Hegel 2020/2 N° 2

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Article de revue

Pérégrination scientifico-philosophique

Pages 174 à 182

L’invitation au voyage : Platon-Nietzsche-Lewis Caroll

1Commençons par Platon et « l’allégorie de la caverne » que l’on peut retrouver dans son livre VII de « République » : IVe siècle avant J-C. Des hommes vivent dans une grotte à demie obscure et croient que ce qui les entoure est la réalité, forts de n’avoir jamais quittés leur petit monde. Ils sont enchaînés à leur ignorance. Une pâle lueur filtre de l’extérieur projetant sur les murs de leur existence les ombres d’une autre vie.

2Ils devinent bien qu’il existe autre chose au-delà de leur minuscule univers mais dans l’incapacité d’abandonner les certitudes qui les sécurisent, ils préfèrent tourner le dos à ce monde étrange qui leur fait peur. Malgré tout, l’un d’eux arrive à quitter la caverne pour aller, en aventurier, à la rencontre de l’inconnu. Lors de son périple, il découvre des choses qu’il ne comprend pas, des choses qui le déstabilisent mais qui lui donnent l’esprit nécessaire à la compréhension d’une vie dont il ne pouvait imaginer la complexité. Il veut revenir vers ses compagnons afin de leur faire part de ce qu’il vient de vivre. Mais sauront-ils l’écouter ou le considéreront-ils comme ne faisant plus partie de leur communauté maintenant qu’il est devenu si différent ?

3Vingt-trois siècles plus tard, le « Zarathoustra » nietzschéen redescend de la montagne après y avoir séjourné en solitaire durant plusieurs années mais non sans y avoir découvert quelques vérités. Il veut rencontrer les hommes et partager avec eux les nouvelles tables de sa loi. Il se dirige donc vers le premier village venu où une foule se presse sur la place du marché. Il y a fête. Là, il prend la parole et tout le monde s’arrête pour l’écouter en silence. Au bout de quelques minutes, un léger brouhaha monte de la foule jusqu’à couvrir la voix de Zarathoustra. Des sourires s’esquissent sur les visages, des têtes se détournent, c’en est fini, ils ne l’écoutent plus.

4Nietzsche-Zarathoustra se dit alors à lui-même : « Les voilà qui se mettent à rire ; ils ne me comprennent pas, je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles. Faut-il commencer par leur briser les oreilles pour qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? »

5Souvenez-vous enfin de De l’autre côté du miroir, lorsqu’il est demandé à Alice qui vient de visiter le pays des merveilles de courir très vite pour ne pas reculer dans un monde où tout est inversé et où les repères ne sont plus ce qu’ils étaient. Cela peut paraître étrange mais n’oublions pas que ce conte fantastique est sorti de l’imagination d’un mathématicien-logicien, Lewis Carroll.

6Pour la compréhension de ce qui va suivre, vous allez devoir, en plus, intégrer un nouveau mode de raisonnement qui ne sera plus basé sur la bonne vieille méthode cartésienne qui demandait, pour résoudre un problème, de le réduire en un maximum d’éléments simples pour ensuite le reconstituer dans sa globalité.

7Voilà trois siècles que Descartes règne en maître sur les sciences mais si nous voulons accéder à la connaissance qui s’offre à nous, il faut admettre, maintenant, que cette connaissance devenue non linéaire et non déterministe soit en parfaite contradiction avec tout ce que nous avons pu apprendre jusqu’à ce jour. Notre esprit doit dorénavant saisir la totalité dans son ensemble c’est-à-dire saisir cette complexité qui se trouve à la frontière de l’ordre et du désordre.

La petite histoire de la réaction de Belossov-Jabotinski

8Nous sommes en 1950. Deux chercheurs russes, Belossov et Jabotinski sont dans leur laboratoire en train de réaliser certaines expériences. L’une d’elles consiste à injecter un composant chimique dans un bain de molécules colorées, pour les unes en bleu, et pour les autres en rouge. Rien de bien intéressant jusque-là. Ils observent simplement un mélange de couleurs. Ils abandonnent leur préparation sur un coin de paillasse durant quelques instants. Lorsqu’ils y reviennent, ils sont surpris de constater que le mélange est devenu uniformément bleu. Le temps d’en discuter, ils s’aperçoivent qu’il devient totalement rouge puis au bout de 2 minutes, de nouveau bleu et ainsi de suite dans un mouvement oscillatoire perpétuel. Ils venaient de mettre en évidence un phénomène extraordinaire mais dont ils ne connaissaient pas la signification sur le moment. Cette réaction de Belossov-Jabotinski est restée longtemps dans l’oubli jusqu’à ce que d’autres scientifiques s’y intéressent.

9Cette réaction est la preuve que la nature est capable de s’auto-organiser alors que l’on croyait cela impossible. En simplifiant : les milliards de milliards de molécules présentes dans le mélange ont un comportement holistique, c’est-à-dire qu’elles suivent un plan global qui dépasse chacune d’entre elles.

Les travaux d’Ilya Prigogine et Francisco Varela

10Ilya Prigogine, Prix Nobel de chimie 1977, va intégrer cette réaction de Belossov-Jabotinski à sa réflexion afin de renforcer sa théorie sur les structures chimiques dissipatives où il démontre que loin de l’équilibre, un système est capable de générer de l’ordre. Ce phénomène dit-il n’est pas unique dans la nature, il en serait plutôt la règle, car contrairement à ce que l’on pensait, cette même nature n’est pas soumise à des lois déterministes. Elle est instable pouvant passer d’un état à un autre échappant ainsi à notre contrôle. Longtemps, la nature fut considérée comme relativement simple alors que l’on sait aujourd’hui qu’elle est complexe.

11La complexité est une propriété qui vient du non-équilibre et de la non-linéarité. Loin de l’équilibre, la nature est plus inventive là où le chaos et l’ordre sont intimement liés. Loin de l’équilibre, on découvre des situations parfois plus organisées qu’à l’équilibre. Il existe donc une auto-organisation au sein de la nature.

12Clarifions cette idée par un exemple. En mer, loin des côtes, des turbulences apparaissent, des remous se forment, se déchaînent puis disparaissent dans le chaos des bas-fonds océaniques. Pourtant un phénomène défiant le bon sens et les lois scientifiques peut se produire. En effet, le chaos aquatique est capable de s’auto-organiser et de donner naissance à une vague régulière capable de parcourir des milliers et des milliers de kilomètres, passant sous les bateaux, affrontant les tempêtes sans que sa forme ne soit modifiée en rien.

13Si vous pensez que le rationnel est le certain, il faut maintenant considérer l’incertain comme faisant partie de notre rationalité. C’est ce qu’Ilya Prigogine appelle la rationalité élargie.

14Mais continuons avec le biologiste chilien Francisco Varela. Ses travaux vont encore plus loin dans l’explication de la complexité des phénomènes de la vie. Il a inventé le terme « Autopoïèse » pour tenter de cerner la structure des organismes vivants et leur organisation dynamique.

15Mais qu’est-ce que l’Autopoïèse ? C’est l’autoconstitution cellulaire en même temps que la réponse à la question de l’origine de la vie. Si la matière fait émerger la vie, c’est aussi la vie qui va contraindre la matière. Cette notion de double boucle fait que le local est inséparable du global.

Prenons 2 exemples : L’émergence de la conscience chez l’homme et l’émergence de la conscience chez les insectes sociaux

Chez l’homme

16La conscience n’est pas seulement un phénomène d’émergence du cerveau, c’est également une chose claire et démontrable qui va agir au niveau concret et matériel de l’activité cérébrale qui fera à son tour évoluer la conscience. Le système nerveux constitue un système complexe possédant une cohérence interne. Sa richesse et sa diversité ne sont pas produites de l’extérieur mais de l’intérieur.

17Pour Francisco Varela, les scientifiques devraient créer une nouvelle science de la conscience où la subjectivité ne serait ni occulte ni réduite mais centrale.

18Dans La conscience a-t-elle une origine, Michel Bitbol, Directeur de recherche au CNRS: Archives Husserl – École Normale Supérieure, entreprend une « nouvelle approche » de l’Esprit suivant ainsi les pas de Francisco Varela.

19Enfin, illustrons d’une façon simple le principe de l’Autopoïèse. Un groupe est constitué d’individualités ayant chacune sa particularité. Nous nous rendons bien compte que cette communauté échappe à ce que nous sommes. Elle est autre. C’est un phénomène d’émergence. Mais ce même groupe va agir de nouveau sur chacune des individualités pour la modifier et ainsi de suite dans un sempiternel mouvement de va et vient. Alors que l’auto-organisation se pensait dans le sens ascendant, l’autopoïèse se pense aussi dans le sens descendant. La vie est un niveau virtuel non réductible à ses composants.

20Lorsque je vous dis bonjour, c’est bien moi qui vous le dis mais je n’ai aucune existence si j’essaie de me cibler. Suis-je dans ma jambe gauche, mon œil droit ou mon lobe occipital ? En fait, je ne suis nulle part car je suis une propriété d’émergence. En revanche, si on enlève mon cortex visuel ou un de mes genoux, mon identité virtuelle ne sera plus la même, ce qui prouve que la vie, les organismes donc les humains ne sont pas des évanescences.

21Je ne peux m’empêcher de citer ici le poète espagnol Antonio Machado : « il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant » illustrant bien, selon moi, que l’esprit n’est pas autre chose que le corps en mouvement.

22Nous savons aujourd’hui que la question de la dualité corps/esprit ne se pose plus dans la communauté scientifique internationale depuis la découverte des phénomènes d’émergence mais que cette question restera toujours d’actualité pour ceux qui s’intéressent aux religions ainsi qu’à la dérive comportementale de certains croyants.

Chez les insectes sociaux

23Les phénomènes d’émergence ne se limitent pas seulement à la biologie. Le chimiste Jean-Louis de Neubourg, spécialiste de l’intelligence collective et plus particulièrement du comportement des insectes sociaux nous en apporte la preuve. Les fourmis, les termites ou les abeilles représentent les meilleurs exemples vivants de ces processus émergents.

24Je suis désolé pour ceux qui pensent encore que ces animaux sont dotés d’une intelligence individuelle car les observations et les expériences ont montré que c’est l’essaim qui génère des processus complexes alors qu’au départ les phénomènes sont tout à fait rudimentaires. En effet, le travail du groupe peut faire penser à une certaine intelligence alors que l’individu en est totalement dépourvu. En fait, le tout est plus que la somme des parties.

25Comme le dit si bien Jean-Louis de Neubourg : « Ces insectes n’ont pas de plans mais ils construisent des cathédrales. » La structure émerge de la dynamique sans codage explicite. De plus, l’histoire dans un groupe d’insectes sociaux est une histoire collective sans mémoire au niveau individuel.

26Une telle découverte peut-elle trouver une application quelconque dans la vie quotidienne ou restera-t-elle dans le champ clos de la science ? Malheureusement, les retombées sont bien réelles et l’on considère trop souvent les hommes comme des insectes sociaux.

27Dans l’administration ainsi que dans certaines entreprises, le travail des employés est organisé de telle manière qu’il puisse faire émerger un mouvement favorable à un but recherché, c’est-à-dire une meilleure productivité. Mais comme le résultat n’est pas toujours celui qu’on espérait, cela se traduit par de multiples ajustements de personnels même si le prix à payer se fait aux dépens de la santé psychique et physique de certains d’entre eux. Ne parle-t-on pas de DRH (direction des ressources humaines) !!! Termes haïssables et que je considère comme une insulte faite aux hommes.

28Ces phénomènes d’émergence passionnent non seulement ceux qui s’intéressent au vivant mais aussi ceux qui pressentent que la vie biologique et les technologies de l’information se trouvent de plus en plus intégrées l’une à l’autre.

Robotique et phénomènes d’émergence

29C’est ainsi que le physicien et informaticien américain Christopher Langton crée des automates cellulaires dans un environnement spécifique susceptible de faire émerger quelque chose qui pourrait ressembler à de l’intelligence.

30Le physicien théorique Hugo de Garis a élaboré un réseau neuronal artificiel de plusieurs milliards de neurones. Il est persuadé que des fonctions intelligentes naîtront de cette complexité et en particulier, une forme de conscience. Un tel système pourrait avoir un regard sur lui-même. Il prédit une grande guerre entre partisans et adversaires des machines intelligentes ayant pour résultat final la mort de milliards d’humains voire la disparition de l’humanité. Nous ne sommes plus dans le domaine de la science-fiction et aujourd’hui, il est impossible de prédire ou d’interdire ce type d’expérience.

31L’informaticien-artiste Luc Steels veut essayer de comprendre ce que sont l’intelligence, la conscience et la vie. Il cherche à doter ses robots d’une autonomie et d’une capacité d’apprentissage pour qu’ils puissent évoluer avec leur propre environnement. Il a développé un processus d’acquisition du langage par des robots qui ensuite, sont capables d’inventer de nouveaux mots et de les transmettre à de nouvelles générations de robots. L’intervention humaine y est totalement court-circuitée.

32Le Professeur Daniel Mange invente des machines-systèmes capables d’évoluer comme le vivant. Il pense qu’elles pourront un jour se reproduire, apprendre, s’entretenir comme n’importe quel être vivant et échapper ainsi au contrôle de l’homme. La matière deviendrait non seulement pensante avec l’intelligence artificielle mais aussi vivante avec la vie artificielle.

33Cette vie artificielle pose la question de savoir s’il est possible de concevoir des formes de vie en dehors du carbone, la vie répondant globalement à 3 types différents : Phylogénétique, Ontogénétique, Épigénétique

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  • Elle peut être phylogénétique : Deux cellules donnent naissance à des descendants dont les patrimoines génétiques sont différents comme chez les humains ;
  • Elle peut être ontogénétique : Une cellule par division et différenciation cellulaire donne naissance à des cellules au même patrimoine génétique comme pour les clones ;
  • Elle peut être épigénétique : Les êtres vivants apprennent grâce à des systèmes particuliers. C’est le cas du système nerveux pour qui le matériel génétique humain constitué de 3 milliards de caractères est insuffisant pour coder l’ensemble des 10 000 connexions cérébrales de chacun de nos 100 milliards de neurones. Nous voyons bien que si une machine correspondait à l’un de ces modèles, il serait malaisé de la distinguer d’un être vivant.

35Alan Turing, mathématicien britannique et père des ordinateurs, avait imaginé un test dit « test de Turing » qui consistait à poser certaines questions à l’aveugle à une machine et à un être humain. Si les réponses ne permettent pas de faire la distinction entre les deux, alors la machine serait dite intelligente. Jusqu’à ce jour, le test n’a pas été concluant mais ce qui semble le plus important, c’est la confrontation entre deux types d’intelligences.

36Au fond, on peut se demander si le but n’est pas qu’un ordinateur devienne intelligent à force d’être questionné par un humain. Aujourd’hui, la miniaturisation des circuits électroniques devient extrême, l’échelle atomique est atteinte ; nous basculons dans le champ de la mécanique quantique et de sa physique déroutante.

37En d’autres termes, l’informatique va répondre aux lois du monde vivant. Nous sommes peut-être à l’aube d’un nouvel embranchement de l’arbre de vie couplant organismes et machines. Le risque est que ces êtres-objets interagissent entre eux et donnent lieu à des conséquences imprévisibles échappant à notre contrôle. En effet, des propriétés émergentes apparaîtront que nous ne pourrons pas anticiper.

Que penser de la théorie de l’évolution de Charles Darwin ?

38Revenons à la biologie avec le mathématicien et biologiste Brian Godwin cherchant à comprendre les limites qu’imposent les lois physico-chimiques à l’émergence des formes des organismes en nombre limité dans l’histoire de l’évolution.

39Nous avons tous entendu parler de Charles Darwin et de sa « Théorie de l’évolution ». Selon lui, toute forme est possible si elle est cohérente avec des contraintes imposées par l’environnement. Mais pour Goodwin, si Darwin a bien mis l’accent sur les propriétés accidentelles des organismes, il n’a pas répondu à la question de « l’origine des espèces ». En effet, l’adaptation à la fonction a été mise en valeur sans que le possible en termes de structure ne soit abordé. Goodwin se place en anti-darwiniste dans la mesure où il pense que le vivant a ses propres principes d’ordre et d’organisation et que seul un certain nombre de formes peut être produit par un organisme.

40Il prend comme exemple la disposition en spirale des feuilles le long d’une tige. Selon Darwin, cette configuration devrait être la meilleure pour capter la lumière. Mais alors comment expliquer que des plantes se trouvant dans certains endroits sombres ne présentent pas cette caractéristique qui devrait être la règle selon la loi de l’évolution.

41Brian Goodwin va jusqu’à parler de Mythe Darwiniste qui serait basé sur le péché originel où la nature doit se battre et entrer en conflit pour survivre. Sans s’en rendre compte, Darwin l’aurait intégré à son raisonnement.

42Pour Ilya Prigogine, le darwinisme ne doit pas être abandonné mais intégré à la notion de non-linéarité de la vie. La vie évolue au travers de points de bifurcation qui lui font changer brusquement de direction. Au niveau de ces points, tout devient chaotique, probabiliste mais après un certain laps de temps, un nouvel équilibre apparaît et les lois de Darwin peuvent s’y appliquer. Comme vous le constatez, nous sommes bien loin du créationnisme.

43Vous pensez bien qu’il n’y a pas qu’en Biologie que les scientifiques doivent composer avec « LA FIN DES CERTITUDES »

44La Mathématique comme l’appelle Cédric Villani, Médaille Fields 2010 ou la Physique n’en sont pas exclues.

La Mathématique-Géométrie

45En effet, que ce soit la géométrie d’Euclide d’Alexandrie dont le 5e postulat servira de base à toute sa géométrie, en rappelant que par un point extérieur à une droite passe une droite et une seule parallèle à cette même droite, que ce soit la géométrie de Bernhardt Reimann dans laquelle il n’existe pas de parallèle passant par un point extérieur à une droite donnée ou encore que 2 droites parallèles se coupent en 2 points ne sont pas les outils qu’il faut pour appréhender la complexité de la nature. Celle-ci est trop irrégulière pour être décrite par les géométries traditionnelles.

46Qui d’entre nous, en regardant un paysage, un oiseau, une fleur a pu y trouver d’une manière générale une droite, un plan, une sphère parfaite. Non, la nature qui se laisse voir ne se réduit pas à des figures géométriques simples.

47Que dire de la géométrie fractale du mathématicien d’origine polonaise Benoit Mandelbrot ? En voulant mesurer la côte bretonne, il trouvait une longueur toujours différente selon l’outil utilisé. En effet, plus l’instrument de mesure est petit et plus la longueur de la côte est grande. Devant cette impossibilité de trouver une mesure exacte, il inventa une nouvelle géométrie, la géométrie fractale.

48Dans une fractale, l’objet se répète récursivement à l’intérieur de lui-même et de manière infinie. En d’autres termes, alors que le périmètre tend vers l’infini, les limites de l’objet restent finies. Si les fractales permettent une approche infiniment plus précise de la longueur des objets, cela ne restera qu’une approche comme si la nature nous échappait au fur et à mesure que nous nous en approchions.

49La nature est fractale et cette structure se retrouve partout. Que ce soit en biologie avec les arbres, en géologie avec les avalanches, en médecine avec les alvéoles pulmonaires, en météorologie avec les nuages, en science humaine avec les évolutions démographiques, en économie avec les krachs ou encore dans les arts avec la littérature, la musique, le cinéma. Toujours cette configuration où le tout est semblable à l’une de ses parties.

50Enfin, comment ne pas parler d’Alain Connes, lui aussi Mathématicien, Médaille Field 1982, titulaire de la chaire d’Analyse et de Géométrie au Collège de France, dont les travaux portent sur la Géométrie non Commutative, la Géométrie Classique étant inopérante pour expliquer les phénomènes observés au niveau de la Physique Quantique.

51Petite anecdote : cette géométrie-algébrique est non commutative et si on ose faire l’analogie avec le langage, modifier la position de ses termes lui fait perdre tout son sens. Elle ne supporte pas « l’anagramme ». Sinon « Le boson scalaire de Higgs » deviendrait « L’horloge des anges ici-bas » pour Etienne Klein, Physicien, Responsable du laboratoire de recherche sur les sciences de la Matière.

La Mathématique-Analyse

52« Une chose démontrable n’est pas nécessairement vraie. Une chose vraie n’est pas toujours démontrable ». Kurt Gödel

53Les travaux du mathématicien Grégory Chaitin portent sur les limites conceptuelles de la mathématique. Pour lui, un genre nouveau de mathématique est en train de naître, plus compliquée ressemblant d’une certaine manière à la biologie. Des vérités mathématiques existent sans démonstration possible, sans structure ni modèle.

54À propos de ce Théorème d’Incomplétude » de Kurt Gödel, l’astrophysicien John Barrow disait : « Si une religion est un système de pensée contenant des affirmations indémontrables, elle contient alors des éléments de foi ». Gödel nous enseigne que non seulement la mathématique est une religion mais qu’elle est la seule capable de démontrer qu’elle en est une. En philosophie, l’école rationnelle de Descartes et Spinoza tenait en haute estime le raisonnement mathématique et tous deux ont essayé de s’en inspirer pour des questions relevant d’un autre domaine. Kurt Gödel est venu couper l’herbe sous les pieds des défenseurs de la raison pure.

55Grégory Chaitin est aussi le père du nombre aléatoire Oméga. Ce nombre représente un véritable casse-tête pour les mathématiciens. Oméga est la probabilité d’arrêt d’un ordinateur. Bien que sa définition mathématique soit précise, 200 pages de réflexions écrites ont été nécessaires pour l’élaborer, il demeure pourtant inconnaissable et incalculable.

56Le raisonnement mathématique n’est d’aucune utilité pour l’aborder. Oméga apporte la preuve que la mathématique est plus proche de la physique que ne le croyaient les mathématiciens. Oméga montre que la mathématique n’est pas statique et que ses principes fondamentaux peuvent changer en fonction du temps.

57Pour Chaïtin, « Dieu joue aux dés » non seulement en physique mais aussi en mathématique. Les mathématiciens agissent souvent comme des empiristes pour ensuite effacer toute trace de cette approche qui ne correspond pas à l’idée de vérité mathématique irréfutable qu’ils se font.

58S’il faut bien admettre que la mathématique a ses limites mais que peut-on dire des calculs effectués par nos plus puissants ordinateurs. Prenons un cas d’école qui est celui du problème posé par le voyageur de commerce devant visiter N villes. Connaissant les distances séparant chacune d’elles, il veut optimiser son itinéraire en termes de coût de carburant, c’est-à-dire calculer l’itinéraire qui lui sera le plus favorable. Pour 100 villes, le calcul de factorisation prendrait plusieurs milliards d’années. Notre voyageur de commerce est bien déçu car non seulement il ne trouvera jamais sa route mais espérons qu’une réponse sera peut-être trouvée avant que notre système solaire ne soit à tout jamais plongé dans l’obscurité des espaces intersidéraux. La réponse viendra peut-être des « ordinateurs quantiques ».

59De son côté, la physique n’est pas en reste lorsqu’elle voit son champ d’investigation de plus en plus difficile à définir.

La Physique

60Depuis le début du XXe siècle, la Physique Classique n’est plus en mesure d’expliquer la structure de la matière. À cette époque, de jeunes Physiciens-Mathématiciens ont bouleversé l’ancienne manière de penser la Physique :

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  • ▸ Albert Einstein : Prix Nobel de Physique 1922 ;
  • ▸ Niels Bohr : Prix Nobel de Physique 1922 ;
  • ▸ Werner Heisenberg : Prix Nobel de Physique 1932 ;
  • ▸ Paul Dirac : Prix Nobel de Physique 1933 ;
  • ▸ Erwin Schrödinger : Prix Nobel de Physique 1933.

62Pour n’en citer que quelques-uns, ils formaient un creuset propice à l’émergence de nouvelles théories fondatrices de la Physique Quantique. Ces chercheurs étaient des théoriciens aux intuitions géniales provenant le plus souvent « d’expériences de pensée ». Depuis, leurs fulgurances intellectuelles n’ont jamais été mises en défaut et nous obligent aujourd’hui à raisonner au-delà du formatage cartésien que nous avons reçu.

63Prenons trois exemples :

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  • ▸ Le principe de Complémentarité de Niels Bohr : Les expériences montrent qu’une particule élémentaire, telle que le Photon, possède deux états : Corpuscule ou Onde, sans que les mesures puissent prévoir à l’avance lequel apparaîtra lors des calculs ;
  • ▸ Le principe d’Indétermination de Werner Heisenberg : Il est impossible, simultanément, de connaître avec précision deux propriétés physiques d’une même particule ;
  • ▸ L’intrication quantique et non localité prouvée par Alain Aspect, Médaille Albert Einstein 2012, Professeur à l’ENS Paris-Saclay : Si 2 particules sont en contact l’une avec l’autre en intrication et qu’on les sépare, même de plusieurs milliers de kms, le fait d’agir sur l’une fait réagir immédiatement l’autre sans qu’il y ait eu phénomène de transmission.

65D’autres théories sont à l’étude comme la Théorie des cordes, très élégante mais demandant encore à être approfondie. Les briques fondatrices de notre Univers ne seraient pas des particules ponctuelles mais des cordes vibrantes sous une certaine tension, un peu à l’image des élastiques. Il existe à l’échelle atomique un « hasard fondamental » qui ne témoigne en aucune sorte d’un défaut de connaissance. C’est un hasard primitif qui semble être l’ultime message de la nature.

66Cette étrange mécanique quantique est le siège d’un paradoxe. D’un côté, ce « hasard fondamental » et de l’autre, la possibilité d’obtenir des mesures d’une précision jamais égalée. Lorsque nous saurons que le mot hasard dérive de l’arabe alzahr qui veut dire chance, nous aurons peut-être compris que cette nature que l’on essaye d’appréhender et qui dans ses derniers retranchements se refuse à toute compréhension, est une chance pour l’humanité qui sans cette complexité n’aurait peut-être jamais vue le jour.

Le monde visible

67Que dire de notre environnement qui paraît si lisse et si stable ? Bernard Derrida, Physicien, Professeur au Collège de France, nous donne la réponse grâce à ses recherches en mécanique statistique.

68Tout est agitation à l’échelle microscopique mais le nombre d’objets en train de s’agiter est tellement grand que pour des raisons statistiques rien ne paraît fluctuer à grande échelle. Cette agitation que l’on sait thermique, fait que chaque objet microscopique adopte un comportement fluctuant qui le rendra influençable aux innombrables objets qui l’entourent. Il se produit alors un comportement collectif appelé transition de phase.

69Prenons l’exemple de l’activité cérébrale. L’activité cérébrale est une activité collective de neurones qui s’excitent mutuellement. Les notions de mémoire, de conscience et d’intelligence, répondent sans doute à ce type de fonctionnement. Ainsi, la mémoire étalée sur de nombreux neurones agissant de concert sera plus robuste. Même si un ou plusieurs neurones cessent de fonctionner, le comportement de l’ensemble n’en sera pas affecté.

70La mécanique statistique permettra à l’avenir de répondre aux questions que se pose encore la biologie dans la mesure :

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  • ▸ Où une espèce vivante est composée d’un grand nombre d’individus ;
  • ▸ Où un être vivant est l’association d’un grand nombre de cellules ;
  • ▸ Où une molécule d’ADN d’acide désoxyribonucléique est l’assemblage d’un grand nombre de gènes.

72Pour rester dans le même état d’esprit, le mathématicien Invar Ekelund écrivait : « Nous croyons que nous vivons dans un univers où les évènements de probabilité trop faible ne se produisent pas. Jusqu’à présent, l’expérience ne nous a pas démentis mais on ne saurait présager de l’avenir. »

Cosmologie

73Maintenant, si nous nous projetons dans l’infiniment grand, nous ne pourrons échapper à la conception de l’univers selon le physicien et mathématicien russe Alexander Friedmann. C’est en 1920 qu’il découvre avec un peu de retard du fait de l’isolement des scientifiques russes, la théorie de la relativité d’Einstein.

74Cette théorie mêlant gravitation, temps et espace lui permet l’étude de la structure de l’univers dans son ensemble. Il a le pressentiment de l’existence d’un univers non statique et par le calcul, il prouve qu’il est en expansion s’opposant ainsi à la vision einsteinienne d’un espace immobile. Depuis, le télescope Hubble est venu confirmer la thèse de Friedmann.

75Maintenant, raisonnons un peu. Si l’univers est en expansion, c’est qu’il n’est pas infini, les deux termes étant en effet contradictoires. Mais ce n’est pas parce qu’il est fini qu’il en a pour autant une limite car dépourvu d’extérieur, il ne peut pas avoir de forme. Il est donc sans bord.

76De plus, si les galaxies s’éloignent les unes des autres, elles ne le font pas à l’intérieur de l’univers puisqu’elles sont l’univers mais elles le font comme disposées le long « d’élastiques » qui se distendraient. Nous retrouvons l’image de nos cordes vibrantes ainsi que l’idée d’un microcosme et d’un macrocosme de même nature.

77Comme vous l’avez peut-être compris c’est la fin des certitudes qui doit diriger notre réflexion. Si nous devons toujours tendre vers la raison, il faut le faire dans la discussion, dans l’échange, dans l’intuition en vue de faire émerger un consensus.

78Dans ce petit aperçu de la recherche scientifique qui couvre plus d’un siècle, je n’ai pas oublié les esprits littéraires qui pourraient me le reprocher.

Littérature

79Parlons tout d’abord des travaux d’Edgar Morin, chercheur au CNRS et père de la pensée complexe. Pour lui, le fait de penser deux idées contraires représente un effort de complexité tout en sachant que cette complexité n’est ni la confusion ni la contradiction mais quelque chose que l’on ne pourrait ni décrire ni expliquer.

80La vérité se trouve en unissant des notions antagonistes mais complémentaires en ayant toujours à l’esprit que « la seule connaissance qui vaille est celle qui se nourrit d’incertitudes ».

81Un exemple choisi par Edgar Morin est celui de l’individu et de la société, notions incompatibles mais nécessaires. Lorsque le psychologue s’intéresse à l’individu, la société disparaît, elle n’est plus qu’une enveloppe. Lorsque le sociologue observe la société, l’individu n’est plus qu’un instrument. Pourtant, les individus produisent la société qui elle-même produit l’individu. Vouloir les dissocier afin de les étudier, c’est se priver d’une partie de la vérité. Edgar Morin à 98 ans avec Les Souvenirs venant à ma rencontre nous le confirme.

82De son côté, le scientifique de formation, l’académicien, le professeur d’histoire des sciences que fut Michel Serres, récemment disparu, essaya d’imposer sa vision d’une science poétique recherchant les jonctions possibles entre sciences exactes si dures et sciences sociales si douces. Sa quête fut celle d’une connaissance globale.

83Le siècle des lumières nous a donné l’idée qu’il n’y avait de raison que dans la science et de science que dans la raison. L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert essayait de sortir la raison scientifique de toute référence culturelle. Aujourd’hui, nous savons que la raison est porteuse d’une tache aveugle et que la science commettrait un abus de pouvoir en s’affirmant seule propriétaire de cette même raison.

84Christopher Langton, déjà évoqué, encourage les sciences à évoluer vers la non-linéarité à l’image de la poésie qui permet d’exprimer beaucoup plus de choses que si son langage était simplement linéaire. Une telle démarche permettrait peut-être de découvrir de nouveaux champs d’investigation. Toujours selon Christopher Langton, la culture a un avantage sur la biologie. Avec la biologie, si l’information meurt, l’organisme meurt. Avec la culture, si l’information meurt, l’organisme survit.

85Supposons que j’ai une idée et que celle-ci se révèle inadaptée au risque de mettre ma vie en danger. Il me suffit d’en adopter une autre pour de nouveau vivre mieux. L’ancien lignage d’idées peut donc s’éteindre.

86Les anciens dans une société se trouvent souvent décalés car incapables de s’adapter à de nouvelles idées. Ils sentent leur mort culturelle et entrent en résistance alors que s’ils acceptaient d’être aidés par cette même société, leur intégration en serait facilitée. Nous pensons être libres de nos actions mais en réalité nous sommes très dépendants des structures socio-culturelles.

Conclusion

87Pour terminer et me réconcilier avec Descartes dont je vous disais tout au début que nous subissions toujours l’hégémonie de son raisonnement, voici ce qu’il écrivait dans son Traité de l’Homme : « Toutes les sciences, toutes les formes de connaissances se rejoignent quelque part parce qu’il n’y a qu’un seul esprit connaissant ».

88Pour ma part, je dirais que l’intégrisme scientifique ne doit pas être. En effet, si l’homme cultivé ne doit écraser personne de sa culture, qu’il en soit de même pour le savant qui n’abusera jamais de son savoir.

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Bibliographie

  • Références

    • 1. La République-Livre7.Traduction nouvelle Robert Baccou. Paris. Librairie Garnier Frères. Edition électronique.
    • 2. Friedrich Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra. Traduction Maurice Betz. Edition Gallimard, 1996.
    • 3. Lewis Caroll. De l’autre côté du miroir. Argothème 2004. Edition électroniques.
    • 4. Ilya Prigogine. La fin des certitudes. Edition Odile Jacob, 1996.
    • 5. Réda Benkirane. La complexité, vertiges et promesses. Edition Le Pommier, 2002.
    • 6. Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Edition Flammarion, 2017
    • 7. Rémi Lestienne. Dialogues sur l’émergence. Edition Le Pommier, 2012.
    • 8. Etienne Klein. Il était 7 fois la révolution – Albert Einstein et les autres. Edition Flammarion, 2008.
    • 9. Roland Omnes. Philosophie de la science contemporaine. Edition Gallimard, 1994.
    • 10. John Barrow. La grande Théorie. Edition Flammarion, 1996.
    • 11. Edgar Morin. La complexité humaine. Edition Flammarion, 2005.
    • 12. Michel Serres. Le tiers instruit. Edition Françoise Bourin, 1991.
  • Vidéographie

    • 13. Alain Connes, Cédric Villani, Etienne Klein, Alain Aspect. Les nuits de l’incertitude. Le Grand Soir, 2012.
    • 14. Alain Connes. Temps et Aléa Quantique. Institut des Hautes Études Scientifiques, 2015.
    • 15. Alain Connes. Les Mathématiques et la Pensée en mouvement. Cycle Pluridisciplinaire d’Études Supérieures, 2015.
    • 16. Cédric Villani. Tout est mathématique. HEC Paris, 2015.
    • 17. Cédric Villani. Intelligence Artificielle – Perspectives Futures. Thinkerview, 2017.
    • 18. Etienne Klein. 9 cours introductifs à la Philosophie des Sciences. Centrale Supélec Paris, 2012.
    • 19. Etienne Klein. La structure Fondamentale de la matière – Le Boson de Higgs. Thinkerview, 2018.
    • 20. Alain Aspect. Le photon : Particule ou Onde ? Institut d’Astrophysique de Paris, 2018.
    • 21. Alain Aspect. La 2e révolution Quantique. École Polytechnique de Paris, 2018.

Mise en ligne 31/08/2020

https://doi.org/10.4267/2042/70806

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