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Article de revue

Jean Rouch (1917-2004)

La ciné-transe, une pensée fertile

Pages 210 à 218

Notes

  • [1]
    « Entretien de Jean Rouch avec Enrico Fulchignoni », Jean Rouch, une rétrospective, Paris, ministère des Affaires étrangères, 1981, p. 7.
  • [2]
    Jean Rouch, une rétrospective, 1981, p. 31.
  • [3]
    Cf. Rouch, J., « Les Sorkawa, pêcheurs itinérants du moyen Niger », Africa, Londres, 1950, p. 5-25.
  • [4]
    Rouch, J., Les Maîtres Fous, Paris, Les Films de la Pléiade, 16 mm, 33 mn, 1954.
  • [5]
    Parmi ceux-ci, mentionnons Les Magiciens de Wanzerbé (1948, 33 mn), Dongo Horendi (1966, 30 mn), Dongo Yenendi (1966, 45 mn), Yenendi de Gangel (1968, 60 mn), Fête des Gandyi Bi à Simiri (1977, 30 mn) …
  • [6]
    L’intérêt que porte l’ethno-cinéaste à un thème, l’insistance qu’il met à filmer ici ou là, traduisent quelque chose de lui-même. D’un film à l’autre, il décrit sa propre démarche, dévoile une part de sa propre identité, de ses préoccupations.
  • [7]
    Rouch, J., Dionysos, Paris, Les Films de la Pléiade, 1984.
  • [8]
    Rouch, J., Moi un Noir, Paris, Les Films de la Pléiade, 16 mm, 80 mn, 1959.
  • [9]
    Rouch, J., Morin, E., Chronique d’un été, Paris, Argos Films, 16 mm, 90 mn, 1960.
  • [10]
    On se référera pour plus de détails sur ce film au livre publié par Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été, Paris, Domaine Cinéma 1, Inter-Spectacles, 1962. On y trouvera, outre le scénario complet du film, les commentaires faits par les différents acteurs sur le film et leur participation.
  • [11]
    Cette position a notamment été confirmée par Marceline Loridan Ivens au cours d’une projection-hommage à Jean Rouch que nous avons faite à Paris le 6 mars 2004, à la Cinémathèque française : elle assume la relation d’une mise en scène préconçue de la réalité et d’un contrôle expressif d’une émotion délibérée, mais néanmoins juste.
  • [12]
    Une approche plus complète du film y montrerait une préfiguration impressionnante des interrogations et des mises en cause d’aujourd’hui sur le travail, l’apparition des premières fissures dans l’ordre alors triomphant des grandes idéologies et l’émergence des crises identitaires et des incertitudes de la personne.
  • [13]
    Rouch, J., Bataille sur le Grand Fleuve, Paris, CFE/CNRS, 16 mm, couleur, 25 mn, 1951.
  • [14]
    Rouch, J., Jaguar, Paris, Les Films de la Pléiade, 16 mm, 110 mn, 1967.
  • [15]
    Rouch, J., La Chasse au lion à l’arc, Paris, Les Films de la Pléiade/CNRSH, 16 mm, 88 mn, 1965.
  • [16]
    Rouch, J., Petit à Petit, Paris-Niamey, Les Films de la Pléiade/CNRSH/CFE, 16 mm, 105 mn, 1969.
  • [17]
    Rouch, J., Madame l’Eau, Paris, 16 mm, 120 mn, 1993.
English version
« ... il faudrait chausser les semelles de vent d’Arthur Rimbaud et partir ailleurs et, d’ailleurs, ramener des morceaux de tapis volant, que l’on peut faire partager aux autres, mais c’est un rêve !» [1]

1Jean Rouch vient de nous laisser sur le bord de la route. Comme toujours il est parti, à la fois en retard et en avance, imprévisible mais incroyablement remarquable. Nous avons tous un portrait de lui en tête et dans le cœur, fait de nos rencontres, de nos croisements, de ses plaisanteries, de ses provocations et de ses paradoxes. Il mentait comme un arracheur de dents pour mieux dire la vérité, il riait pour masquer des larmes, il plaisantait lorsque venait le temps des efforts, il posait des questions pour que sans cesse de nouvelles questions surgissent, il répétait sans fin des histoires qui paraissaient semblables mais ne disaient jamais la même chose, ouvraient sans cesse de nouvelles pistes ...

2Certains cinéastes comme Jean-Luc Godard ont pensé qu’il avait ouvert la voie de la Nouvelle Vague du cinéma français : il transgressait les règles, inventait une nouvelle façon de filmer, mettait la narration à l’ordre du jour. De la même façon, parce qu’il parlait l’Afrique comme sa langue maternelle et que ses contes sont naturellement enchantés, on se demande presque si l’Afrique n’aurait pas été inventée par Rouch : c’est qu’il est sorti des façons conventionnelles de la considérer et qu’ainsi on a découvert que ses hommes vivaient et pensaient aujourd’hui.

3Circulant entre ethnologie et cinéma, il répétait qu’il n’était ni ethnologue ni cinéaste mais qu’il était les deux, tout en revendiquant une mythique formation d’ingénieur des Ponts et Chaussées ! Extraordinairement divers, étonnamment singulier, honnête homme par excellence, truqueur ou plutôt « trickster » par vocation, passeur de miroir, renard pâle échappé de la mythologie dogon, poursuivant-poursuivi d’un double impossible, il l’a sans doute rencontré dans cette dernière nuit nigérienne du 18 février 2004, insaisissable et pourtant présent hier comme demain, pour toujours …

Ciné-transe et parole de l’Autre

4Entre surréalisme et connaissance africaine, Jean Rouch trouve la lanterne magique du cinéma. Elle fait apparaître ce moi en l’autre et cet autre en nous que l’anthropologue essaye de faire dialoguer. Évoquant la mise en scène et le point de vue documentaire sur la réalité, il écrit : « Le cinéma, art du double, est déjà le passage du monde du réel au monde de l’imaginaire, et l’ethnographie, science des systèmes de la pensée des autres est une traversée permanente d’un univers conceptuel à un autre, gymnastique où perdre pied est le moindre des risques. » [2]

5Ce risque nécessaire et le doute qu’il entraîne affectent la démarche (perdre pied) qui est une hésitation de l’être, une ouverture plus ou moins fugitive, une disposition vers dont les limites n’apparaissent pas toujours à temps pour empêcher de vaciller et que se trouble le regard. C’est la ciné-transe, asymptotique à la possession des dieux, connivence sensible qui lie le geste à la parole et au rythme de la musique pour participer et joindre des intentions. N’est-ce pas ce même risque désirable qu’encourait Michel Leiris dans son affrontement à l’écriture, cette même fracture-vertige qui franchit les apparences du réel? La «cinétranse », imagination créatrice à l’œuvre, état de la production poétique lorsqu’elle invente ses images, donne un sens nouveau à des objets désormais situés dans des relations nouvelles.

6Dès ses premiers films, Rouch engage une narration construite avec des personnages identifiables qui portent l’action et sa direction. La parole reste dans les premiers temps véhiculée par l’auteur s’appropriant en partie les mots de ceux qu’il montre. Il accentue ainsi le caractère vériste de sa monstration, au risque parfois d’un certain exotisme du langage. Cependant les films s’entraînent les uns les autres et affrontent le regard critique de ceux dont ils tentent de capter l’existence : c’est alors la mise en place de ce que j’appellerai une procédure d’inachèvement, au sens où j’entends l’entreprise anthropologique aujourd’hui comme permanence dialogique.

Une ethnologie du contemporain

7Au moment où se présageaient les indépendances africaines et où l’ethnologie comme le cinéma continuaient d’entretenir des images exotiques, folklorisantes ou même archaïsantes de l’Afrique, Rouch, en même temps que Georges Balandier, portait le regard sur les paysages de la contemporanéité. Il était de ces rares pionniers qui, en France, ouvraient à l’anthropologie le chemin des sociétés complexes et industrielles, domaine jusqu’alors réservé à la sociologie : ces distinctions s’ajustaient, au niveau même du classement des sciences, à l’apartheid politique et idéologique séparant le monde en sociétés « développées » dominantes et sociétés « en voie de développement » dominées.

8Rouch, dès le début (rappelons que ses premières recherches datent de la fin des années quarante), renouvelle la posture ethnographique française alors préoccupée de sociétés dont on prétendait que l’histoire ne les aurait pas modifiées et dont les «traditions», sinon la tradition, auraient dû faire système. Ses premiers articles introduisent la temporalité historique avec une dynamique des populations et de leurs déplacements, de leurs migrations. Il s’attache très vite aux événements contemporains puisqu’il notera, par exemple, l’influence européenne sur les pratiques des pêcheurs sorkawa [3]. Ses travaux sur les migrations, comme la plupart de ses films des années cinquante, portent l’attention sur une Afrique en pleine transformation économique et politique. Le point de vue déjà développé par Rouch mettait en évidence l’autonomie des comportements africains et accompagnait de plus en plus l’expression d’attitudes et de réflexions autochtones sur un changement qui, pour être souvent imposé, n’était pas nécessairement vécu passivement.

9Témoin lucide de ces transformations, Rouch filmait à Accra, capitale de la Gold Coast qui allait en 1957 devenir le Ghana, première colonie africaine à gagner son indépendance. Avec des travailleurs immigrés venus du Niger et du Mali, il réalisait un film fondateur, un des films-culte du cinéma et de l’anthropologie, Les Maîtres Fous[4]. Rouch y décrivait chez de jeunes migrants songhay un avatar alors relativement récent et peu connu des cultes de possession qui avaient été ses premiers sujets d’étude. Possession, migrations, aliénation coloniale sont les thèmes dominants de ce film et la perspective est résolument dynamique: le changement n’est pas un accident dramatique qui prendrait au dépourvu les sociétés africaines. Les travailleurs migrants ne sont pas simplement des victimes, ils réagissent, se défendent, réorganisent leurs croyances et leurs systèmes d’appartenance. Ils relient ainsi le présent et ses transformations aux pratiques antérieures garantes d’une adaptation à l’environnement. La religion est en acte et s’inscrit dans le cours d’une histoire à laquelle elle répond. Nous sommes loin des dieux immobiles et de l’éternité marmoréenne des mythes dont l’analyse faisait (fait encore parfois!) la gloire des ethnologues classiques.

10Rouch a pris au sérieux les croyances et les valeurs de l’Autre. Il n’a pas uniquement cherché à montrer et à expliquer, à faire comprendre et éventuellement interpréter, il a tenté de rendre sensible la légitimité absolue du Je spécifique devant lequel il se trouvait. Il avait bien retenu la leçon rimbaldienne et c’est parce que pour lui Je est en permanence un autre improbable qu’il est capable de rencontrer l’Autre comme un Je à part entière.

11Je ne suis pas persuadé qu’aujourd’hui même on reconnaisse aussi bien aux populations des pays du sud et aux Africains en particulier, une véritable capacité ni même un droit à se penser d’une façon spécifique qui, éventuellement, pourrait ne pas concorder avec les « expertises » des institutions internationales dominantes …

L’imaginaire et les dieux sont « réels »

12Rouch a entrepris, à propos des cultes de possession songhay, le projet étonnant, non seulement d’identifier les dieux au moment de leur présence visible, mais surtout d’en faire le portrait. Il est ainsi l’un des premiers à avoir saisi ces systèmes de projection comme réalité : la production des dieux n’est pas un simple fantasme mais une procédure concrète dont l’objet est perceptible comme le sont les données matérielles de la subsistance et de la reproduction. Il s’agit bien d’une manière de se faire voir, de se faire entendre, de se faire comprendre.

13Dans la série des films consacrés au culte de possession songhay [5], le holey, depuis 1951 plus de la moitié d’une quarantaine de réalisations est consacrée aux manifestations dédiées au dieu du tonnerre, Dongo, avec lequel Rouch entretient une relation particulière. Faire le portrait de Dongo c’est bien prendre au sérieux l’imaginaire, lui reconnaître son statut créateur. De film en film, se raconte la saga des hommes et des dieux et le témoin actif, « l’homme à la caméra », sera à son tour pris à partie et donc partie prenante de cette chronique d’un éternel été [6].

14Rouch, comme Homère, met en scène des hommes et des dieux en interaction. La mythologie grecque exprime les circonstances, les étapes, les événements, les productions du dialogue des hommes avec leur environnement et Jean Rouch a longtemps médité un film empruntant ses personnages au Panthéon. Sans doute est-ce le film où, malgré les masques, il aura mis le plus de lui-même et qui sera pour toujours un de ces objets étranges, insaisissables, inclassables, inachevés, hybrides et par lesquels les surréalistes espéraient que le monde serait sans cesse questionné dans l’évidence de son ordre. Dionysos[7], étonnant pied de nez à toute forme connue de réalisation, marque une fidélité à toute épreuve à l’émerveillante aventure des dieux de sa jeunesse enchantée par cette histoire solaire. Les Grecs inscrivaient sur les pentes de l’Olympe toutes les formes possibles d’une réalité éventuelle. Ils croyaient à la réalité imaginaire et Rouch retrouvait en Afrique cette inscription du sens dans une projection cosmogonique marquant la participation des hommes à l’équilibre général de l’univers.

Une anthropologie partagée

15En regardant-filmant, Rouch expose sa démarche, à la fois à ceux chez qui il travaille dont il intègre commentaires, remarques et mises en question, et aux spectateurs-questionneurs de l’altérité que nous sommes. La posture s’élabore progressivement, conduisant à ce que j’appellerai un accompagnement phénoménologique, tentative constamment en cours, toujours questionnée, pour comprendre la différence en s’approchant si près de l’Autre qu’on le sent vivre.

16Cette « anthropologie partagée » n’est pas une simple méthode de la participation affective, elle rend compte de l’insurmontable paradoxe de l’altérité que l’anthropologie a justement pour fonction d’assumer : comment montrer et saisir la différence sans la rendre irréductible ni la réduire à l’identique. La nécessité de la poursuite indéfinie de situations interactives, voilà ce qu’entreprend de démontrer, voilà ce dont recherche les moyens et les chemins une anthropologie qui s’attacherait à suivre les voies indiquées depuis longtemps par Rouch. Le cinéma ne se veut ni simple machine à enregistrer, ni tout-puissant descripteur d’une réalité enfin mise à nu : il tente d’affiner et d’enrichir les moyens d’une perception sensible, soumettant à notre attention le débat engagé par l’ethnologue sur le terrain de l’autre et qui se poursuit avec nous, spectateurs.

17L’Autre ethnologisé n’est plus une curiosité archéologique : il prend le statut d’un sujet et il gagne la possibilité de s’adresser à ceux qui le regardent ! Il faudra même soutenir un dialogue, répondre à des questions et non plus seulement s’arroger le droit prééminent de les poser et d’interpréter les réponses !

18C’est l’une des plus fortes propositions du film Moi un Noir[8] : les acteurs y parlent en leur nom propre, disent leur vie et également leurs rêves, mais aussi ils regardent au-delà de l’écran vers le spectateur futur. Lorsque le principal protagoniste, Oumarou Ganda alias Edward G. Robinson, nous interpelle dès les premières images pour présenter Abidjan et son faubourg de Treichville, ce n’est pas une habileté de cinéaste pour désamorcer les questions sur le jeu ou une théâtralité éventuelle, ce n’est pas un simple effet de style, une habileté formelle, c’est une mise en garde adressée à ceux qui, jusqu’alors (et pour combien de temps encore ?), imaginaient constituer un savoir indépendant des conditions de sa recherche et de sa restitution. D’un seul coup, avec une feinte innocence, Rouch donne la parole à ceux qu’il montre et cette parole va directement au spectateur qui va reconnaître ce discours comme intention délibérée et non pas exposition naïve, sinon même ignorante de ce à quoi elle s’exposerait. Cette parole franchit brusquement l’espace-temps de la colonisation et une révolution est en cours. Les images ne sont plus à sens unique. Les regards de l’occident ne sont plus protégés par une glace sans tain. Ce dialogue, cette conversation engagée comme par hasard et qui aujourd’hui nous paraît si naturelle, il fallait la rendre possible aux temps agités d’une décolonisation plus ou moins bien acceptée. Les plus éclairés des colonisateurs étaient prêts seulement à accorder aux anciens sujets de la Métropole le droit à une certaine citoyenneté et à condition qu’elle reste dans l’esprit, sinon dans le cadre institutionnel d’une réalité française. C’était au mieux « l’indépendance dans l’interdépendance » !

19La science elle-même, seul discours de savoir reconnu, conduisait à maintenir la suprématie absolue d’un énoncé sur l’Autre objectivé dans l’ordre des concepts occidentaux, mesure absolue de toutes choses. En un seul plan, Rouch et Oumarou Ganda font éclater cette montagne sacrée du haut de laquelle l’observateur patenté s’arrogeait le droit imprescriptible d’énoncer la vérité du monde.

Cinéma direct et construction du réel

20À travers toutes ses manières de « faire » l’ethnologue et le cinéaste, Jean Rouch met en œuvre une véritable philosophie de l’action. Cet impénitent « trickster », ce magicien souriant, cet intrigant charmeur, ce chasseur de rêves, ce contrebandier des genres, qui n’a cessé d’inventer l’Afrique, n’aurait-il pas aussi inventé l’anthropologie en faisant son cinéma ?

21Une réponse à cette question apparaît bien à travers l’expérience menée en collaboration avec Edgar Morin pour le film Chronique d’un été[9]. À cette époque, de terribles événements marquaient la décolonisation du Congo Belge où les troupes de l’ONU avaient débarqué, et la guerre d’Algérie n’était pas terminée. Rouch pensait que ces drames, frappant l’imaginaire des Français, feraient un bon point de départ pour interroger l’état d’une opinion publique. Il n’en était rien et le climat des vacances prenait le pas sur les tensions extérieures. Morin de son côté, après avoir souhaité filmer les rapports de la femme avec l’amour, proposa finalement de partir d’une question apparemment neutre : «Comment vivez-vous et êtes-vous heureux ?».

22Une sorte d’enquête sociologique sert ainsi de prétexte à la réalisation du film. Il s’agit de faire entrer en relation des personnages, d’abord à travers les images des uns vus par les autres et des rencontres d’occasion, puis au cours de longs dîners où se mêlent l’évocation des destins de chacun, la finalité et la construction même du film. Attitudes et comportements se composent à l’image aussi bien de la part des « acteurs » que de la part des « réalisateurs » jouant leur propre rôle. Les méthodes de travail, la place de la caméra, son effet sur la sincérité ou le naturel des protagonistes parfois directement mis en cause, font partie de la trame du film qui se construit de sa propre construction. Il y a un glissement de la réflexion à l’action, de la mise en place d’une situation à sa dénégation, d’un climat psychologique à l’épreuve des émotions. Ainsi, la réflexion solitaire de l’un des personnages, Marceline : la jeune femme avance au milieu d’une Place de la Concorde déserte, puis dans un pavillon vide des Halles, la caméra s’éloigne d’elle qui enregistre un récit avec un magnétophone portable, relié à la caméra, image et son synchrones. À la fin de la séquence, les réalisateurs, qui ne l’entendaient pas, constatent qu’elle a fait une évocation dramatique de son retour de camp de concentration. Plus tard, Rouch, bouleversé comme la plupart des participants au film, évoquera à ce sujet l’idée d’un « sacrilège spontané », quelque chose comme l’émergence imprévue dans des conditions et à l’intérieur d’un cadre provoquant, d’une mémoire irrépressible, aux effets incontrôlables et peut-être dangereux. On aurait ainsi, par l’effet d’une mise en scène hyper suggestive au contraire de la spontanéité, le surgissement paradoxal de l’inattendu, du direct le plus profond, celui de l’affect, du sentiment, de l’émotion. Hélas ! Marceline assure qu’elle a préparé son texte, influencée par le film alors récent d’Alain Resnais, Hiroshima (Mon Amour). Toute la séquence aurait été un jeu contrôlé destiné à réussir une performance cinématographique [10]. Il faut ajouter, Marceline le reconnaîtra également, qu’elle se trouvait, au cours du tournage, en compétition évidente avec une autre jeune femme qui avait, avant elle, enregistré une séquence particulièrement émouvante sur sa vie sentimentale. Il y avait finalement un défi à relever pour gagner a posteriori le rôle principal dans un film en principe sans acteur [11]. Ce qui importe dans cette petite histoire du film est l’émergence d’intentions propres à chacun des protagonistes et la multiplicité et la relative autonomie des actions en cours au sein d’un même film. On y perçoit également l’évolution de la relation des réalisateurs entre eux et avec les protagonistes du film. Sont ainsi parfaitement mises en évidence les données multiples constitutives de toute situation anthropologique.

23Chronique d’un été n’est pas seulement l’avènement du cinéma direct en France, il s’agit d’un véritable film-action où se nouent des situations réelles, des relations effectives entre protagonistes réunis de manière plus ou moins artificielle. L’histoire du film est l’ordre sous-jacent aux apparences narratives d’un scénario plus ou moins accompli. L’intelligence de Rouch et Morin est d’avoir permis au spectateur de suivre les méandres d’implication des acteurs et des réalisateurs les uns avec les autres, proposant de cette façon une anthropologie dynamique d’un groupe en formation, d’une société émergente où le réalisateur n’est plus démiurge ou savant montreur d’ombres, mais médiateur impliqué par les effets de son entreprise. Le sens du film appartient au spectateur et se renouvelle ainsi de visionnement en visionnement [12].

Une anthropologie nouvelle, une anthropologie du vivant

24Première et double leçon de l’anthropologie rouchienne : proximité et continuité donnent non seulement à voir, mais conduisent à explorer le sens de la différence, à échanger les points de vue, donc à éventuellement changer et surtout à décentrer l’analyse. L’anthropologie partagée met en perspective l’anthropologue dont la démarche s’inclut dans le questionnement. Enquêteur et enquêté sont englobés dans une situation qui leur échappe à mesure qu’ils la définissent.

25Dès ses premiers films, Rouch avait assumé les conséquences de ce partage de la parole : il soumet ses images à ceux qu’elles présentent et qui ne se laissent pas prendre, comme on faisait mine de le croire à l’époque, à une soi-disant magie du cinématographe. Dans Bataille sur le Grand Fleuve[13], Rouch mixe de la musique sur des images d’une chasse à l’hippopotame. Cette musique, authentique, enregistrée sur place, est celle qui encourage les pêcheurs sorko. Que souhaiter de mieux ? Le film présenté aux acteurs, ceux-ci protestent : il n’y a jamais de musique pendant la chasse car cela ferait fuir le gibier ! Une telle évidence est une leçon d’ethnographie que Rouch accepte immédiatement. Désormais, le son correspondra exactement à l’image et les films deviendront une production collective à laquelle participent ceux qui en sont les acteurs-sujets et dont certains deviendront, peu à peu, les co-auteurs.

26Rouch ne prétend pas – et ne veut pas – faire croire qu’il n’est pas l’auteur de ses films : il revendique la spécificité de son propre regard, l’orientation particulière d’une compréhension personnelle de ce qu’il montre. Nul ne s’y trompe, la Pyramide Humaine est un film de Rouch, Jaguar ou La Chasse au lion à l’arc sont des films qui expriment une certaine vision, un regard proprement rouchien, néanmoins ceux qui s’y expriment parlent en leur nom et ne sont pas des acteurs soumis à un scénario préconçu, ils contribuent au contraire à son élaboration et participent ainsi à la construction d’un lieu anthropologique d’interrogation. L’espace, a priori abstrait, de l’enquête anthropologique va devenir une situation concrète, une histoire va se dérouler, celle de la rencontre de personnes questionnant ouvertement entre elles leurs appartenances, leurs désirs, leurs plaisirs et leurs obligations. La description qui fonde l’entreprise anthropologique deviendra narration, échappant aux risques de l’explication hâtive que Mauss proscrivait en enjoignant d’observer d’abord sans rien conclure. La leçon rouchienne va dans ce sens qui était aussi celui de Dziga Vertov, le regard-armé, celui du cinéaste mais plus encore celui de l’ethnologue : il faut surmonter l’organisation préalable du voir qui conduit uniquement au repérage du semblable (sinon parfois réduction à du semblable) et rendre à l’attention perceptive sa capacité de surprise, d’étonnement et donc d’interrogation intime, celle qui se met en cause elle-même avant de questionner la légitimité de l’autre. Rouch a ainsi largement contribué à orienter les questionnements de la discipline anthropologique vers une mise en perspective de la démarche elle-même.

27L’univers de l’affect et du sentiment, resté prudemment en dehors des préoccupations ethnologiques, s’ouvrait également. Bataille sur le Grand Fleuve, Jaguar[14], Moi un Noir, Pyramide Humaine, La Chasse au lion à l’arc[15], autant de films qui disent les sentiments, qui décrivent et font ressentir la réalité vécue du visible et de l’invisible, autant de propositions pour des champs de recherche incroyablement nouveaux à l’époque : migrations internationales, relations interraciales, relations de genre, donnés de la communication non verbale, constitution de l’ordinaire et de l’extraordinaire … C’était, rappelons-le encore, il y a cinquante ans ! Alors que l’ethnologie, en France tout au moins, traînait les pieds à sortir des voies de l’exotisme, alors que sa destinée semblait une fois pour toutes de se consacrer à ceux qui n’étaient déjà plus des « primitifs » mais les malheureux habitants de pays « en voie de développement », Rouch appelait à une anthropologie de la contemporanéité et du vivant.

28Jean Rouch suggère la multiplication des voies et des lieux de l’observation. Ses contes philosophiques à la manière de Montesquieu, ses aventuriers de pacotille à la poursuite de moulins à vent, ne proposent pas de simples pochades où soudain quelques Africains sarcastiques nous renverraient l’image de l’étrangeté : dans le miroir tendu, notre visage est parfois plus grimaçant qu’amusant ! La fierté de nos savoirs, leur impérialisme impénitent, se heurtent à l’exigence de ceux pour qui la science devrait d’abord servir les besoins des êtres humains. Tout en espérant beaucoup des produits de nos laboratoires et de nos techniques, les voyageurs du rêve de Petit à Petit[16], les découvreurs de Madame l’Eau[17] et de la Hollande du fromage et des moulins, réduisent impitoyablement les réalisations de nos connaissances à ce qu’elles sont dès qu’une autre logique d’existence s’en empare : des gadgets inadaptés, difficilement utilisables, au mieux les éléments d’un décor surréaliste, constructions abandonnées au bord du fleuve Niger, témoins de l’absurdité d’une pensée qui se prend pour la totalité d’un réel qu’elle met en péril. Lorsque, nouveaux Persans, les complices de Rouch, Lam, Tallou ou Damouré détournent l’usage de nos objets ou de notre langue, ils contraignent à décoloniser notre pensée qui peut enfin être désorientée et se diriger autrement et ailleurs : le détournement, le détour sont les plus courts chemins d’une culture à l’autre pour une anthropologie qui se préoccuperait davantage de questions justes et pertinentes que de réponses définitives.

29Sur les chemins parcourus par Jean Rouch, la leçon d’urgence qu’il laisse est de trouver encore et toujours de nouvelles traverses pour questionner sans cesse les vérités toutes faites et … « continuer le combat» ! Dans un film commencé par Philippe Costantini au mois de décembre 2003 et encore inachevé, Jean Rouch fait des adieux émouvants à un jeune Dogon et lui dit : « Je vais te dire une belle phrase en français : quel est l’avenir du souvenir ?».

30Renouvelant sans cesse nos questions, intriguant nos imaginaires, échappant à nos règles et à nos classements, impertinent, toujours en avant de nous malgré tous ses retards, Jean Rouch est simplement présent !

Notes

  • [1]
    « Entretien de Jean Rouch avec Enrico Fulchignoni », Jean Rouch, une rétrospective, Paris, ministère des Affaires étrangères, 1981, p. 7.
  • [2]
    Jean Rouch, une rétrospective, 1981, p. 31.
  • [3]
    Cf. Rouch, J., « Les Sorkawa, pêcheurs itinérants du moyen Niger », Africa, Londres, 1950, p. 5-25.
  • [4]
    Rouch, J., Les Maîtres Fous, Paris, Les Films de la Pléiade, 16 mm, 33 mn, 1954.
  • [5]
    Parmi ceux-ci, mentionnons Les Magiciens de Wanzerbé (1948, 33 mn), Dongo Horendi (1966, 30 mn), Dongo Yenendi (1966, 45 mn), Yenendi de Gangel (1968, 60 mn), Fête des Gandyi Bi à Simiri (1977, 30 mn) …
  • [6]
    L’intérêt que porte l’ethno-cinéaste à un thème, l’insistance qu’il met à filmer ici ou là, traduisent quelque chose de lui-même. D’un film à l’autre, il décrit sa propre démarche, dévoile une part de sa propre identité, de ses préoccupations.
  • [7]
    Rouch, J., Dionysos, Paris, Les Films de la Pléiade, 1984.
  • [8]
    Rouch, J., Moi un Noir, Paris, Les Films de la Pléiade, 16 mm, 80 mn, 1959.
  • [9]
    Rouch, J., Morin, E., Chronique d’un été, Paris, Argos Films, 16 mm, 90 mn, 1960.
  • [10]
    On se référera pour plus de détails sur ce film au livre publié par Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été, Paris, Domaine Cinéma 1, Inter-Spectacles, 1962. On y trouvera, outre le scénario complet du film, les commentaires faits par les différents acteurs sur le film et leur participation.
  • [11]
    Cette position a notamment été confirmée par Marceline Loridan Ivens au cours d’une projection-hommage à Jean Rouch que nous avons faite à Paris le 6 mars 2004, à la Cinémathèque française : elle assume la relation d’une mise en scène préconçue de la réalité et d’un contrôle expressif d’une émotion délibérée, mais néanmoins juste.
  • [12]
    Une approche plus complète du film y montrerait une préfiguration impressionnante des interrogations et des mises en cause d’aujourd’hui sur le travail, l’apparition des premières fissures dans l’ordre alors triomphant des grandes idéologies et l’émergence des crises identitaires et des incertitudes de la personne.
  • [13]
    Rouch, J., Bataille sur le Grand Fleuve, Paris, CFE/CNRS, 16 mm, couleur, 25 mn, 1951.
  • [14]
    Rouch, J., Jaguar, Paris, Les Films de la Pléiade, 16 mm, 110 mn, 1967.
  • [15]
    Rouch, J., La Chasse au lion à l’arc, Paris, Les Films de la Pléiade/CNRSH, 16 mm, 88 mn, 1965.
  • [16]
    Rouch, J., Petit à Petit, Paris-Niamey, Les Films de la Pléiade/CNRSH/CFE, 16 mm, 105 mn, 1969.
  • [17]
    Rouch, J., Madame l’Eau, Paris, 16 mm, 120 mn, 1993.
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