Hegel ne fut pas vraiment un personnage de roman mais de nombreux auteurs l’ont invité en guest star dans leurs ouvrages. D’Albert Lhermite à Philippe Sollers en passant par Allessandro Barricco, Jean-Bernard Pouy et son titre provocateur, Jorge Semprun et Milan Kundera, tous ont apporté une facette nouvelle à ce nouvel Aristote du XIXe siècle.
Milan Kundera… La fête de l’insignifiance
Tu n’as jamais lu Hegel ? Bien sûr que non ? Tu ne sais même pas qui c’est…
1Ainsi parlait Milan Kundera, à travers Ramon, personnage-charnière de La fête de l’insignifiance, son dernier roman publié en 2014 à l’âge de 85 ans. Ramon, vieux misanthrope non-conformiste, se moque une fois de plus de tout dans une société soumise à la tyrannie des agelastes, ces individus qui jadis furent voués aux gémonies par Rabelais pour leur incapacité à rire. Il ajoute que « nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant [et qu’] il n’y avait qu’une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux, mais je constate que nos blagues ont perdu leur pouvoir » . « Tu n’as jamais lu Hegel ? Bien sûr que non ? Tu ne sais même pas qui c’est » ajouta-t-il en se servant un quatrième verre de whisky et en citant Hegel et son Esthétique dans laquelle celui-ci, à la grande surprise de beaucoup, aborde les questions de la satire, de l’ironie, du comique et de l’humour [1].
2« Dans son humeur chagrine, la satire se borne à caractériser avec énergie le désaccord qui éclate entre le monde réel et les principes d’une morale abstraite, tels que l’individu les conçoit » [2].
3Hegel n’appréciait pas particulièrement la satire car « un esprit élevé, une âme pénétrée du sentiment de la vertu, à la vue d’un monde qui loin de réaliser son idéal, ne lui offre que le spectacle du vice et de la folie, s’élève contre lui avec indignation, le raille avec finesse, l’accable des traits de sa mordante ironie, enrage et se répand contre ce monde qui contredit si directement ses idées de la vertu et de la vérité. La forme de l’art qui entreprend de représenter cette lutte est la satire. » [.] qui appartenait en propre aux Romains et non aux Grecs car l’élément essentiel de la satire est d’être l’exercice moralisateur d’une conscience vertueuse et indignée. » [2]
4« Le sujet qui, avec dégoût, se fixe sur la disharmonie qui existe entre les principes abstraits de sa propre subjectivité et la réalité empirique, ce sujet n’est capable ni éprouver ni irradier aucun plaisir et, partant, de créer aucune poésie authentique, aucune œuvre d’art vraie. » [2]
5Hegel, à la satire, oppose le comique qu’il distingue de l’ironie. Le comique doit se limiter à montrer que tout ce qui s’annule soi-même n’est que néant, apparence fausse et contradictoire, comme par exemple une lubie, une bizarrerie, un caprice particulier comparé à une passion puissante, voire un principe prétendument soutenable, ou une maxime prétendument solide. L’ironie aime « se présenter comme l’originalité suprême en particulier quand elle ne prend plus aucun contenu au sérieux et plaisante pour le goût de plaisanter. » Avec l’humour « l’artiste prend le point de départ de sa propre subjectivité et y fait toujours retour, en sorte que l’objet propre de la représentation n’est là que comme une occasion extérieure qui permet à l’individu de s’abandonner à sa verve et de donner libre champ à la plaisanterie, aux trouvailles et autres saillies dictées par les changements d’humeur les plus subjectifs. Mais dans ce cas, l’objet et cet aspect subjectif restent extérieurs l’un à l’autre, et la matière est sacrifiée à cette disposition de l’artiste. » « Pareil humour peut en effet être plein d’esprit, manifester une profonde sensibilité, faire d’ordinaire grande impression, mais en général plus facile qu’on ne le croit. Interrompre sans cesse le développement rationnel d’un sujet, commencer arbitrairement, continuer et finir de même, jeter au hasard une foule de plaisanteries et de sentiments sans suite ni liaison, et produire par-là, des caricatures de l’imagination, est beaucoup plus aisé que de développer de soi-même jusqu’à l’accomplissement d’un sujet substantiel, témoin de l’idéal vrai. » En bref, Kundera alliait souverainement la limpidité et la profondeur avec un humour constamment aux aguets nous rappelant la part de comique de chaque situation humaine quelle qu’elle soit.
6« Ce qui fait partie du comique c’est l’infiniment bonne humeur et la conscience d’être élevé au-dessus de nos contradictions intérieures, de sorte que celles-ci ne nous rendent ni amers ni malheureux ; notre subjectivité est à tel point joyeuse et sûre d’elle qu’elle peut supporter l’échec de ses desseins et l’impossibilité de leur réalisation. » [2]
7Mais pour Hegel le véritable humour est impensable sans une infinie bonne humeur et Ramon d’insister : « écoute bien, c’est ce qu’il dit en toutes lettres : l’infinie bonne humeur (unendliche Wohlgemutheit). Pas la raillerie, pas la satire, pas le sarcasme. C’est seulement depuis les hauteurs de l’infinie bonne humeur que tu peux observer au-dessous de toi l’éternelle bêtise des hommes et en rire. C’est ce rire-là qui révèle l’insignifiance de notre temps, laquelle est partout, présente même, là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs ». Et Ramon d’affirmer alors qu’une seule chose lui manque : la bonne humeur ! Il but, posa son verre et avoua lentement « comment la trouver, la bonne humeur ? Comment la trouver la bonne humeur ?» Et Milan Kundera de nous rappeler que notre époque est méfiante envers la bonne humeur. « C’est la souffrance qui est l’inspiratrice du grand art, tandis que la bonne humeur n’est bonne que pour la digestion. »
8« Je demande souvent aux lecteurs de La Lenteur : Avez-vous ri ? Ils me répondent comme si je leur tendais un piège : Oui, mais votre rire est jaune ! Oh non, oh non, mon rire n’est pas jaune, je vous assure, c’est le rire de la bonne humeur. Et il n’est pas du tout incompatible avec ce que nous venons d’appeler un désaccord métaphysique ! Tu peux être en désaccord le plus total avec le monde et en même temps te réjouir de tes inventions, de ta fantaisie, et, comme dit Hegel, irradier le plaisir ».
9Dans ce roman allant du délire des films de Buñuel au tragique de ceux de Fellini, Milan Kundera nous étourdit. Avec Ramon en Don Alfonso du Cosi fan tutte de Mozart, avec Alain obnubilé par sa réflexion philosophique sur la signification érotique du nombril à tous vents des actuelles « jeunes filles en fleur », avec D’Ardelo et son cancer inventé pour apprécier le charme secret d’une grave maladie, partager la mauvaise nouvelle et ainsi être soutenu dans son faux combat contre la maladie par un Ramon glosant sur l’insignifiance libératrice en concluant qu’elle est « l’essence de l’existence en nous faisant passer inaperçu». Et aussi avec Caliban et Charles, deux acteurs sans engagements faisant le serveur en veste blanche dans les cocktails mondains tout en n’étant que « les pauvres laquais des snobs ». Caliban se fait passer pour un Pakistanais ne parlant aucune autre langue que la sienne et se voit obligé de renoncer à une histoire d’amour avec l’employée de maison portugaise tombée amoureuse de lui. Une star, La Franck, y « déclame d’une voix claironnante (en dépit du morceau de gâteau au chocolat qu’elle avait dans la bouche) : Le ciel me fait signe que ma vie sera encore plus belle qu’avant. La vie est encore plus forte que la mort, car la vie se nourrit de la mort » et cela quelques jours après la mort de son époux, tandis que le fantôme d’une mère, encore vivante, dialogue avec le fils qu’elle n’a pas désiré.
10Kaliningrad, la ville de Kalinin, ayant définitivement supplanté, sur les cartes du monde, Königsberg, la montagne du Roi et ville natale d’Emmanuel Kant, Staline le félicite de savoir que le nom de Kant restera à jamais lié à celui de Kalinin car Kant le mérite pleinement ! Staline demande à Kalinin de lui expliquer, en tant que parrain de sa ville, l’idée qui lui semble la plus importante de la pensée philosophique de Kant. Pressé par le besoin d’uriner, Kalinine, fantoche aussi inculte que servile, se tortille sur son siège et Staline, selon son habitude répond lui-même à sa propre question. « L’idée la plus importante de Kant, camarade, c’est la chose en soi ce qui se dit en allemand Ding an sich. Kant pensait que derrière nos représentations se trouve une chose objective, un Ding, que nous ne pouvons pas connaître mais qui pourtant est réelle. Mais cette idée est fausse. Il n’y a rien de réel derrière nos représentations, aucune chose en soi, aucun Ding an sich. Kalinin se tortille sur son siège et Staline, regard moqueur, de continuer : « Schopenhauer a été le plus proche de la vérité. Et camarade, quelle a été sa grande idée ? . Sa grande idée a été que le monde n’est que représentation et volonté. Cela veut dire que derrière le monde tel que nous le voyons il n’y a rien d’objectif, aucun Ding an sich et que pour faire exister cette représentation et pour la rendre réelle, il doit y avoir derrière une volonté énorme qui l’imposera ». Suivent quelques balbutiements pendant que la vessie de Kalinin est prête à exploser et que de question en question, Staline finit par poser la dernière : « Mais quelle est la première propriété d’une volonté […] En imposant à tout le monde une seule volonté et [.] je vous assure que sous l’emprise d’une grande volonté, les gens finissent par croire n’importe quoi ! Oh Camarades n’importe quoi ! » Khrouchtchev alors, les joues toutes rouges, prit son courage à deux mains pour lui répondre et signer le crépuscule des plaisanteries : « Pourtant, camarade Staline, aujourd’hui ils ne te croient plus du tout. » « Tu as tout compris » lui répond Staline, « ils ont cessé de me croire car ma volonté s’est lassée ! »
11La bonne humeur est une qualité qui peut se transformer en « bonne blague » quitte à en être la victime mais pour Milan Kundera, elle peut aussi faire place à la rêverie. Staline, venu faire un tour au Jardin du Luxembourg, quitte le jardin en calèche, tandis qu’un chœur d’enfant entonne La Marseillaise ou en imaginant Charles l’acteur-serveur désirant écrire une pièce pour le théâtre de marionnettes du Jardin du Luxembourg parce que « personne n’a le droit de créer un homme à partir d’une marionnette ». Ou toujours dans ce même jardin du Luxembourg, ce même Charles chasseur-acteur tirant à la carabine sur un autre acteur essayant de pisser sur les statues des reines de France et plus loin, les queues de plus en plus longues de visiteurs pour l’exposition Chagall, rebutant Ramon car il déteste autant attendre dans les queues que la promiscuité face aux tableaux noyés dans leurs papotages : « Regarde-les ! Tu penses que, d’un coup ils se sont mis à aimer Chagall ? Ils sont prêts à aller n’importe où, à faire n’importe quoi, seulement pour tuer le temps dont ils ne savent que faire. Ils ne connaissent rien, donc ils se laissent conduire. »
12« Tous les personnages s’en amusent comme s’il s’agissait d’un épisode insignifiant, plutôt que de s’en alarmer… L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence de l’existence. Elle est avec nous, partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. » [1]
Milan Kundera… Le livre du rire et de l’oubli… et de l’exil
13« En février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon d’un palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la vieille ville. Ce fut un grand tournant dans l’histoire de la Bohème. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire. » Tels sont les premiers mots et les premières phrases du roman de Milan Kundera Le livre du rire et de l’oubli publié en 1978.
Palais Kinsky
14« Gottwald était flanqué de ses camarades et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude a enlevé sa toque de fourrure et l’a posée sur la tête de Gottwald. La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires la photographie du balcon d’où Gottwald, coiffé d’une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C’est sur ce balcon qu’a commencé l’histoire de la Bohème communiste. Tous les enfants connaissent cette photographie pour l’avoir vue sur les affiches, dans les manuels ou les musées. Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l’Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là, où il y avait Clementis, il n’y a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il n’est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald. » Á travers cette fiction à la fois romanesque, historique, autobiographique voire sous le signe de l’astrologie, Milan Kundera, dans cette suite de variations sur le rire, l’oubli, l’exil nous met, avec son humour et son ironie cinglante, face à la réalité nue et cruelle du réel et ce que ce réel devient à travers l’histoire. Avec Hegel, la raison se couronnait d’elle-même dans L’Histoire, telle qu’il la pensait dans L’Esprit universel. Lorsque l’Histoire se termine, l’emblématique système hégélien parachevait la signification de l’histoire universelle de l’humanité permettant ainsi de penser même les pensées de Dieu avant la création. L’humanité se mettrait alors à réfléchir sur elle-même. L’Histoire n’étant pas contingente, deviendrait un oubli organisé au milieu même de la mémoire. Mais alors l’histoire avait-elle vraiment un sens ?
15Si les hommes détournent sans cesse le regard de l’abjection du réel ou s’ils ouvrent les yeux que pour s’en réjouir, faut-il alors se retenir de tout leur montrer ? Pour les amener à donner un sens au mal à postériori en s’efforçant de tirer les leçons d’un mal et d’une violence qui ont eu lieu ? Hegel dans la Raison de l’Histoire écrivait que « si l’on regardait l’Histoire avec sa succession de tragédies et d’atrocités, il y avait de quoi se tirer une balle dans la tête, tant la vie semblait absurde. Toutefois gardons nous de nous suicider, cela ne ferait qu’ajouter du malheur au malheur et gardons-nous de passer notre temps à nous lamenter et à crier que tout est absurde, car dire à ceux qui souffrent qu’ils ont souffert pour rien, c’est rendre leurs souffrances encore plus douloureuses. » Si le mal ne donne aucun sens à la vie, l’esprit humain peut donner du sens à tout, même au mal. Hegel ajoutait que la philosophie tout comme la chouette de Minerve, déesse de la sagesse mythologique grecque, prenait son envol à la tombée du jour et venait pour tirer les leçons de ce qui s’est passé. Mais pour combien de temps ?
16Milan Kundera, un peu plus d’un siècle plus tard nous dit à peu près la même chose. « L’assassinat d’Allende a bien vite recouvert le souvenir de l’invasion de la Bohême par les Russes, le massacre sanglant du Bangladesh a fait oublier Allende, la guerre dans le désert du Sinaï a couvert de son vacarme les plaintes du Bangladesh, les massacres du Cambodge ont fait oublier le Sinaï, et ainsi de suite, et ainsi de suite et ainsi de suite, jusqu’à l’oubli complet de tout par tous. » Jadis l’Histoire cheminait et s’imprimait lentement et durablement. Actuellement, l’Histoire est véhiculée en temps presque réel sur tous les écrans des médias en bandeaux souvent superposés en leurs quatre côtés ! Mais leur scintillement est vite oublié pour faire place aux annonces suivantes. Milan Kundera conclut : « il n’est pas un seul événement historique que l’on peut supposer connu de tous et il faut que je parle d’événements qui ont eu lieu il y a quelques années comme s’ils étaient vieux de mille ans. »
L’entreprise d’amnésie et de falsification de l’histoire… jusqu’à l’oubli
L’entreprise d’amnésie fonctionne parfaitement et Clementis est effacé de la mémoire historique
17Pour lutter contre l’oubli il y a, pour Kundera, l’écrivain, celui qui écrit et conserve la mémoire universelle se réalisant sur le théâtre de l’Histoire tout en dénonçant ses supercheries. « Ni Gottwald ni Clementis ne savaient que Franz Kafka avait emprunté chaque jour pendant huit ans l’escalier par lequel ils venaient de monter au balcon historique, car sous l’Autriche-Hongrie ce palais (Kinsky) abritait un lycée allemand. Ils ne savaient pas non plus qu’au rez-de-chaussée du même édifice, le père de Franz, Herman Kafka, avait une boutique dont l’enseigne montrait un choucas peint à côté de son nom qui, en tchèque kafka, signifie choucas. »
18« Si Gottwald, Clementis et tous les autres ignoraient tout de Kafka, Kafka connaissait leur ignorance. Prague, dans son roman, est une ville sans mémoire. Cette ville-là a même oublié comment elle se nomme. Personne là-bas ne se rappelle et ne se remémore rien, même Joseph K. semble ne rien savoir de sa vie d’avant. »
19« Si Franz Kafka est le prophète d’un monde sans mémoire, Gustav Husak (le septième président de mon pays) en est le bâtisseur… on l’appelle le président de l’oubli. ». Installé au pouvoir par les Russes en 1969, il avait fait chasser des universités et des instituts scientifiques, cent-quarante-cinq historiens tchèques. En 1971, Hübl, un de ces historiens, ajoutait : « Pour liquider les peuples, on commence par leur enlever la mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire. Ensuite, le peuple commence à oublier ce qu’il est et ce qu’il était. Le monde autour de lui l’oublie encore plus vite. Et la langue ? Pourquoi nous l’enlèverait-on ? Ce ne sera plus qu’un folklore qui mourra tôt ou tard de mort naturelle. » Six mois plus tard, Hübl fut arrêté et condamné à de longues années de prison. [3]
20L’Histoire est donc un oubli perpétuel et cette photographie qui devait être présentée comme le support historique de la mémoire, n’apparaît que comme un puissant accélérateur du mensonge puis de l’oubli. Kundera y dénonçait l’illusion de toute mémoire dans l’histoire du communisme et ce jusqu’à la fin de l’Histoire annoncée par Hegel. Organiser l’oubli sur le théâtre de l’Histoire par le choc des mémoires même au mépris de l’histoire, théâtre sur lequel se réalise, selon Hegel, l’Esprit universel. Une histoire qui sévit avec une grande hache. Et au centre de l’Histoire : l’homme. L’homme écrasé par l’Histoire. Voilà tout le principe des romans de Milan Kundera. Doit-on croire Hegel lorsqu’il prétend que l’Histoire n’est pas contingente ? L’histoire aurait-elle un objet ? Serait-elle le théâtre des opérations de l’Esprit universel qui agite les hommes en vue d’une fin dont ils n’ont pas encore conscience ? En peu de mots : l’histoire aurait-elle donc un sens ?
L’entreprise de falsification, en revanche, prétend ne pas être autre chose que ce qu’elle est
21En revendiquant son génie propre à produire du faux et abuser de la crédulité des lecteurs, elle subvertit le pouvoir symbolique des images nourrissant notre mémoire collective. Susan Sontag dans De la photographie, nous rappelait qu’un faux en peinture est mensonger car il falsifie par son attribution l’histoire de l’art. Un faux en matière de photographie avec une photo retouchée, bricolée et dont la légende est fausse, falsifie la réalité. L’histoire de la photographie pourrait se résumer en un conflit entre deux impératifs différents : embellir, impératif hérité des beaux-arts et dire la vérité, ce qui ne se mesure pas seulement à une idée de la vérité indépendante des valeurs de la science, mais à un idéal du vrai à implications morales, le photographe étant censé démasquer l’hypocrisie et combattre l’ignorance » et non le contraire ! [3].
L’exil
22Milan Kundera fait partie de ces écrivains qui connurent l’exil forcé. « Peu après que les Russes ont occupé mon pays en 1968, ils m’ont chassé de mon travail (comme des milliers et des milliers d’autres Tchèques), et personne n’avait le droit de me donner un autre emploi.) La police secrète voulait nous affamer, nous réduire par la misère, nous contraindre à capituler et à nous rétracter publiquement. C’est pourquoi elle surveillait avec vigilance les pitoyables issues par lesquelles nous tentions d’échapper à l’encerclement, et châtiait durement ceux qui faisaient cadeau de leur nom. »
23Comme Dalton Trumbo, écrivain, scénariste et réalisateur américain de Johnny s’en va-t-en guerre , ostracisé sur la liste noire du Maccarthysme, Kundera ne put dès lors travailler que sous des prête-nom. Et ce furent pour Kundera ses chroniques d’astrologie dans un illustré pour la jeunesse : « Tout ce qu’il y avait de plaisant dans ces articles mensuels d’astrologie, c’était mon existence, l’existence d’un homme rayé de l’histoire, des manuels de littérature et de l’annuaire du téléphone, d’un homme mort qui revenait maintenant à la vie dans une surprenante réincarnation pour prêcher à des centaines de milliers de jeunes d’un pays socialiste la grande vérité de l’astrologie ».
24Et puis dénoncé, Kundera prit conscience de la gravité de la situation. « Parce-que depuis qu’ils m’ont exclu de la ronde, je n’en finis pas de tomber, encore maintenant je tombe, et à présent, ils n’ont fait que me pousser encore une fois pour que je tombe encore plus loin, encore plus profond, de plus en plus loin de mon pays dans l’espace désert du monde où retentit le rire effrayant des anges qui couvre de son carillon toutes mes paroles. »
25« J’ai compris définitivement que j’étais devenu le messager du malheur, que je ne pouvais pas continuer à vivre parmi les gens que j’aimais si je ne voulais leur faire du mal et qu’il ne me restait plus qu’à partir de mon pays ». Ce sera à l’automne 1977, « mon pays sommeille depuis neuf ans dans la douce et vigoureuse étreinte de l’empire russe, mes livres ramassés dans toutes les bibliothèques publiques, ont été enfermés dans quelque cave de l’Etat […] je suis alors monté dans une voiture et j’ai roulé le plus loin possible vers l’ouest jusqu’à la ville bretonne de Rennes où j’ai trouvé dès le premier jour un appartement à l’étage le plus élevé de la plus haute tour. Le lendemain matin quand le soleil m’a réveillé, j’ai compris que ces grandes fenêtres donnaient à l’Est, du côté de Prague. « Donc je les regarde à présent du haut de mon belvédère, mais c’est trop loin. Heureusement, j’ai dans l’œil une larme qui me rend plus proche de leurs visages. Je les vois tous sur la toile de fond de Prague éclairée, telle qu’elle était il y a quinze ans, quand leurs livres n’étaient pas encore enfermés dans une grande cave d’Etat et qu’ils bavardaient gaiement et bruyamment autour de la grande table pleine de bouteilles. »
26Mais Kundera ne s’y trompe pas : l’ouest est un non-lieu. Exilé, privé de son statut, limité par la langue et incapable d’exprimer son histoire personnelle. Dans l’exil se trouve d’ailleurs ce paradoxe : l’obsession de la mémoire et la facilité de l’oubli. La perte d’un passé devient subitement trop lourde car l’exil est une violence engendrée par la perte des « archives de la vie privée » comme il le dira. Kundera revient alors au roman de Kafka et au temps d’une humanité qui a perdu la continuité avec l’humanité, d’une humanité qui ne sait plus rien et ne se rappelle plus rien et habite dans des villes qui n’ont pas de nom et dont les rues sont des rues sans nom ou portent un autre nom qu’hier, car le nom est une continuité avec le passé et les gens qui n’ont pas de passé sont des gens sans nom pour se demander s’il faut pas inverser le titre de son roman : Le livre de l’oubli et du rire ?
27R. jeune rédactrice d’un illustré destiné à la jeunesse tchèque, avait fourni à Milan Kundera, sous le sceau de l’anonymat, une rubrique… d’Astrologie pour qu’il puisse survivre. Kundera ayant lu quelques traités d’astrologie y trouva en effet de quoi survivre. « J’ai donc écrit sous un nom imaginaire un long et bel article sur l’astrologie puis chaque mois un texte bref et stupide sur les différents signes pour lesquels je dessinais moi-même des vignettes du Taureau, du Bélier, de la Vierge, des Poissons ». Les gains étaient dérisoires… puis un jour, R. lui annonça que le rédacteur en chef, placé à la tête du magazine par les Russes après avoir passé la moitié de sa vie à étudier le marxisme à Prague et à Moscou, conquis par l’astrologie et l’astrologue, voulait à tout prix (mille couronnes !) avoir son horoscope tout en gardant l’anonymat le plus absolu. Il en fut enchanté ! Kundera ajoutait : « J’ai noirci dix pages où je dépeignais son caractère et où (bien informé) je décrivais son passé et son avenir. J’ai travaillé mon œuvre pendant une semaine. Avec un horoscope, on peut en effet magnifiquement influencer, voire diriger, le comportement des gens. On peut leur commander certains actes, les prévenir contre d’autres et les amener à l’humilité en leur faisant connaître leurs futures catastrophes. » Et ce fut le cas pour le rédacteur en chef ! Mais. dans les forêts de la délation, il y a toujours un arbre bavard et de mauvais augure ! La jeune femme, arrêtée et interrogée par la police, finit par avouer que Mylan Kundera en était l’auteur. Licenciée sur le champ, sa candidature à la radio fut retoquée dans la foulée. Bouleversée, elle finit par rencontrer Mylan Kundera dans un lieu secret en défiant surveillance policière et micros cachés. C’est affolé et la gorge serrée, qu’elle lui demanda « Pensez-vous qu’ils soient au courant des mille couronnes que vous avez touchées pour l’horoscope ? » - « Soyez sans crainte un type qui a étudié le marxisme-léninisme à Moscou pendant trois ans n’osera jamais avouer qu’il se fait faire des horoscopes. » Elle a ri et ce rire tintait à mon oreille comme une timide promesse de salut. Car c’était bien ce rire-là que je désirais entendre quand j’écrivais ces stupides petits articles sur les Poissons, la Vierge et le Bélier.
Les deux Rires
28« Parce que depuis qu’ils m’ont exclu de la ronde, je n’en finis pas de tomber, encore maintenant je tombe, et à présent, ils n’ont fait que me pousser encore une fois pour que je tombe encore plus loin, encore plus profond, de plus en plus loin de mon pays dans l’espace désert du monde où retentit le rire effrayant des anges qui couvre de son carillon toutes mes paroles. » Ceci nous amène aux deux rires de Milan Kundera, le rire des anges et le rire du diable. « Un marxiste formé à Moscou croyant aux horoscopes » provoque leur rire car brutalement cette phrase est privée de son sens supposé être dans l’ordre des choses. Bergson dans son essai sur Le Rire avait en 1956 exprimé un même point de vue. Kundera enchaîne en nous disant que « s’il y a dans le monde trop de sens incontestable, l’homme succombe sous le poids du pouvoir des anges ». Á contrario « si le monde perd tout son sens dans le règne du diable, on ne peut pas vivre non plus. » Le rire, à l’origine, est donc du domaine du diable. Avec le rire, les choses se révèlent différentes de ce qu’elles paraissaient et semblant plus légères qu’elles ne le sont, elles cessent un instant de nous opprimer. Le rire du diable souligne l’absurdité des choses, celui des anges veut au contraire se réjouir que tout ici-bas est bien ordonné, sagement conçu, bon et plein de bon sens. Il y a deux rires et Milan Kundera nous rappelle que nous n’avons pas de mot pour les distinguer.
Coda… La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de l’homme contre l’oubli
29Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera était « un roman sur le rire, sur l’oubli, sur Prague et sur les anges », mêlant l’histoire et la fiction pour dénoncer l’illusion d’une mémoire de l’histoire de Prague et du communisme. Ces anges annonçaient déjà les plumes de l’ange qui volèteront 36 ans plus tard dans La fête de l’insignifiance quand « Charles ressentit une angoisse, l’idée lui vint que l’ange auquel il avait pensé ces dernières semaines le prévenait ainsi qu’il était déjà quelque part ici, très proche. Peut-être effarouché, avant qu’on ne le jette du ciel, avait-il laissé échapper de son aile cette minuscule plume, à peine visible, comme une trace de son anxiété, comme un souvenir de la vie heureuse partagée avec les étoiles, comme une carte de visite qui devait expliquer son arrivée et annoncer la fin qui approche ».
30Pour Milan Kundera, cette fin est la fin de toute expression artistique et esthétique. C’est le silence des artistes, des écrivains, des philosophes auxquels Kundera accola l’adjectif « vrais ». Pour lui, ce sera le triomphe des anges : Concevoir le diable comme un partisan du Mal et l’ange comme un combattant du Bien, c’est accepter la démagogie des anges. Les choses sont évidemment plus compliquées. Les anges sont partisans non pas du Bien mais de la création divine. Le diable est au contraire celui qui refuse au monde divin un sens rationnel. Mais pour Kundera que reste-t-il du roman face à la crise du langage ? Et puis pourquoi écrire ? Est-ce une crise existentielle cachée derrière la folie de l’écriture et de l’exhibition ? Une vengeance contre l’Histoire ? Ou est-ce le vide existentiel de l’homme occidental n’inspirant plus que sarcasme et rire ? Est-ce l’irréversible vide ontologique du dernier homme ? Ou l’irréversible exhibitionnisme de la fin de l’histoire ?
Kundera alliait souverainement « la limpidité et la profondeur, et son humour constamment aux aguets m’a ouvert les yeux sur la part comique de chaque situation humaine : Rien ni personne n’est dispensé du comique qui est notre condition, notre ombre, notre condamnation »
31À suivre…
Bibliographie
Quelques références…
- 1. Milan Kundera. La fête de l’insignifiance. Gallimard ; 2014
- 2. Hegel. Esthétique. Tome I. Le Livre de Poche. N°4637 ; p127
- 3. Milan Kundera Le livre du rire et de l’oubli. Folio N°1831
- 4. Alain Finkelkraut. À la première personne. Gallimard. 2019