1Le Forum francophone des Affaires, seule organisation économique associée au sommet des chefs d’État et de gouvernement francophones, a mené une enquête sur « les politiques et les pratiques linguistiques des entreprises à vocation internationale ».
2Le Forum francophone des Affaires qui regroupe les acteurs économiques des 56 pays francophones a notamment pour vocation de défendre le français comme langue économique et langue de travail.
Les caractéristiques de l’étude
3L’enquête, de type qualitatif, a été réalisée sur la base d’entretiens en vis-à-vis. Les observations n’ont donc pas valeur statistique ; elles visent à brosser un panorama des situations, à relever des orientations, des tendances, et surtout, à éclairer les logiques à l’œuvre, y compris dans leurs effets sur les collaborateurs.
4Les entreprises ont-elles une politique linguistique ? Développent-elles une réflexion sur l’usage des langues dans leurs services ? Comment motivent-elles et évaluent-elles leurs choix ? Telles sont les interrogations qui ont sous-tendu le questionnaire soumis aux dirigeants d’entreprises. L’enquête, in fine, avait pour objectif d’identifier la langue de travail du personnel en France, sur des postes opérationnels ou fonctionnels, dans des domaines qui par nature et par destination ne concernent pas nécessairement l’international, ces métiers étant cependant exercés au sein de sociétés internationalisées.
5Les critères de sélection ont porté sur la taille, le secteur d’activité, la composition du capital, la personnalité des dirigeants, sur le nombre et sur le statut des implantations de groupes internationalisés. Une quinzaine d’entreprises, productrices de biens ou de services, chef de file de leur secteur, de renom et diffusant des marques connues ; une ou deux PME en première ou deuxième position dans leurs domaines respectifs, une entreprise publique et un syndicat professionnel ont constitué l’échantillon ; ces sociétés ont leur siège social ou leur activité de siège en France.
6Des questions ouvertes ont été posées pour que l’interlocuteur – dirigeant de l’entreprise, cadre d’état-major ou patron d’une unité (filiale, département…) – s’exprime librement, sans orienter sa réponse.
7L’enquête et les échanges ont été complétés par une consultation approfondie de la documentation de l’entreprise relevant de la communication institutionnelle et financière comme de la communication interne et externe.
8Les dirigeants se sont exprimés sur la réflexion menée ou non dans l’entreprise sur les langues, sur les usages, les pratiques – les leurs et celles de leurs équipes – sur leur vécu et sur leurs observations.
9Les situations de travail ont été évoquées :
- types de réunion et niveau hiérarchique des participants : conseils d’administration, comité de direction, conventions et comités de groupe, réunions d’unités, réunions en France et à l’étranger ;
- relations hiérarchiques ;
- relations interne et externe (les collaborateurs dans leurs contacts avec les clients, les fournisseurs…), entre filiales d’un même groupe mais localisées dans différents pays ;
- échanges professionnels et interpersonnels.
10Les politiques de recrutement, de mobilité, de formation ont également été commentées.
11Les situations mettant en jeu la langue dans la vie professionnelle de tous les jours ont été examinées.
12Les entreprises rencontrées se présentent comme françaises, ou d’origine française, leur capital ou leur management étant majoritairement mais non exclusivement français.
Les obstacles rencontrés
13Il n’a pas toujours été facile de rencontrer les dirigeants d’entreprises, une enquête sur les pratiques linguistiques paraissant à nombre d’entre eux :
- anecdotique : pourquoi s’intéresser à un tel sujet, l’entreprise n’étant pas un acteur culturel mais économique ?
- problématique : une telle démarche est susceptible de générer un accroissement de tâches bureaucratiques ; il va falloir remplir des papiers, justifier telle option,…
- polémique : la question linguistique, bien qu’étant rarement évoquée, peut faire l’objet de débats dans la sphère économique.
Les faits saillants et quelques commentaires
14Quelques observations d’ordre général :
- la question de la langue ne fait pas partie des préoccupations des gestionnaires. Elle est traitée essentiellement par les services de ressources humaines lors des recrutements, en vue d’une mobilité géographique ou fonctionnelle et dans les programmes de formation.
- Lorsqu’une entreprise se perçoit comme française, la langue d’usage et de communication courante est le français. Ce constat doit évidemment être nuancé selon les situations.
- La composition du capital et le mode de financement des entreprises influent fortement sur les pratiques linguistiques.
- Les entreprises ont exceptionnellement une politique linguistique. Elles ne conceptualisent pas en amont l’usage qu’elles font des langues : elles ont des pratiques linguistiques qui résultent de choix pragmatiques, sont des réponses à des situations données. Ce n’est qu’a posteriori qu’elles rationalisent les options prises.
- La réactivité est une caractéristique des entreprises qui réussissent. L’usage d’une autre langue que le français répond à cette exigence d’adaptabilité. Recourir à une langue étrangère pour faire face à une situation paraît aussi naturel qu’employer une technique de gestion. La langue est perçue comme un outil.
15Quel est le statut du français dans les entreprises visitées ? Le français est la langue de travail, à l’écrit et à l’oral, entre francophones, pour tous, et langue des échanges interpersonnels sur le lieu de travail (restaurant d’entreprise, cafeteria, etc.).
16Mais si l’on examine les situations, on constate que le français recule et peut même s’effacer complètement au profit de l’anglais, y compris entre francophones, en France, dès lors que :
- les éléments initiaux ont été produits ou circulent en anglais (notes, articles, rapports…) ou qu’ils doivent être lus à un point de la chaîne de transmission par un seul non-francophone ;
- que l’activité utilise beaucoup l’anglais (services financiers, de contrôle, services juridiques, informatiques…), d’autant plus aisément que les normes anglo-américaines s’imposent, que les concepts, les références sont d’inspiration anglo-américaine.
17Dans tous les cas, la présence d’un seul non-francophone implique le passage à l’anglais.
18La communication interne, dans les sociétés internationalisées, est conçue dans deux, voire trois langues (le français, l’anglais et une troisième langue selon les cas), la communication externe est au moins bilingue.
19Les réunions peuvent se tenir – et c’est un cas fréquent – dans une autre langue que le français. Les comptes rendus peuvent être rédigés en anglais s’ils doivent être communiqués à des non-francophones ; il est fait appel à des services de traduction ou d’interprétation pour la rédaction des rapports annuels, l’animation de conventions et de réunions exigeant rigueur et précision.
20Ces quelques remarques de portée générale appellent des commentaires, formulés par les personnes rencontrées ou résultant d’observations :
- le fait marquant est que subrepticement, le français s’efface dans des situations de travail de plus en plus nombreuses, à des niveaux de responsabilité qui ne sont plus seulement ceux des cadres dirigeants mais ceux de l’encadrement supérieur, voire moyen, et quelquefois même de l’exécution ;
- le recul du français ne suscite guère de réactions, car personne ne s’avisera à reconnaître une difficulté. Un tel aveu signerait à tout le moins le ralentissement d’un parcours professionnel.
- rédiger correctement en anglais ;
- négocier ;
- tenir ou suivre une réunion longue et technique en anglais.
21Les promotions tiennent compte de la capacité à travailler en anglais, y compris en France, alors même que l’on n’est pas toujours en mesure d’évaluer la part respective accordée sur un poste à la pratique quotidienne de l’anglais et du français.
22Les entretiens de recrutement se déroulent de plus en plus souvent en anglais, les grands groupes recrutant prioritairement de jeunes diplômés des grandes écoles qui ont eu accès aux stages de plus d’un an à l’étranger.
Est-il vraiment indispensable d’abandonner le français ?
23L’argument économique souvent avancé – il serait moins onéreux d’utiliser une seule langue – ne résiste pas complètement, pas plus que celui de la facilité ; certains dirigeants interrogés sont revenus sur des conceptions initiales du « tout anglais », l’effort demandé étant trop important et les résultats trop inégaux.
24Par ailleurs, dans ces groupes internationalisés, on note que la demande de français émane majoritairement des non-francophones, de langue maternelle anglaise ou non, qui souhaitent s’immerger dans l’environnement francophone et ont besoin du français pour leurs échanges interpersonnels.
25Le plurilinguisme et une certaine valorisation du français paraissent offrir un meilleur équilibre.
26Au regard de cette enquête, quelques points appellent l’attention :
- S’il est vrai que le français recule, y compris en France, dans beaucoup d’entreprises tournées vers l’international, c’est souvent parce qu’il n’y a pas de réflexion sur la langue en général.
- Les représentations des pratiques linguistiques déterminent des attitudes : le succès reste attaché à une carrière internationale, à la capacité à s’extraire d’un environnement perçu comme trop « franco-français ».
- Les métiers de la traduction et de l’interprétation demandent à être promus.
- Le français lui-même pourrait être valorisé. Il serait plus simple, pour certains collaborateurs, d’écrire quelques mots d’anglais en style télégraphique que de rédiger une note en français.
Enfin, en quoi serait-il dommageable de laisser s’effacer le français dans l’activité économique ?
27Ce n’est pas seulement la langue qui est en jeu, mais ce qu’elle véhicule.
28Accepter que la langue ne couvre plus le champ économique et technique, celui de la finance, concourt à son appauvrissement. C’est aussi s’affaiblir dans une compétition, puisque de fait, on abandonne des formes idiosyncrasiques de pensée, pour adopter, sans les maîtriser parfaitement, d’autres modes de pensée.
29À court et moyen terme, on accroît la tension chez de nombreux cadres, sachant que le recours à l’anglais n’est pas toujours indispensable.
30Enfin, si l’on n’y prend garde, la fracture linguistique se creusera davantage. La compétence professionnelle ne suffisant plus, elle devra s’accompagner de performances en anglais, qui ne sont possibles que lorsque l’on a séjourné durablement dans un pays de langue anglaise.
31Pensons au grand nombre qui n’a pas accès à cette mobilité et à l’écart qui ira en s’accroissant entre un personnel « internationalisé » et celui, qui bien que diplômé, formé, verra se fermer les perspectives d’évolution.