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Article de revue

Économie solidaire et démocratisation de l'économie

Pages 137 à 145

Notes

  • [1]
    Pour tous renseignements sur les Cigales : [http://www.cigale.org/].
  • [2]
    Le principe de clause sociale favorise dans les critères de sélection des entreprises concourant pour l’octroi d’un marché public. Il favorise les entreprises qui emploient ou s’engagent à embaucher pour la réalisation du contrat des personnes défavorisées sur le marché du travail (chômeurs de longue durée, bénéficiaires de minima sociaux, personnes handicapées…).
  • [3]
    Elle souligne notamment le risque de démantèlement de l’État Providence (Méda, 1999, p. 397).

1L’économique est souvent conçu, soit comme un espace de rapport de forces entre classes sociales ou pays aux intérêts antagonistes, soit comme un espace d’échange et de contractualisation s’effectuant sur la base de calculs individuels. Dans tous les cas, l’économique est rarement un espace public de délibération et de décision. Si l’autonomisation de l’économique par rapport au pouvoir religieux puis politique est consubstantielle de la modernité occidentale et fondatrice d’un certain libéralisme politique, elle n’en est pas moins problématique dans la mesure où elle tend à soustraire une partie importante des activités humaines, celles de production, d’échanges et de consommation de biens et services, aux principes démocratiques.

2Cet article cherche à comprendre en quoi les initiatives d’économie solidaire explorent au niveau micro-économique des formes de démocratisation de l’économie par la mise en œuvre « d’espaces publics de proximité ». Mais au-delà d’initiatives locales, l’économie solidaire repose la question des conditions d’institutionnalisation d’une économie plurielle où, à côté des régulations par le marché et par l’État, seraient reconnus des modes de régulation démocratique et citoyen des activités économiques.

La démocratisation de l’économie : une dimension sous-estimée de l’économie solidaire

3L’économie solidaire peut être définie comme « l’ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens » (Laville, 1999, p. 127). En parlant de démocratisation de l’économie et d’engagements citoyens comme visée de l’économie solidaire, la dimension politique est ici fortement valorisée. Pourtant, celle-ci est généralement sous-estimée dès lors qu’il s’agit de promouvoir l’économie solidaire, hors des sphères militantes, auprès du grand public et des politiques. En effet, les arguments les plus souvent avancés pour justifier une politique en faveur de l’économie solidaire sont d’abord d’ordre économique et social avant d’être politiques.

4S’il faut soutenir politiquement les initiatives d’économie solidaire, c’est avant tout parce qu’elles contribuent à « la découverte de nouveaux marchés », à « la création d’emplois », qu’elles constituent une réponse à de « nouveaux besoins sociaux », qu’elles génèrent de « l’utilité sociale » ou des « externalités positives », qu’elles renforcent la « cohésion sociale » ou le « capital social ». Bref, c’est sur le terrain de l’utilité et de l’efficacité, fût-elle sociale, que l’on défend en premier lieu l’économie solidaire.

5Ce type d’argumentation est souvent stratégique. Il s’agit d’utiliser et de transcrire dans le langage économique et juridique de l’expert des propositions de manière à attirer l’attention, à faire reconnaître, à rendre crédible auprès des décideurs publics le champ de l’économie solidaire. Il y a ici comme un paradoxe. Pour en faire un objet de débat public ou l’inscrire dans l’agenda politique, les partisans de l’économie solidaire tendent à minimiser la contribution des initiatives d’économie solidaire à l’approfondissement de la démocratie

Les espaces publics de proximité : un mode de régulation de l’économique ?

6Reconnaître pleinement que les principes démocratiques peuvent également être un mode de gestion, de médiation et de régulation économique dans la production et la consommation de biens et services au même titre que le marché ou l’État, tel est l’enjeu de l’économie plurielle. Existe-t-il des mécanismes d’allocation des ressources et de partage de la valeur ajoutée autres que la mise en concurrence des agents économiques par les prix ou que la réglementation et la planification administrative ?

7Comment repérer dans la conceptualisation de l’économie solidaire er dans ses pratiques les caractéristiques d’une gestion et d’une régulation démocratique de l’économique ? L’un des apports de la théorisation de l’économie solidaire qu’ont entrepris Bernard Eme er Jean-Louis Laville est l’introduction des notions « d’espaces publics de proximité » ou de « micro-espaces publics autonomes » (Eme, Laville, 1994) pour comprendre l’émergence de pratiques économiques solidaires, en particulier dans le champ des services de proximité. « Les services sont conçus à travers des micro-espaces publics qui permettent une construction conjointe de l’offre er de la demande grâce aux interactions entre différentes parties prenantes » (Laville, 1994, p. 136). La mobilisation du concept d’espace public, généralement utilisé en philosophie politique pour expliquer des réalités socio-économiques, est originale puisqu’elle étend la compréhension de l’espace public au-delà de la sphère politique.

8Qui dit espace public, dit d’abord espace de paroles commun fondé sur une relation de réciprocité, condition d’une reconnaissance mutuelle des points de vue et constitutif d’un lien de confiance entre différentes parties prenantes (usagers, salariés, bénévoles, pouvoirs publics…) d’une activité socio-économique sur un territoire. Dans le cas des initiatives d’économie solidaire, il y a l’idée que la construction des besoins sociaux, l’organisation de la production et l’ajustement des prix et des quantités passent par une forme plus ou moins codifiée de délibération entre acteurs qui se démarque à la fois d’un rapport de concurrence régulé par les prix ou d’un rapport de forces institutionnalisé et administré. Autrement dit, les variables économiques (le prix, la qualité, l’employabilité…) qui, dans l’économie marchande ou administrée, apparaissent largement comme des contraintes externes qui s’imposent aux acteurs économiques sont davantage soumises à discussion entre parties prenantes dans les initiatives de l’économie solidaire.

9Dans les services de proximité, la construction conjointe de l’offre et de la demande entre professionnels et usagers (par exemple la participation des parents à la création d’un service de garde d’enfants) est centrale dans la socialisation des besoins, dans la détermination du contenu des services ainsi que dans la mobilisation des différentes ressources (marchande, non marchande et non monétaire) nécessaires pour pérenniser l’activité.

10Dans les Systèmes d’échanges locaux (SEL), la régulation des crédits et des dettes accumulés par les membres ne se fait pas par une banque centrale ou un prêteur en dernier ressort mais par un collectif en débat. De même, la valeur des biens et des services est reconsidérée de manière autonome par rapport au système des prix marchand et administré.

11Dans le commerce équitable, il y a la recherche d’un « juste prix » ou d’un partage plus « équitable » de la valeur ajoutée entre petits producteurs du Sud et consommateurs du Nord en assurant un système de prix garanti. Il y a d’une part la recherche de rendre l’échange moins anonyme au sens où il y a intérêt et publicité sur la provenance, le mode de production, le prix auquel ces biens sont produits et commercialisés. Il y a d’autre part la recherche d’un échange moins inégal en rétablissant une forme de réciprocité dans l’échange.

12Dans la finance solidaire, les épargnants se soucient de savoir à qui et comment leur épargne est utilisée dans un souci d’éthique et de solidarité. Par exemple, la Caisse solidaire du Nord Pas-de-Calais informe périodiquement ses épargnants, par l’intermédiaire d’un bulletin de liaison, des entreprises, des associations et des porteurs de projet qui ont bénéficié de prêts. Dans certaines expériences comme les Cigales [1], la médiation avec la personne à qui le club d’épargnants fait crédit est directe puisqu’il y a rencontre, voire accompagnement, avec le porteur du projet qui sera financé.

13Ces exemples témoignent de l’importance de la prise de parole et de la délibération collective dans la création et la gestion d’activités économiques à finalité sociale. Pour autant, ces initiatives solidaires renvoient davantage à un espace commun de gestion qu’à un espace public. Une régulation des échanges économiques par une parole collective ne suffit pas pour assurer la « publicité » des initiatives et faire des pratiques d’économie solidaire un enjeu de politiques publiques.

14À quelles conditions peut-on parler d’espaces publics de proximité et en quoi cela concerne-t-il les initiatives d’économie solidaire ? Plusieurs acceptions peuvent être repérées dans les textes et les pratiques :

15– L’espace public comme un espace intermédiaire de médiation entre la sphère privée et la sphère publique. Parce que les services de proximité permettent une socialisation et une publicisation de besoins (garde des jeunes enfants, aide aux personnes âgées…) qui étaient, et en grande partie demeurent, pris en charge dans le cadre de la famille ou du voisinage, voire de l’économie informelle, ils se trouvent à la conjonction de la sociabilité primaire et de la sociabilité secondaire (Caillé, 2001, p. 188-190). Cette externalisation de tâches familiales et domestiques n’est pas sans poser question sur leur mode de prise en charge par la société car elles touchent à la sphère de l’intime, à des relations inter-personnelles où se mêlent rapports de don et de domination. De la manière dont les besoins seront socialement identifiés et l’offre structurée dépend la réponse à des enjeux de société aussi centraux que l’accès des femmes au marché du travail, le partage des tâches domestiques entre les parents, la lutte contre le travail au noir et la professionnalisation de nouveaux emplois, l’autonomie des personnes âgées et les solidarités verticales au sein des familles, la solvabilisation et l’accès du plus grand nombre aux services.

16– L’espace public comme lieu de confrontation et de négociation des différentes parties prenantes (usagers, bénévoles, professionnels, pouvoirs publics…) d’une activité socio-économique. La seconde acception de l’espace public correspond à ce que Laurent Gardin dans sa contribution au présent numéro met en évidence à travers l’émergence en Europe d’entreprises sociales dont la création, l’appropriation et la direction associent formellement plusieurs parties prenantes (multistakeholders) ou sociétaires (multisociétariat). Un exemple souvent mis en avant est celui des coopératives sociales italiennes dont sont à la fois sociétaires, les usagers, les bénévoles et les travailleurs salariés. Mais c’est sans doute dans le cas des Régies de quartier que la dimension d’espace public prend tout son sens dans la mesure où les collectivités territoriales peuvent être directement ou indirectement impliquées comme partie prenante de la structure au côté des habitants, travailleurs sociaux, bailleurs sociaux. La présence des pouvoirs publics locaux dans le fonctionnement des Régies de quartier permet de faire le lien entre un espace de gestion commun fondé sur la confrontation de plusieurs logiques d’acteurs er la politique municipale sur le quartier.

17– L’espace public comme méthode dans la construction de services solidaires. Permettre aux promoteurs d’activités solidaires de présenter lors de réunions publiques les réussites mais aussi les difficultés de réalisation de leur projet constitue, pour un certain nombre de réseaux er structures d’appui, une étape méthodologique à part entière dans la construction des activités et des emplois solidaires. La mise en débat public, lorsqu’elle est organisée et préparée, permet à ceux dont la parole est généralement disqualifiée par les institutions et les experts à la fois un apprentissage de la prise de parole, une valorisation externe de leur démarche, une interpellation sur les obstacles rencontrés dans la création d’activité, une appropriation de leur environnement institutionnel, la rencontre et la confrontation avec d’autres porteurs de projet. Plus généralement, le repérage des besoins et la structuration de l’offre ne passent pas forcément par le recours aux outils classiques de la création d’entreprise (étude de marché, étude de faisabilité, étude marketing…), mais mobilisent également des ressources militante et volontaire pour faire connaître les produits et services auprès du public.

18– L’espace public comme lieu de régulation sectoriel et de reconnaissance de la pluralité des logiques économiques sur un territoire. Pour créer et pérenniser des espaces de délibération communs dans une organisation productive, il est nécessaire d’agir sur les régulations économiques sectorielles ou territoriales. Parce qu’elles se heurtent aux insuffisances des institutions légitimes de production de richesse et de solidarité, entreprises privées lucratives comme entreprises publiques, les initiatives d’économie solidaire mettent en œuvre des projets socio-économiques qui interrogent les politiques publiques « historiquement construites sur le cloisonnement entre économies marchande et non marchande » (Laville, Nyssens, 2001). Face aux risques d’isomorphismes institutionnels (Enjolras, 1996), l’autonomie de gestion des entreprises sociales ne va pas de soi, mais est à négocier dès leur création avec l’environnement institutionnel. L’espace public peut alors être le moyen d’une interpellation et de négociation avec les pouvoirs locaux et les autres acteurs économiques d’un mode de régulation locale qui reconnaît la place et la spécificité des initiatives d’économie solidaire. Par exemple, l’introduction du principe de « clause sociale » [2] ou des critères de qualité dans l’octroi des marchés publics est une manière de faire une place aux spécificités des entreprises sociales dans le cadre d’une régulation concurrentielle subventionnée.

De la démocratie économique à la démocratie plurielle ?

19La perspective de démocratisation de l’économie renvoie à différentes acceptions de l’espace public et de la démocratie qui sont aujourd’hui en débat. L’enjeu est de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions des espaces de production et de travail peuvent également émerger des espaces publics de débat. Cela ne va pas de soi, car l’espace public est parfois réduit à un espace politique de délibération entre citoyens détachés des préoccupations matérielles de l’existence.

20Dans l’acception arendtienne (Arendt, 1983), l’action politique suppose une autonomisation radicale de l’espace public par rapport aux activités économiques qui relèvent du domaine privé. Autrement dit, le travail humain défini comme activité de reproduction de la vie et l’œuvre définie comme activité de fabrication d’objets artificiels différents du milieu naturel ne peuvent donner lieu à une vie politique authentique. Poussée à l’extrême, cette confusion entre l’économique et le politique, entre le travailleur et le citoyen, est une tendance dangereuse de la modernité qui peut conduire à abolir la distinction entre domaine public et domaine privé.

21Plus proche de nous, Dominique Méda défend également l’idée que l’approfondissement de la démocratie passe par une séparation nette entre les activités de production et de travail et les activités proprement politiques. L’accès de chacun à la parole publique et la participation politique des citoyens impliquent des « espaces spécifiques consacrés à cet échange particulier (politique), de temps aussi, identifiés, protégés, destinés à cet exercice » (Méda, 1999, p. 156). Parce que les préoccupations économiques envahissent la vie sociale, il convient de les circonscrire et de réduire leur influence (par la réduction de la durée du travail par exemple) afin de dégager un temps et des espaces entièrement consacrés à « l’immense besoin de parole, d’expression et de participation aux décisions et aux débats qui se manifeste aujourd’hui » (Méda, op. cit., p. 159). La priorité politique de nos sociétés est moins de viser à la démocratisation de l’économie que de limiter l’importance du travail dans les activités humaines. Finalement, la sphère de l’économie et de l’échange ne peut être régulée que par un espace public en surplomb protégé et séparé du reste de la société.

22Partant de cette analyse, il n’est pas étonnant que Méda relativise le rôle politique des associations : « les associations n’ont en général qu’un objet particulier quand les questions politiques ont pour objectif l’intérêt général de la ciré » (Méda, ibid, p. 167). Elle parle également très peu de la société civile sinon avec méfiance [3] comme force de démocratisation possible du système politique. Cette méfiance de la société civile n’est pas étonnante dans la mesure où la légitimité du politique est en dernière instance incarnée par l’État : « …Seul l’État est à même de définir des politiques publiques et leurs objectifs, seul l’État a vocation à définir, au terme d’une délibération publique, l’intérêt général et les moyens nécessaires pour l’atteindre » (Méda, ibid, p. 396). De même, elle est plus que sceptique sur les potentialités de l’économie sociale et solidaire. Si plus de participation des travailleurs et des usagers dans les processus de production et de consommation est un objectif désirable, il doit rester secondaire. L’approfondissement de la vie démocratique exige moins la démocratisation de l’économique qu’une démocratisation de la politique (accès plus large aux fonctions électives, non cumul et limitation du renouvellement des mandats, généralisation des procédures de consultation et de délégation). La démocratie locale est aussi une voie privilégiée pour venir compléter la démocratie représentative (Méda, ibid, p. 166). Finalement, la démocratie économique se trouve moins chez Méda par la reconnaissance d’une économie plurielle faisant place à l’économie solidaire ou à un tiers secteur que par la réforme de l’État et l’amélioration des services publics.

23Ce contre quoi Méda nous met en garde, c’est le risque de confusion entre les objectifs de démocratisation du politique et de démocratisation de l’économique. Le risque de substitution est à prendre au sérieux car il a été à l’origine d’un certain nombre d’utopies socialistes pout lesquelles le politique n’a pas d’autonomie par rapport à l’économique. La dénonciation de la démocratie formelle, de l’illusion d’un espace public bourgeois, du système des partis peut conduire à un rejet de la république et de la citoyenneté au nom d’une démocratie réelle et populaire dans l’atelier.

24Si la reconnaissance du pluralisme des activités humaines et la distinction entre espace public et productif sont des remparts contre les dérives totalitaires, on ne voit pas pourquoi il faudrait opposer des objectifs de démocratisation du politique et de l’économique qui sont au fond largement complémentaires. Au contraire, l’hypothèse d’une démocratie plurielle suppose qu’aucune démocratisation politique n’est possible sans une perspective de démocratisation économique. L’imaginaire égalitaire et démocratique des sociétés modernes ne saurait s’arrêter aux portes des entreprises. Au contraire, il est historiquement en tension permanente avec les modes d’organisation, de production et d’échanges économiques qui instrumentalisent, exploitent et aliènent l’autonomie des individus.

25Au-delà de cette visée normative, séparer radicalement ce qui relève de l’engagement politique et ce qui relève de l’activité économique, c’est sous-estimer empiriquement que la constitution d’espaces publics puisse émerger à partir du vécu des personnes, y compris dans des actes économiques de la vie quotidienne en tant que travailleurs, usagers, épargnants ou consommateurs… « D’où la position paradoxale de ceux qui plaident pour un regain de l’investissement dans l’espace public, sans voir que c’est déjà une réalité, dans de multiples espaces de proximité constitués pour aborder des problèmes économiques et sociaux en termes politiques à partir de la prise de parole d’usagers de professionnels ou de bénévoles engagés dans la conception d’activités qu’ils considèrent socialement utiles. » (Roustang et al., 1996, p. 103).

Les défis de la démocratisation de l’économie par l’économie solidaire

26La démocratisation de l’économie est une visée normative sous-jacente à la conceptualisation de l’économie solidaire. C’est un projet de société implicite dont les éléments restent à préciser même si certains textes en esquissent les contours. « Démocratiser l’économie de marché internationalisée, soutenir l’économie de marché territorialisée, relégitimer l’économie non marchande, prendre en considération l’économie non monétaire et reconnaître l’économie solidaire » telles pourraient être les grandes lignes de ce nouveau contrat social (Roustang et al., 1996). En tout cas, ce « modèle de développement prenant diverses formes selon les sociétés et que l’on qualifie de solidaire se démarque à la fois du modèle néo-libéral où la création de nouveaux marchés est l’unique perspective pour l’économie solidaire et du modèle étatiste où le rôle de l’économie solidaire est limité à la seule gestion de la pauvreté » (Rapport France-Québec, 2000).

27La prétention à faire modèle de développement va donc au-delà de la reconnaissance de la spécificité statutaire ou sectorielle des entreprises d’économie solidaire. Elle pose l’ambition de peser globalement sur les modes de régulations économiques. En cela, le projet de démocratisation de l’économie va plus loin que la reconnaissance d’un espace gestionnaire, fût-il démocratique, dans une organisation productive ou un tiers secteur. La perspective de démocratisation de l’économie renoue avec une certaine utopie des fondateurs du mouvement coopératif qui cherchaient d’autres voies de régulation des échanges économiques que la compétition marchande ou la redistribution étatique.

28Cependant, on peut s’interroger sur la capacité des acteurs et réseaux de l’économie solidaire à initier des espaces publics susceptibles de peser sur de nouveaux compromis institutionnels tant aux niveaux national, européen que mondial. C’est pourtant à ces échelles qu’aujourd’hui se joue la reconnaissance d’autres modes de production et de régulation que le marché. Le rôle de régulateur à l’échelle internationale se heurte à deux incertitudes : la possibilité de peser par des espaces publics sur les régulations macro-économiques et la force des réseaux d’économie solidaire pour initier de tels espaces et s’y inscrire.

29Au niveau européen comme international, la montée de la notion d’espaces publics traduit la difficulté de transposer à d’autres échelles les principes du gouvernement représentatif éprouvés au niveau national. Face au déficit de débat démocratique sur les questions économiques au niveau des institutions européennes comme multilatérales, face à la crise des formes de la démocratie sociale (notamment le paritarisme) issues de la période fordiste, les opinions publiques nationales ont été sensibilisées aux grands enjeux de la mondialisation autrement que par les canaux classiques de la démocratie parlementaire ou sociale. Les nouveaux espaces publics qui émergent sont la construction sociale de réseaux internationaux, notamment d’ONG, dont la légitimité ne repose pas uniquement sur leur représentativité (nombre d’adhérents, nombre de pays) mais également sur leur capacité d’interpellation et d’action collective. Est-ce que ces nouvelles formes d’espaces publics préfigurent une phase de transition précédant les nouvelles formes d’institutionnalisation du principe démocratique ? L’avenir le dira.

30En tout cas, pour prétendre contribuer à la démocratisation de l’économie par des initiatives citoyennes, les acteurs et les réseaux de l’économie solidaire ne peuvent se contenter de peser sur les régulations territoriales de proximité et doivent investir ces nouveaux espaces publics en construction à l’échelle européenne et internationale. En ce sens, l’inscription de l’économie solidaire comme un thème prioritaire du Forum mondial social 2002 et 2003 est le signe d’une émergence progressive de ce thème dans les débats sur la construction d’une autre mondialisation.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Arendt, H., La Condition de l’homme moderne, Paris, Agora, Calman Lévy, 1983.
  • Caillé, ?., « La société civile mondiale qui vient », in Laville, J.-L., Caillé, ?., Chanial, P., Dacheux, ?., Eme, B., Latouche, S., Association, démocratie et société civile, Paris, La Découverte, Mauss, Crida, 2001, p. 188-190.
  • Eme, B., Laville, J.-L., Cohésion sociale et Emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
  • Enjolras, B., « Association et isomorphisme institutionnel », Revue des études coopératives, mutualistes et associatives, n° 261, 1996, p. 68-77.
  • Laville, J.-L., Une troisième voie pour le travail. Sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
  • Laville, J.-L., Nyssens, M., Les Services sociaux, entre associations, État et marché, Paris, La Découverte, Mauss, Crida, 2001, p. 233-255.
  • Lipietz, L., Pour le tiers secteur, Paris, La Découverte, La Documentation française, 2001, p. 17-34.
  • Méda, D., Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Alto, Aubier, 1999, p. 151-170.
  • Roustang, G., Laville, J.-L., Eme, B., Mothé, D., Perret, B., Vers un nouveau contrat social, Sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.
  • Rapport du collège des chercheuses et chercheurs, Rapport final présenté aux Premiers ministres, Coopération France-Québec en Économie sociale et solidaire, p. 16-21, [http://www.unites.uqam.ca/econos/].

Mots-clés éditeurs : initiatives d'économie solidaire, démocratie, politique, espace public

Mise en ligne 17/09/2014

https://doi.org/10.4267/2042/9369

Notes

  • [1]
    Pour tous renseignements sur les Cigales : [http://www.cigale.org/].
  • [2]
    Le principe de clause sociale favorise dans les critères de sélection des entreprises concourant pour l’octroi d’un marché public. Il favorise les entreprises qui emploient ou s’engagent à embaucher pour la réalisation du contrat des personnes défavorisées sur le marché du travail (chômeurs de longue durée, bénéficiaires de minima sociaux, personnes handicapées…).
  • [3]
    Elle souligne notamment le risque de démantèlement de l’État Providence (Méda, 1999, p. 397).
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