Dans la mesure où, en ces temps de transition entre le totalitarisme et le post-totalitarisme, dans beaucoup de ces pays, les dictatures d’antan ont été remplacées par des « démocratures », des démocraties autoritaires ou des dictatures dissimulées sous des apparences faussement démocratiques, ces combats pour la liberté ne sont pas achevés. Des pays baltes aux pays balkaniques, dans ces régions qui se situent aux confins de l’Europe, les « nouveaux dissidents » ont commencé à en prendre conscience. Ce sont aussi de nouvelles formes de contestation, de protestation et de résistance qui apparaissent.


Date de mise en ligne : 02/11/2013

https://doi.org/10.4267/2042/9554

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