Hegel 2020/2 N° 2

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Article de revue

2. Hegel dans la littérature

Pages 164 à 167

JORGE SEMPRUN… L’écriture ou la vie

1Jorge Semprun, né à Madrid en décembre 1923, fut un espagnol presque français. Mort à Paris en 2011, il restera éternellement un français presque espagnol. Fils d’un diplomate de la République espagnole, sa famille s’exila en France en 1939, à la fin de la guerre civile qui sévit dans son pays. Il poursuivit ses études à Paris au Lycée Henri-IV puis à la Sorbonne en philosophie. Engagé très tôt dans la Résistance, il n’avait que 19 ans lors de son arrestation par la Gestapo, puis déporté à Buchenwald en janvier 1944. Il lui fallut presque ‘un demi-siècle pour pouvoir enfin l’écrire et publier L’écriture ou la vie… [1]

2Et puis il y eut son arrivée au camp dans les hurlements des SS, les aboiements des chiens en contrepoint, la haine dans les regards, les voix, les coups de crosse puis la succession d’humiliations purificatrices. La langue allemande de Goethe venait de perdre cette capacité de « nous aider à résister contre la séduction frivole de la régression et la mort » évoquée par Thomas Mann. Cette langue devenue un idiome ne ressemblait plus à la voix humaine mais à un aboiement dans l’oreille des victimes. Il fallut, pour Paul Celan, abandonner cette langue « des aboyeurs et des assassins et c’est le dégoût et la nausée qui ont fait la différence en disant ce qu’on peut ou ne peut pas redire ».

3Et puis vint l’enregistrement de son identité. Profession ? Philosophie Student, Étudiant en philosophie. Das ist doch kein Beruf ! Non, ce n’est pas une profession. Et en bon germaniste, Semprun enchaîna avec un Kein Beruf aber eine Berufung ! Un sourire presque imperceptible éclaira le visage de son interlocuteur à qui il venait de dire « qu’étudier la philosophie n’était pas une profession mais une vocation ». Mais le sourire s’effaça. « Ici les études de philosophie ne sont pas une profession convenable ! Ici il vaut mieux être électricien, ajusteur, maçon… Ouvrier spécialisé, en somme. Facharbeiter », répéta-t-il plusieurs fois.

4Puis en le regardant dans les yeux, il lui rappela en martelant ses mots, « qu’ici pour survivre, il faut mieux avoir une profession de cette sorte ». Jorge Semprun avait vingt ans, il était étudiant en philosophie et il n’avait aucune des compétences suggérées par ce fonctionnaire au regard bleu qui appela le suivant. Il était désormais le déporté 44904.

5La fumée des crématoires avait chassé les oiseaux de la forêt de la colline d’Ettersberg, à quelques kilomètres de la maison de Goethe. Il y avait aussi cette « étrange odeur » dont parla Léon Blum à son retour de deux années de captivité à Buchenwald, à l’extérieur du camp dont il voyait toute la journée les palissades barbelées « comme les ombres impassibles et muettes » de ses cinquante mille détenus. Cette étrange et obsédante odeur de vase d’estuaire de mort, soudain portée par le vent, devenait douceâtre, insinuante, avec des relents âcres, proprement écœurants. Cette odeur insolite, qui s’avérait être était celle de la chair brûlée dans le four crématoire qui avait fait fuir tous les oiseaux. Le four avec sa « fumée toujours présente, en volutes, sur la cheminée trapue du crématoire de Buchenwald ». Le four avec sa « fumée parfois dense, d’un noir de suie dans le ciel, ou bien légère et grise, presque vaporeuse, voguant au gré des vents sur les vivants rassemblés comme un au revoir » de ceux partis en fumée comme le répétaient avec humour les survivants.

6Le four avec ses flammes rougeoyantes dans la nuit qui attiraient les escadrilles alliées et leurs bombardements nocturnes et avec les hurlements nocturnes à travers les hauts parleurs du camp : Kremautorium, ausmachen. Eteignez les crématoires, cauchemar qui peuplera les nuits de Jorge Semprun pendant de longs mois.

7Et il y avait le Revier ou infirmerie du camp avec son Lazaret pour les malades contagieux, que les SS fuyaient « comme la peste » tous obnubilés par l’hygiène des corps sains et vigoureux de leur race supérieure. Ce Revier est ainsi devenu le lieu de réunion « pratiquement invulnérable » des détenus avec ses discussions dominicales avec le philosophe Maurice Hallwacks et le sinologue Henri Maspero. Celles, politiques avec Jürgen Kaminski, un ancien des Brigades Internationales en Espagne, qui invita, dans ce cagibi pestilentiel du lazaret, un juif polonais survivant d’Auschwitz ayant travaillé dans le Sonderkommando chargé d’évacuer les cadavres des chambres à gaz vers les fours crématoires et ensuite de nettoyer lesdits fours en vue du service suivant. Avant d’être abattu, après plusieurs semaines puis remplacé par un nouveau Sonderkommando. Tous les massacres les plus sauvages, les plus meurtriers de l’histoire de l’humanité ont eu des survivants. Mais il n’y eut aucun survivant des chambres à gaz et des fours crématoires. Ce juif en était un. Jorge Semprun, à son retour de Buchenwald, assistant dans un cinéma à la projection des actualités, reparla de ce malaise insoutenable engendré par le « savoir certain de ce qui est représenté à l’écran et une reconnaissance incertaine de ce qui est vu sur l’écran, entre l’incertitude d’avoir vu et la certitude d’avoir vécu, entre le fait d’être habité par ces images sans en être aliéné et le fait d’être distancié d’elles sans en être détaché ». Ont aussi survécu quelques Images malgré tout du camp d’Auschwitz publiées en 2003 par Didi-Huberman. Enfin, soixante ans plus tard ce fut Le fils de Saul, film de Lazlo Nemes. Mais ce soir-là, Kaminski prit une dernière fois la parole : « L’Allemagne ! C’est mon pays qui est coupable, ne l’oublions pas ».

8Mais Buchenwald dans l’univers SS fut aussi un « camp de rééducation » : Umschulungslager avec sa bibliothèque. Son bibliothécaire allemand fit remarquer un jour à Semprun, parlant l’allemand couramment, « qu’il empruntait de curieux livres ». La Logique d’Hegel, dans sa version courte, celle de l’Encyclopédie des sciences. Pensait-t-il que l’on aurait besoin de ces livres d’Hegel pour rééduquer les anciens nazis ? Et puis ces livres de Schelling et de Nietzsche, rien que des philosophes idéalistes ! Semprun pense que ces auteurs lui ont beaucoup appris. Ce à quoi, le bibliothécaire lui fait comprendre qu’il ne laissera pas dans son catalogue, La volonté de puissance de Nietzsche car sa lecture ne lui semble pas indispensable. Et lui « il va rester là car toute sa famille est morte pour le Führer ! Les uns volontaires, les autres malgré eux… Morts quand même… C’est ainsi qu’il sera le plus utile à une Allemagne nouvelle ». Et de remettre ces livres bien en place et surtout bien enfouis dans sa bibliothèque. Semprun se demanda si Hegel, Nietzche et Schelling y ont bien leur place. Surtout cet essai sur la liberté dans lequel Schelling explore le fondement obscur et problématique de l’humain car « sans cette obscurité préalable, la créature n’aurait aucune réalité : les ténèbres lui reviennent nécessairement en partage. Les ténèbres du mystère de l’humanité de l’homme, vouée à la liberté du Bien comme à celle du Mal : pétrie de cette liberté ». Semprun regarde s’éloigner le bibliothécaire en se demandant si cette pensée de Schelling « serait de quelque utilité pour rééduquer les anciens nazis du futur camp de Buchenwald » !

9Le 11 avril 1945, Buchenwald fut libéré par la IIIe armée américaine du Général Patton. Le lendemain, des autocars réquisitionnés par l’armée et conduits par des GI noirs convoyèrent vers le camp et la cour du crématoire tous les habitants de Weimar qui n’étaient pas militaires et encore en guerre. Un jeune officier américain leur expliqua, d’une voix neutre et dans un allemand parfait, le fonctionnement du four crématoire et leur donna les chiffres de la mortalité à Buchenwald. Il leur rappela sur un ton implacable que « leur jolie ville, si propre, si pimpante, si pleine de souvenirs culturels au cœur de l’Allemagne classique et éclairée et qu’eux- mêmes avaient vécu, indifférents ou complices pendant sept ans, sous les fumées du crématoire nazi » avant de les emmener pour une visite exhaustive du camp de deux heures. Les réactions des visiteurs furent diverses et variées : pleurs, implorations théâtrales d’un pardon, malaises, adolescents murés dans un silence désespéré, vieillards regardant ailleurs en ne voulant rien entendre. Et dans un coin de cette cour, un très jeune soldat américain, « l’œil dilaté d’horreur » fixé sur l’amoncellement « de corps décharnés, jaunis, tordus, d’os pointus sous la peau rêche et tendue, d’yeux exorbités » qui s’entassaient à l’entrée du crématoire éteint.

10Et le lendemain, revint le nouvel enregistrement d’identité avec ce jeune officier américain. « Vous êtes étudiant, je suppose ? » « Oui, en philosophie ». « Ça vous fait sourire, la philosophie ? lui demanda en allemand son interlocuteur. Le déporté 44904 redevint Jorge Semprun lui rapportant en allemand, devenu leur langue d’échange, son premier enregistrement d’identité en « allemand nazi ». « Voilà pourquoi j’ai souri ». « C’est un bon début » murmura le Lieutenant Walter Rosenfeld. Juif allemand, né à Berlin et cinq ans plus âgé que Semprun ; sa famille avait fui l’Allemagne en 1933 pour les Etats-Unis et il était devenu citoyen américain. « Début de quoi ? lui répondit Semprun… Il faudrait commencer par l’essentiel de cette expérience ? L’essentiel, c’est l’expérience du Mal. Ici ce fut l’expérience du Mal radical. Le Das radikal Böse de Kant fit sursauter son interlocuteur. « Et puis de cette expérience du Mal, l’essentiel est qu’elle aura été vécue comme expérience de la mort… Je dis bien « expérience » car la mort, nous l’avons vécue… Nous ne sommes pas des rescapés mais des revenants. Nous avons vécu cette expérience collectivement en fondant notre être-ensemble… comme un Mit-Sein-zum-Tode… » Vous avez lu Heidegger ? « Oui le Sein und Zeit pendant l’hiver 1940-41 ». Rosenfeld fut à ce moment-là le premier à lui faire part des liens du philosophe avec le nazisme, soixante-dix ans avant l’accablante publication des Cahiers Noirs et lui évoquer le destin de nombreux juifs allemands qui avaient fui aux Etats-Unis : Adorno, Horkheimer, Marcuse, Hannah Arendt, Brecht…

11Quelques jours plus tard, il y eut cette promenade sur les bords de l’Ilm, aux portes de Weimar, jusqu’à la petite maison où Goethe se retirait, à la belle saison, pour y goûter les charmes de la fraîcheur et de la solitude et du chant des oiseaux. Après l’arrêt du four, ils étaient revenus et leur chant était « comme un dégel soudain », comme une joie trop forte pour Semprun qui en fut tout étourdi pour se reprendre. Assis dans l’herbe de la prairie descendant vers l’Ilm et la maison de Goethe, « immobiles, pétrifiés, à la frontière de la puanteur de l’intérieur et du soleil d’avril, dehors un ciel bleu, à peine pommelé, face à nous la masse à prédominance verte de la forêt, alentour, les monts de Thuringe, au loin, le paysage, en somme éternel, qu’avaient dû contempler Goethe et Eckermann lors de leurs promenades dans l’Ettesberg ». Ils évoquèrent leurs conversations, à l’endroit même où le camp avait été construit. Léon Blum incarcéré ici avait même écrit Les Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann.

12Puis arriva le 23 avril, jour de la Saint Georges et de la surprise réservée par Rosenberg à Jorge Semprun, la visite en jeep de Weimar qui n’était qu’à quelques kilomètres de Buchenwald construit sur l’autre versant de l’Ettersberg et invisible pour ceux qui ne voulaient pas voir. La ville déserte avait souffert des bombardements alliés. Ils se garèrent sur le Frauenplan face à la maison-musée de Goethe construite en 1709 pour la gloire de Dieu et l’Ornement de la ville, telle l’annonçait l’inscription latine au-dessus de la porte d’entrée. Le vieux gardien ne voulait pas ouvrir jusqu’à ce qu’il comprenne que le Lieutenant Rosenfeld représentait l’autorité, avec son fusil-mitrailleur en bandoulière ! Comment dans cette maison ne pas se remémorer cette lettre de Hegel à son épouse en octobre 1827. « Le soir, au coucher du soleil, je suis arrivé… [chez] le vieil ami vénéré. La maison était illuminée, Goethe m’accueillit de la façon la plus amicale et la plus cordiale. Il me demanda des nouvelles de Paris et « des opinions et des sujets d’intérêt politiques et littéraires en France » car « tout cela l’intéressait beaucoup. » […] Puis ce fut la promenade dans « les vieux chemins bien connus du beau parc de Goethe » [et un] « salut aux rives de l’Ilm et à ses flots agités, qui ont entendu plus d’un chant immortel ». Le dîner chez Goethe fut excellent… Madame Goethe, attendant l’heure d’accoucher, n’était pas à table. [Quant à] Goethe, il est robuste, en pleine santé, c’est toujours encore un vieil homme, [c’est-à-dire un] homme toujours jeune, un visage si plein de dignité, de bonté, de gaité, qu’en le voyant on oublie le grand homme génial au talent inépuisable. En notre qualité de vieux et fidèles amis, nous ne sommes d’ailleurs pas préoccupés de nous observer mutuellement [comment se montre-t-il, qu’a-t-il dit ?] mais pleinement d’accord ensemble, et cela non pas à cause de l’honneur et la gloire d’avoir vu et entendu telle ou telle chose de lui [2].

13Pendant ces explications données par Rosenfeld, le vieux gardien « marmonnait ses insultes à ces intrus, indignes de profaner un tel lieu ». Vexé de n’être pas entendu, le vieux gardien a « monté le ton en leur racontant la dernière visite d’Hitler et sa voix s’enflait dans l’éloge de cet être admirable qu’était le Führer ». Soudain, Rosenfeld n’y tenant plus, s’est retourné, a saisi le vieux nazi au collet et l’a traîné jusqu’à un placard et l’a enfermé à double tour. Ils purent terminer calmement leur visite « hors de portée de cette voix haineuse et désespérée ».

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Ceija Stojka. Libération du camp. Acrylique (détail) Exposition Maison Rouge Paris, 2018 ©jeanmarieandre.com

14« Il est l’heure de rentrer », ajouta le lieutenant en regardant sa montre. Semprun regarde une dernière fois la maison, la rivière, entend le chant des oiseaux. Lui aussi, a envie de rentrer à Buchenwald, parmi les revenants de cette longue absence mortelle. Puis ce fut le retour vers la France. Il ne revit jamais le lieutenant Rosenfeld. Ils n’eurent jamais plus de contact ni d’échanges philosophiques. Quant au Jorge Semprun qui avait un avenir, il fit place au Jorge Semprun qui avait un destin. Pour ces deux Jorge Semprun, il y avait une phrase de Scott Fitzgerald dans la Fêlure qu’ils jugeaient « fondamentale », mais dans leur inconscient veillait Hegel ! « Le propre d’une véritable intelligence, c’est d’être capable de fonctionner sur deux contradictions. Ainsi, faudrait-il savoir que les choses sans espoir sont et que pourtant il faut être décidé à les changer » [2].

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Ceija Stojka. Libération du camp. Acrylique (détail) Exposition Maison Rouge Paris, 2018 ©jeanmarieandre.com

Bibliographie

  • Quelques références…

    • 1. Semprun J. L’écriture ou la vie. 1994. Folio. N°2870
    • 2. Appréderis F. Empreintes. Jorge Semprun. L’écriture ou la vie. Arnaud Ngatcha. Flach Film Production.

Mise en ligne 31/08/2020

https://doi.org/10.4267/2042/70804

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