Notes
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Ces vers de Schiller, cités par Freud à la fin de « Malaise dans la civilisation » 1929, sont extraits d’une ballade de 1797, Le Plongeur
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme… Rabelais Connecte-toi toi-même version Socrate 3.0
1Une interrogation demeure désormais : Science et Technique, qu’allez-vous donc faire de nous au motif de nous donner de plus grandes capacités physiques et intellectuelles, de nous épargner la souffrance, de réguler nos émotions, de nous éloigner du vieillissement sinon de le supprimer ? Serons-nous demain des hommes parfaits devenus ou plutôt hommes-machines, monstres devenus ? Le constat d’une réalité s’impose déjà : sans nous en rendre compte, nous sommes entrés dans un monde où le corps va être réinventé, le vôtre par morceaux s’il le faut, et d’autres corps créés comme on construit un moteur d’automobile. Idéologie, utopie, rêve ou imaginaire ? Demain, en sortant de chez nous, nous pourrons croiser des robots qui auront le statut de personnes électroniques. Et certains l’ont peut-être lu, l’Europe aurait à l’étude la question de leur affiliation obligatoire à la sécurité sociale, entre autres.
2Plus fort, plus rapide, plus intelligent ? Demandez et vous serez satisfait ! Grâce aux dernières nanotechnologies et aux avancées impressionnantes de la robotique, grâce aux stimulateurs cérébraux, aux implants neuronaux, puces électroniques et autres prothèses bioniques directement implantées dans le squelette, nous voilà sortant de l’ère de l’Homo Sapiens et propulsés dans l’ère de l’humain réparé, de l’humain augmenté. Plus encore, puisque vos gênes ont été mis en réserve dans des tubes à essai, vous pourrez par exemple choisir pour votre progéniture si vos enfants seront fille ou garçon, grand ou plutôt moyen, brun ou blonde aux yeux clairs, doué(e) pour les sports ou les mathématiques, voire les deux à la fois. Ainsi, vous exercerez semble-t-il un réel pouvoir sur leur devenir ou leur avenir. Toujours plus, vous pourrez faire la chasse à vos mauvaises émotions en ne conservant que les bonnes et même, à plus long terme, abandonner en tant que de besoin ce corps transformé version 1.0 en téléchargeant votre esprit sur un disque dur.
3La maxime inscrite sur le fronton du temple de Delphes, « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux », invitation à la connaissance de soi mais aussi à celle de nos propres limites, pourrait être appréhendée sous un angle nouveau, « Connecte-toi toi-même version Socrate 3.0 » devenant le point de ralliement de cette société de robots où règne la dictature du numérique. Combien parmi nous ne sont-ils pas déjà atteints de « nomophobie », cette peur panique de se retrouver sans téléphone portable ? C’est bien une réalité et il ne s’agit plus à présent de s’en tenir simplement à penser vrai ou faux mais également bon et moins bon, et à réfléchir au-delà des mots.
4L’homme sans limites dans ses actes et en son devenir ? Doit-on croire à cette immortalité espérée et annoncée par certains ? Miguel Benasayag [1] nous rappelle que l’humanité a connu trois grands bouleversements : l’acquisition du langage, l’écriture, la révolution digitale. A ces trois reprises, l’homme a eu les mêmes attentes. Ainsi, lorsque le langage apparaît, l’humanité imagine qu’elle va abandonner le « corps corruptible, le tombeau » comme écrivait Platon, pour passer au « vrai » monde, celui des nombres, des idées… Avec l’écriture naît le même espoir et les humains se disent qu’ils vont finalement pouvoir s’affranchir des limites de leur corps et s’abandonner à la « vraie » vie, l’écrit, une mémoire qui ne s’efface pas avec la personne mais la rend en quelque sorte éternelle. Ne dit-on pas déjà couramment des grands hommes qui ont marqué notre histoire, celle de la politique ou des arts qu’ils sont toujours vivants ?
5Le troisième bouleversement, lui, amène le basculement du mythe de l’immortalité vers un concept plus ou moins réaliste, qui se dit à présent de manière plus transparente, celui de l’immortel scientifique possible. Ce rêve transhumain de développer nos capacités et nos performances pour ressembler plus aux machines dans une espérance d’immortalité ne date pas des ouvrages de science-fiction. Le premier texte absolu de la civilisation que nous connaissons est l’Epopée de Gilgamesh dans laquelle est racontée l’histoire de ce héros sumite parti parcourir le monde à la recherche de l’immortalité.
6Dans la mythologie grecque apparaît déjà le mythe de Pygmalion, sculpteur de Chypre qui après s’être voué au célibat devient amoureux de Galatée, la statue d’ivoire qu’il avait forgée et qui, grâce à la déesse Vénus, s’anime et devient vivante comme il lui en avait exprimé le désir. Du XVIe siècle, on connaît aussi cette légende qui attribue au Maharal de Prague, l’un des plus grands rabbins des temps modernes, la création du Golem, une créature d’argile humanoïde à qui le Maharal aurait donné vie en glissant dans sa bouche un parchemin sur lequel était inscrit le mot Vérité. Ce Golem, créature pensante mais non parlante, travaillait pour son créateur mais pouvait tout autant avoir des comportements néfastes en saccageant son environnement par exemple, si elle restait sans contrôle.
7Plus tard, cette histoire s’est popularisée et l’on retrouve ce même phénomène de retournement destructeur contre son créateur dans le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne de la romancière britannique Mary Shelley (1818). Alors que l’Italie est en pleine période de la Renaissance et qu’elle découvre l’humanisme, le Pic de la Mirandole invite de nombreux érudits à débattre de ces questions notamment dans son Discours sur la dignité humaine (1486-1487). Il s’attache à y démontrer que l’homme ne peut être enfermé dans sa nature, qu’il a la capacité de se métamorphoser, de se sculpter dans une infinité de possibles. De La petite sirène d’Andersen au récit de la Tour de Babel, du Faust de Goethe au mythe d’Icare, on voit également abonder les exemples de paradoxe de l’omnipotence et cette question d’une toute-puissance de l’homme qui réduirait sa propre puissance. Le mythe du cyborg y est toujours présent, espoir d’un avenir meilleur pour l’humanité chez les uns, menace de destruction du vivant chez les autres.
D’où vient cette idée de l’augmentation du corps humain ?
8Tentons à présent d’explorer ce qui pour bon nombre de personnes ne représente encore ou ne représentera jamais que de simples mots – tous deux composés du terme prévalent, voire rassurant, d’humanisme – alors que ce sont des mots en plein dynamisme portant sur des essentiels qui concernent non seulement chaque homme en particulier mais aussi l’avenir de l’humanité toute entière. Si pour l’heure, nous pouvons admettre l’option de retenir notre jugement et ne pas prendre parti, nous avons le devoir absolu de nous garder de l’indifférence et de réfléchir afin de rester vigilants. Comme nous l’avons souligné, le progrès technique impressionne tant par sa rapidité que son efficacité et il y a dans le monde des décideurs et des financiers particulièrement attentifs à l’occasion qui s’offre à eux de développer à divers titres leurs intérêts.
9Au cours de cette recherche incessante de progrès menée par l’homme, de nombreux concepts se sont développés pour identifier cette représentation de notre corps en relation avec le monde sous les intitulés de Nature, Culture, Contre-Culture, Humanisme, Contre-humanisme, Transhumanisme, Posthumanisme et sans vouloir être exhaustif, Hyperhumanisme.
10Le terme même de transhumanisme à la fois simple et hermétique nous incite à retourner un instant à nos classiques. Le mot latin « trans » signifie « de l’autre côté » et il est l’antonyme de « cis » qui signifie « du même côté ». S’agissant du terme d’humanisme, on peut s’accorder à dire qu’il vient du mot latin « humanista » qui s’occupe d’humanités, avec un sens élargi plus tard, représentant la prévalence donnée à l’homme et aux valeurs humaines qui doivent être placés au-dessus de toutes les autres valeurs. Le transhumanisme se situe donc de l’autre côté et non pas du même côté que l’humanisme. Le mot transhumanisme apparaît lui en 1957 sous la plume du généticien britannique Julian Huxley, frère d’Aldous, auteur du Meilleur des mondes – l’un aurait-il inspiré l’autre? – qui définit alors le transhumain comme l’homme qui se transcende, donnant lieu à une nouvelle espèce humaine plus apte à accomplir sa destinée. Vers la fin des années 1980, cette notion devient plus précise et s’entend dans son acception actuelle la plus répandue à travers un mouvement ayant pour objectif d’améliorer l’Homme grâce aux progrès techniques et scientifiques. Par la suite, c’est avec l’essor du Web et l’explosion des NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives – que se développent des organisations transhumanistes majoritairement américaines ainsi que dans plusieurs pays dont la France, la plupart d’entre elles étant rattachées à l’association transhumaniste mondiale Humanity +. Aujourd’hui, le leitmotiv affiché du transhumanisme, c’est beaucoup plus l’homme augmenté que l’homme amélioré. H+ est son glyphe de reconnaissance.
11Dès les années 40-50, le savant américain John Von Neumann, spécialiste notamment d’informatique, avait formulé l’idée de cet essor extraordinaire qui allait être enregistré dans les sciences et techniques. Pour en concrétiser le phénomène, il avait créé ce concept dit de la singularité laquelle étant, dans le développement prodigieux des progrès portés par un flux « d’accélération accélérée », le point au-delà duquel on assisterait à des progrès technologiques si importants qu’on aboutirait à une explosion de l’intelligence avec des conséquences imprévisibles. Sept décennies après, le Dr Laurent Alexandre semble le rejoindre et nous interpellait déjà en 2016, parlant de véritable tsunami technologique. Explosion, tsunami, deux mots très proches, si proches d’ailleurs que nous savons qu’une bombe et son explosion peuvent causer des tsunamis.
12Il est important de souligner cependant que l’intervention de l’homme sur sa propre évolution a toujours existé. On peut dire qu’à partir du moment où l’être humain est apparu, un nouvel acteur de sélection était né, comme irrésistiblement attiré par un désir de comprendre, d’adapter, de dépasser l’existant, de le faire évoluer, comme si à travers ces actes de création répétés, l’homme allait découvrir chaque jour un peu plus le chemin encore secret de sa propre immortalité.
Transhumanisme, posthumanisme, quelle(s) définition(s) ?
13Tout d’abord Edouard Kleinpeter [2] parle d’humain augmenté et non de l’homme augmenté. Notamment parce que l’humain augmenté c’est aussi la femme et puis parce que l’augmentation de l’homme renvoie à l’augmentation de son physique, de son corps et c’est ce à quoi nous nous intéressons aujourd’hui. A cette traduction consacrée par l’usage de l’anglais human enhancement, on aurait pu parler d’humain amélioré, qui renvoie à une conception un peu amélioriste issue des lumières, aspect un peu axiologique trop concerné par ce qui est mieux, du côté des valeurs, de la morale. On a décidé de garder le terme « d’humain augmenté » qui renvoie plus à une version quantitative de ce concept : on peut être plus ou moins augmenté. La sociologue Simone Bateman avait proposé la traduction de « rehaussement », plus juste selon elle, mais hélas moins populaire dans les médias. Quand on parle d’augmentation ou de rehaussement, on parle d’une base, on parle d’un point de départ ; cela veut dire que l’on considère notre connaissance sur le corps humain et une possibilité de l’appréhender acquise. Le transhumanisme est un mouvement philosophique et culturel soucieux de promouvoir des modalités responsables de l’utilisation des technologies en vue d’améliorer les capacités humaines et d’accroître l’étendue de l’épanouissement humain. Alors que le transhumanisme, focalisé sur l’amélioration technoscientifique des capacités humaines, privilégie les sciences et les techniques biomédicales, l’idée du posthumain s’est développée dans le sillage de la cybernétique de l’informatique de l’intelligence artificielle et la robotique. Selon Raymond Kurzweil, fondateur de la Singularity University et directeur de l’ingénierie de Google, ce posthumanisme techno scientifique prophétise l’avènement délibéré ou accidentel d’entités artificielles, surhumaines et non humaines, susceptibles de succéder à l’espèce homo et de poursuivre de façon autonome leur propre évolution. L’usage de posthumain comme quasi synonyme de transhumain accentue l’éventualité que l’amélioration continue de l’homme finisse par transformer celui-ci à un tel point qu’il ne serait plus du tout identifiable comme humain. Le transhumain serait ainsi en transition vers le posthumain.
14La médecine est chargée de venir en aide aux malades, en principe au cas par cas. Pourtant, elle agit aussi au niveau d’une population entière, comme dans le cas d’une vaccination visant à augmenter la défense immunitaire pour résister à une maladie infectieuse. Mais qu’en sera-t-il si l’on décidait un jour de diminuer la durée de sommeil d’une population au motif qu’on passe le tiers de son temps à dormir, ou d’augmenter la mémoire ? Il n’y a pas de réponse à ce jour en raison de la difficulté de définir ce qui est naturel par rapport à ce qui est artificiel. Par exemple, la taille de la population occidentale a crû en un siècle de plusieurs dizaines de centimètres sous l’effet d’une meilleure hygiène et alimentation. Rien d’artificiel à cela.
15La Defense Advanced Research Projects Agency, ou DARPA, a décerné deux importants contrats au Massachusetts General Hospital et à l’Université de Californie, San Francisco, pour créer des implants cérébraux électriques capables de traiter des maladies psychiatriques, y compris la toxicomanie, la dépression et le trouble de la personnalité borderline. Le projet s’appuie sur l’expansion des connaissances sur la façon dont fonctionne le cerveau, le développement de systèmes microélectroniques qui peuvent s’insérer dans le corps, et des preuves substantielles que les pensées et les actions peuvent être modifiées avec des impulsions électriques bien placées dans le cerveau. « Imaginez que j’ai une dépendance à l’alcool et que j’ai une envie, » dit Carmena, professeur à l’Université de Californie, Berkeley et impliqué dans le projet dirigé par l’UCSF. « Nous pourrions détecter ce sentiment puis stimuler l’intérieur du cerveau pour l’empêcher de se produire. »
Allons-nous vers une robotisation de l’homme ? Un corps à corps avec la Technique !
16Ainsi, Michel Serres revient inlassablement dans ses travaux sur la formule de Montaigne : « plustost la teste bien faite, que bien pleine ». Il souligne que le développement de l’imprimerie a eu pour conséquence essentielle et positive de libérer les esprits du fardeau de la mémorisation (la tête « bien pleine ») au profit du développement de l’intelligence (la tête « bien faite »). Avec les nouvelles technologies, la mutation contemporaine achèverait l’externalisation de l’ensemble des facultés cognitives – de la mémoire, de l’imagination, et de la raison elle-même – désormais assurées et démultipliées par cette « boîte cognitive objectivée » qu’est l’ordinateur.
L’homme augmenté c’est déjà fait !
17Il est très clair que la médecine ne freinera pas les efforts qu’elle déploie, à travers la mise au point de prothèses, pour faire marcher un paralytique, remplacer un cœur ou des reins défaillants, faire voir des aveugles ou entendre des sourds et ceux qui n’ont pas de jambes pour marcher et sentir le sable sous leurs pieds artificiels. Avec les exosquelettes : lève-toi et (re)marche ! Il est prédit que l’espérance de vie va doubler alors qu’elle a déjà plus que triplé passant en France de 25 ans en 1750 à plus de 80 ans aujourd’hui. Bien que certaines souris transgéniques vivent 30 % de plus en bonne santé sans cancer ni problèmes cardiaques, chez l’homme, après l’âge de 90 ans, c’est une défaillance d’organe qui entraîne le décès. Si l’on en remplace un, inéluctablement, un autre faiblira et entraînera la mort. Les progrès de la médecine sont hautement souhaitables, tant qu’ils contribuent à réparer l’homme, à remédier à des dysfonctionnements. L’objectif est alors de retrouver un état antérieur ou une « normalité », de permettre à des personnes handicapées de recouvrer une vie personnelle et sociale. L’objectif premier de la médecine, depuis Hippocrate a toujours été de guérir, et si l’on ne peut pas guérir les patients, atténuer leurs souffrances ou diminuer les symptômes était l’objectif premier des médecins. Et, donc, lorsqu’on parle d’amélioration, d’augmentation, de transformation, une réaction première est de dire : ça, ce n’est pas de la médecine. Mais que ce soit de la médecine ou pas, c’est quelque chose qui est en train d’advenir. Je pense donc qu’il est important de s’interroger sur ce nouveau paradigme en biomédecine. Que ce soit de la médecine ou non n’a pas beaucoup d’importance.
L’homme augmenté, c’est faux ! Plus ne veut pas dire mieux ! C’est risible ! Comme le suggère Michel Serres…
18Plus le réservoir de pensée est volumineux, plus on ira loin ; mais ça ne marche pas du tout pour la pensée. Si un gendarme à pied fait 4 km à l’heure, 400 gendarmes pied ne feront pas 1600 km à l’heure. Plus une entreprise est importante, moins elle innove. C’est pour cela que les grandes entreprises achètent des start-ups, qui elles, sont innovantes.
19Dans Le gaucher boiteux de Michel Serres [3], on y découvre une réalité située exactement à l’inverse du transhumanisme. Ainsi, au cours des temps passés, les auteurs de créations d’œuvres dans divers domaines furent souvent des gens diminués : surdité chez Beethoven, dyslexie pour Albert Einstein, enfant qui se tenait toujours plutôt à l’écart pendant ses études. Don et talent ne se mesurent donc pas en termes de quantité. Ce n’est pas en augmentant la quantité de neurones ou de muscles de l’homme que ses actions en deviendront meilleures. Évariste Galois, mathématicien de génie mort à l’âge de 21 ans n’était pas un homme augmenté !
20Comme le propose très justement le philosophe Jean-Michel Besnier : l’homme augmenté est un homme simplifié. Par simplifié, il faut entendre ici « qui a perdu des dimensions de la profondeur ». [4] En effet, si l’homme est quantitativement augmenté, il n’est pas qualitativement amélioré. Ainsi, aux États-Unis, le Modafinil (traitant les troubles du sommeil) et la Ritaline (contre les troubles de l’attention) prescrits par les médecins exercent un effet bénéfique sur les personnes atteintes d’Alzheimer. En revanche, administrés à des personnes saines, ces médicaments augmentent les performances de la mémoire, mais uniquement dans un domaine restreint, à l’image d’une machine automatique programmée pour exercer une seule et même fonction. En ce sens, s’il est en apparence augmenté, l’homme est en fait simplifié. On l’ « élémentarise », puis on le raboute, mais finalement, il reste élémentarisé. Cette pratique est préoccupante car elle crée une illusion d’amélioration, alors qu’elle ne sert qu’une activité professionnelle quasi automatique constituant une forme d’aliénation.
Le transhumanisme modifie notre rapport à la vie et à la mort et pose la question d’une nouvelle civilisation
21Si nous voulons pouvoir parler de cerveau augmenté et d’hybridation de toutes sortes, nous avons le devoir de réfléchir à cette augmentation. On aurait tort d’imaginer le mouvement transhumaniste comme une école de pensée unifiée dont tous les membres seraient étroitement soudés. Il vaut mieux parler d’une nébuleuse où s’entrecroisent attitudes et attentes multiples sans unité rigide. Le transhumanisme se présente tel Janus avec un visage attirant d’une part : faire progresser résolument les mutations. Sur une face le mouvement promeut la possibilité et la désirabilité d’une amélioration fondamentale de la condition humaine par l’usage de la raison, but poursuivi depuis toujours par la philosophie. Mais sur la face active, il s’agit bien de poursuivre l’étude des répercussions, promesses et dangers potentiels de techniques qui nous permettront de surpasser des contraintes inhérentes à la nature humaine. On a vécu jusqu’ici avec l’idée que la médecine servait à réparer les organes. C’est fini, on veut augmenter l’homme comme on parle de réalité augmentée. Grâce à la chirurgie esthétique, la laideur n’est pas une maladie et la vieillesse non plus ; et l’impuissance grâce au Viagra ou le dopage chez le sportif sont bien là pour augmenter l’homme. On va augmenter les capacités physiques psychiques émotionnelles et spirituelles. Ce sera une ère post humaine. La nature n’a aucune valeur morale pour les transhumanistes.
Les transhumanistes voudraient-ils se débarrasser du corps ?
22Par essence le transhumanisme déteste le corps humain, mortel, subissant sa propre biologie. Améliorer son corps grâce aux technologies, voire s’en affranchir, fait partie des espérances revendiquées. Dans une récente intervention, Matthieu Villemot, professeur de philosophie à la Faculté Notre-Dame du Collège des Bernardins, s’interroge ainsi sur le statut de la chair dans la pensée transhumaniste. La dimension du corps est nommée « chair » par la phénoménologie, elle fait partie de l’humanité de l’homme et du sel de la vie. Or, elle est remise en question à sa racine par les transhumanistes qui souhaitent donner à l’individu un contrôle extrême sur sa chair, promettant disparition de la souffrance, démultiplication de la concentration et de la mémoire. Sur le web, pléthore de sites et réseaux sociaux accordent grand cas à des techniques pharmacologiques ou neurologiques permettant de réguler le désir à la commande. L’individu qui veut être parfaitement fidèle à son épouse pourra le lui garantir par un réglage de sa libido, pendant que Dom Juan, lui, sera sûr de ne jamais atteindre la satiété. Et, il en vient à conclure que les promesses formulées ne correspondraient pas, en tout état de cause, à « augmenter » la chair mais à la supprimer, tant en effet, nos émotions nous obéissent mal.
23L’approche psychanalytique des maladies auto-immunes est intéressante pour établir un parallèle entre l’auto-destructivité qui peut s’exprimer dans le psychisme et l’apoptose. L’auto-immunité est physiologique et peut devenir pathologique. En effet, le système de régulation de cette auto-immunité peut être défaillant. Apparaît alors une auto-immunité pathologique auto-agressive qui va aboutir au déclenchement d’une maladie auto-immune, soit par la prolifération de lymphocytes B auto-agressifs, soit par celle de lymphocytes T auto-agressifs de forte affinité. Les maladies auto-immunes dépendent de facteurs immunogénétiques et d’autres d’environnements.
24S’agissant de l’augmentation de l’espérance de vie, le Dr Laurent Alexandre [5], indique que « l’objectif de Google est de tuer la mort avec l’augmentation de l’espérance de vie de 20 ans dans un premier temps puis de 500 ans ». Mais qu’elle n’est qu’une des facettes de ce pouvoir démiurgique dont l’homme va disposer alors qu’il n’y est pas préparé. Nous sommes les mêmes hommes que ceux qui, en 1914 puis en 1939, allaient au massacre. Nous disposons d’outils extraordinaires, mais ne sommes pas plus sages qu’il y a cent ans. Miguel Benasayag, souligne l’importance des limites et répond en contrepoint qu’on peut considérer l’hybridation entre l’organique et la machine de deux manières : dans la première, le vivant, avec sa fragilité, colonise l’artefact ; dans la seconde, l’artefact, avec son infaillibilité mécanique linéaire, colonise le vivant et la culture. Une victoire à la Pyrrhus. Et d’ajouter que les êtres vivants sont vivants parce que mortels. Il existe en chacun d’eux le désir de dépasser les limites, mais aussi le désir inverse de s’éteindre, de dormir, d’être limité et de mourir. C’est ce que Spinoza appelle « expérimenter l’éternité ». Etre immortel, c’est être privé de cette éternité qui se loge entre les secondes de la montre.
25Dans son vigoureux ouvrage, La tentation de l’homme-Dieu, Bertrand Vergely [6] nous explique que si l’homme Dieu est en train de faire disparaître la vie, tant il a le désir de pouvoir tout dominer par son intelligence, il a également entrepris de faire disparaître la mort tant il a le désir de vivre éternellement. Il y a quelques années, personne ne parlait de supprimer celle-ci. Et quand l’idée était évoquée, personne ne la prenait au sérieux. Depuis quelque temps, il en va autrement. Le sujet, qui est à la mode, est pris très au sérieux, comme le montrent un certain nombre d’annonces auxquelles nous avons droit. D’abord, celle concernant le projet transhumaniste de créer un homme éternel en scannant le cerveau d’un être humain afin d’implanter ce double sur un corps en inox indestructible. Ensuite, celle concernant la décision de la société informatique mondiale Google de fabriquer à grande échelle des montres mesurant rythme cardiaque, taux de graisses, taux de sucres, etc. afin de lancer des alertes et, ainsi, de se soigner pour éviter la mort. Enfin, dernière annonce, celle, déjà évoquée, concernant le neurochirurgien italien dont le projet est d’ouvrir la voie à la création d’un homme éternel en procédant à la greffe de la tête d’un homme sur le corps d’un autre. On connaissait la transmigration de l’âme. Il y a désormais la transmigration de la tête. (Woody Allen dans… Destins tordus a conté à sa manière dans une des nouvelles de ce livre, la greffe de cerveau de l’épouse intelligente du neurochirurgien sur le corps sculptural de sa maîtresse idiote !!!)
26La course à la technologie est désormais lancée au point que l’intelligence artificielle est largement préférée à l’intelligence humaine.
Intelligence artificielle : IA faible et IA forte
L’intelligence artificielle faible
27L’informatique actuelle est basée sur des machines de Turing qui sont des machines algorithmiques. AlphaGo, le superordinateur de DeepMind, vient de montrer sa suprématie au jeu de go contre le champion sud-coréen Lee Sedol, en l’emportant quatre parties à une à ce jeu millénaire réputé pour sa complexité. Une prouesse qui ferait presque passer l’anthologique match d’échecs entre Garry Kasparov et Deep Blue (en 1997) pour un duel préhistorique. Ni force brute ni même apprentissage statistique, mais une utilisation du deep learning permettant à la machine de s’entraîner elle-même. Un algorithme c’est une suite finie d’instructions, mais, comme le souligne Roger Penrose [7], s’appuyant sur le théorème d’incomplétude de Gödel, le calcul algorithmique ne pourra jamais produire la conscience. Il y a quelque chose dans le cerveau qui ne procède pas de manière algorithmique (par un système de calculs). Il faut faire bien attention aux termes et à leur ambiguïté. Beaucoup emploient le terme « intelligence artificielle » comme si cette notion était évidente, tout en évitant de définir le mot « intelligence ». Dans le joli terme « apprentissage profond », ce n’est pas l’apprentissage qui est profond, mais bien le réseau de calcul utilisé – la collision n’étant pas sans habileté. Quand on parle d’« autonomie » que veut-on dire ? Il est certain que nous aurons des voitures « autonomes » dans le sens où elles seront conduites par des ordinateurs, sans même notre aide ; notons que savoir conduire une voiture n’est pas une grande preuve d’intelligence.
28Pour Cynthia Fleury, le danger est que l’algorithme se substitue à la décision humaine. Il devient la matrice de 14 000 décisions exécutées en une seconde, alors qu’un être humain a l’obligation éthique d’analyser la situation, d’évaluer les hypothèses d’action, en somme de combiner son intuition, ses principes moraux et ses arguments rationnels… et cela nécessite plus d’une seconde. Je constate qu’un nouveau dogme émerge : le probabilisme, le règne sans partage de la probabilité comme seule source de décision pertinente. Or, la probabilité analyse les données, mais ne pense pas. Seule une machine peut analyser des milliards de données. Mais on est loin du jugement humain. Aujourd’hui, pour être « scientifiquement » le plus juste possible, il faut s’en remettre à l’analyse statistique des données, que seules les machines peuvent réaliser. Espérons-nous dit Cynthia Fleury [8] que le médecin, demain, n’aura pas l’obligation de tenir compte des probabilités quant à telle ou telle maladie, afin de déterminer une action thérapeutique.
L’intelligence artificielle forte
29Elle est basée sur des Qubits (Quantique bits). Un bit ça vaut 0 ou 1. Un Qubit vaut 0 et 1 et n’est pas déterminé. Pourquoi utiliser les qubits ? La principale raison pour utiliser les qubits plutôt que les bits normaux vient du fait que la puissance de calcul théorique d’un ordinateur quantique augmente exponentiellement avec le nombre de qubits pris en compte. Pour comprendre cela, il faut bien réaliser qu’un algorithme quantique n’utilise pas l’état observé d’un ou plusieurs qubits mais bien la superposition de leurs états possibles pour faire ses calculs. Grâce à cette propriété, si des ordinateurs quantiques à plusieurs centaines de qubits étaient réalisés, ils pourraient simuler des problèmes actuellement complètement hors de portée comme la vie d’une cellule, atome par atome ou même l’état de l’univers.
La médecine 3.0 sans médecin ?
Il ne faut pas cesser de respecter le vivant parce qu’on parvient à le manipuler. Jean-Claude Ameisen
30C’est la thèse du Pr Guy Vallancien [9], urologue, académicien de médecine et de chirurgie, fondateur de l’Ecole Européenne de Chirurgie. La médecine est morte, vive la médecine ! Les médecins d’aujourd’hui suivent au tombeau la dépouille de la science de papa ; ceux qui les remplaceront n’en seront que de lointains cousins. La mutation, selon le Pr Guy Vallancien, est « colossale » et inéluctable; elle s’opère sous la poussée conjuguée de l’informatique, des sciences cognitives, de la biologie, de l’imagerie médicale, de la robotique et de la génomique. Mieux vaut accompagner cet avènement de ce qu’il baptise la « média-médecine » que le subir. Ou, plus malin encore : autant en profiter pour dessiner un nouveau métier de médecin, « dégagé des contingences matérielles qui le noient », « libéré des actes techniques et administratifs », au prix, l’auteur l’admet, d’une « perte de ses repères traditionnels » qui peut sembler « terrifiante ». L’auteur y défend l’importance de l’idée de progrès et du principe d’innovation contre le principe de précaution et la phobie du risque qui toucherait notre société. Il convient donc d’adapter la médecine à ces évolutions en la faisant passer de l’activité artisanale qu’elle est actuellement à une véritable « industrie du soin ». Le recours massif aux technologies médicales, que ce soit les robots chirurgiens, les applications de santé, les outils de la télémédecine, l’imagerie médicale ou simplement les ressources de l’informatique, devra permettre au médecin de déléguer à des techniciens, des infirmières, mais aussi aux malades eux-mêmes, de nombreuses tâches qui lui incombaient jusqu’alors. Il pourra ainsi se recentrer sur sa principale activité, soit l’écoute, l’accompagnement et la décision. Le reste de l’activité médicale, du geste technique au suivi administratif, sera assuré par la technologie elle-même ou par des professionnels du soin non-médecins. L’avènement de la média-médecine reposera en effet sur la valorisation et l’intégration des métiers paramédicaux, mais aussi sur la création de nouveaux métiers, notamment des opérateurs ingénieurs entièrement dédiés à l’usage des technologies. Le diagnostic ne sera plus l’apanage du médecin, de par la complexité croissante des images et de marqueurs à analyser. Il ne sera pas question d’apprendre des millions de livres mais de faire le lien entre la donnée brute et l’humain en face de nous et de contextualiser les données. Comme le montre le Pr Vallancien, dans 90 % des cas, le processus de décision du médecin est automatisable. Sur le plan strictement scientifique, celui du diagnostic comme de la thérapeutique, le contact direct avec le patient ne sert dans la plupart des cas plus à rien. Autrefois, on détectait un cancer du sein ou de la prostate par une palpation ou un toucher rectal, aujourd’hui par des mammographies et des analyses de sang. D’ici peu, ces dernières, sans même évoquer les perspectives ouvertes par le séquençage du génome, permettront de détecter l’apparition de la maladie bien avant les premiers symptômes et c’est cela qui sauvera des vies. Même chose dans le domaine chirurgical où l’essor de la robotique remplacera bientôt fort avantageusement la main de l’homme. Utiliser un médecin formé en 12 ou 14 années à des tâches qui s’apprennent en 3 ou 4 ans est une perte d’énergie et de temps médical doublé d’un gâchis économique. Toutefois, ce n’est pas parce qu’un boîtier de diagnostic automatisé comme Clue affirme que l’on a la grippe qu’il faut écarter la possibilité d’un œdème aigu du poumon.
31La valeur ajoutée du médecin s’appuie sur ce qui fait sa rareté. Le médecin doit être là pour répondre aux cas insolubles. Dans la mesure où la médecine est de plus en plus encadrée par des normes de bonnes pratiques qui viennent d’Europe, de la nation, de la région, des sociétés savantes, le médecin sait en permanence ce qu’il a à faire. De ce fait, sa responsabilité n’est pas très importante puisqu’il lui suffit de suivre la route. En revanche, 10 à 15 % des malades ont besoin de soins différents parce que socialement, culturellement, philosophiquement, religieusement ou encore socio-professionnellement, ils ne peuvent pas être traités comme les autres. Nous ne pouvons donc pas toujours faire rentrer tous les malades dans les protocoles de soins.
32Ainsi, pour résumer, selon le Pr Vallencien « la facilitation technologique ouvre la voie à la média-médecine, nouvelle organisation plus efficiente mais surtout plus humaine. Pari insensé d’un surcroît de machines au service de l’homme malade destiné à libérer la relation personnelle entre soignants et soignés ». Reste simplement à se doter d’une véritable politique de santé à même de concrétiser l’avènement de cette nouvelle médecine, ce qui nécessite de relever douze « travaux d’Hippocrate ». Un monde doté d’une médecine, non véritablement sans médecin, mais qui en aurait fini avec le médecin « démiurge omnipotent » pour se réorganiser autour d’un collectif d’acteurs de santé constamment assistés par le recours à la technologie, incluant tant les médecins que les malades, les soignants professionnels et les nouveaux techniciens spécialisés. Une médecine que le Pr Vallancien imagine finalement dans son dernier chapitre comme pouvant être effective dès 2026 en France. Ce décor étant planté, le Pr Vallancien tire un nombre incalculable de fils. Revoir de fond en comble la formation médicale, le statut des médecins ? Un « cadre juridique simple d’entrepreneur en santé » doit-il être imaginé en ville pour les médecins, les pharmaciens, les infirmiers ? Quid de la rémunération ? Il faut tout réinventer et admettre au passage que « pour la consultation du médecin traitant, le doublement du tarif actuel est possible et souhaitable ». Il faut aussi « dépénaliser l’erreur médicale » et « démédicaliser la mort » qui n’est pas, pour Guy Vallancien, l’affaire des médecins. Il faut ouvrir toutes les données de santé et « libérer l’hôpital » en le dégraissant… Le programme est monstrueux et le temps compté si l’on ne veut pas faire du médecin un « futur chômeur pointant à Pôle emploi après douze ans d’étude » ou le transformer en « employé de surveillance d’un ordinateur qui (lui) dictera quoi faire ».
33L’ouvrage s’apparente davantage à un billet d’opinion, voire à un pamphlet, qu’à une analyse appliquée de la situation de la médecine contemporaine à l’égard des développements du numérique. Le propos y est plus normatif que réellement explicatif ou démonstratif, semblant avoir essentiellement pour but de persuader plutôt que de convaincre. Le ton volontairement polémique, loin de soutenir le fond du propos, rend malheureusement plus criante encore l’absence de démonstration effective. Ce choix est d’autant plus surprenant que l’auteur ne cesse de dénoncer ceux qui n’appuient leurs affirmations sur aucune preuve ni démonstration rigoureuse. Reste que le pamphlet est un style et que le choix de la forme ne doit pas faire oublier le fond. Or, pour faire une démarche de scepticisme, il faut une volonté. Et il est vrai que c’est inconfortable de douter ! Le diagnostic médical n’est pas une science exacte, et les facteurs humains sont essentiels. De plus, les erreurs médicales ont évidemment des conséquences bien plus graves qu’un mauvais coup au jeu de go. L’avenir réside certainement dans l’association habile des capacités des programmes informatiques que nous créons et de nos capacités propres.
34Ne pas croire que l’on a percé les mystères parce que l’on peut modifier quelques formes de vie. Il ne faut pas cesser de respecter le vivant parce qu’on parvient à le manipuler. Voilà les bornes éthiques que dessinent Jean-Claude Ameisen, président du comité d’éthique de l’INSERM contre les possibles dérives des biotechnologies. Mais comment conserver ce respect du vivant ? « L’essentiel est de bien voir que ce qu’on comprend et manipule n’est qu’une partie et peut-être pas la partie essentielle de la vie. Il existe ainsi toute une série de phénomènes profondément mystérieux qui peuvent à bon compte me paraître moins mystérieux, et donc moins questionnables, à partir du moment où je peux jouer avec. C’est contre cette simplification illusoire que nous devons nous battre » [10].
Malaise dans la culture : Le transhumanisme est-il un humanisme ? [11]
35Ce n’est pas seulement la médecine qui change mais notre rapport à la santé, à la douleur, autant qu’à la mort et à la transmission de la vie. Donc notre manière de nous représenter l’humain, et sans doute, par voie de conséquence le destin et l’évolution de l’humain dans sa réalité. C’est là, écrit Marcel Gauchet, qu’on voit ce que veut dire rupture anthropologique, car tout ceci ensemble constitue une cassure par rapport à la totalité de l’expérience humaine.
36Non seulement les biotechnologies ne changeront pas grand-chose, mais surtout de façon plus décisive, il n’existe pas d’essence immuable de l’homme. L’idée d’homme, avec un grand H, personne ne sait vraiment à quoi elle renvoie. « Le plus grand risque du transhumanisme, c’est de décevoir ». Telle est la phrase choc prononcée par Anne-Laure Boch, neurochirurgien et docteur en philosophie [12]. En cause, un décalage entre les promesses avancées et la réalité : « les patients bénéficiant à l’heure actuelle de prothèses de main pensent pouvoir retrouver une certaine autonomie, or cela leur permet souvent de ne faire qu’un ou deux mouvements des doigts, qui ne s’avèrent pas toujours utiles », affirme-t-elle. Il faudra bien sûr s’assurer de l’innocuité des technologies implantées dans notre corps et anticiper tout risque d’infection. « L’on constate déjà que le traitement phare de la maladie de Parkinson, la stimulation cérébrale profonde (consistant à implanter dans le cerveau deux électrodes), entraîne chez 5 % des patients un risque d’infection, simplement parce que ces derniers se grattent en raison de démangeaisons. Et cette thérapie perd alors tout bénéfice à cause d’une infection du matériel », précise-t-elle.
37Le transhumanisme est-il donc si rationnel si pondéré et si véritablement soucieux de parer au danger des technologies qu’il le prétend? Certains ne le pensent pas. En 2002, le politologue Francis Fukuyama [13] publie La fin de l’homme où il s’oppose très vivement à toute modification de l’espèce humaine comme tel. Il considère même le transhumanisme comme l’idée de la plus dangereuse du monde car elle menacerait selon lui la nature humaine elle-même.
38La possible hybridation homme-artefact coïncide exactement avec ce que Michel Foucault définissait comme biopouvoir, biopolitique, où la gestion des corps et de la vie remplace dans sa technicité triomphante toute dimension délibérative et conflictuelle des singularités.
Du gadget de « l’homme augmenté » au symptôme
39La promesse utopique de nous donner plus de temps de vie, de capacité de puissance ne répond pas à notre manque à être fondamental mais amplifie l’angoisse au lieu de l’apaiser, car c’est bien ce sentiment d’incomplétude qui nous pousse les uns vers les autres. Dans ce contexte d’une apparente clarté technique, répond alors un flot de questions complexes. Quelles sont les effets subjectifs et fantasmatiques qui découlent de cette bio médecine ? Quelle est et quelle sera demain l’expérience intime du sujet réparé ou et surtout augmenté avec ses biotechnologies ? Nous ne connaissons pas encore tous les effets que peuvent induire ce corps à corps avec les nouvelles technologies. En effet, que sera le vécu d’un patient porteur d’un cœur artificiel ? Quelle sera sa représentation et son vécu de porter une machine dénuée de tout sentiment? Quid de son sentiment d’intégrité physique et psychique ?
40Nous aurons beau changer nos membres, nos organes, nous rajouter des disques durs de mémoire, manipuler nos gènes défectueux, nous aurons toujours nos angoisses, nos émotions et les traumatismes de notre enfance. Comment ne pas insister sur l’irremplaçable relation avec le patient ? Le médecin n’est pas seulement le diagnostic ou le raisonnement, il est aussi une interaction avec le patient. L’intelligence émotionnelle, qui différencie le bon médecin du mauvais, échappe encore à nos ordinateurs. On est d’ailleurs très mal à l’aise avec une machine qui pose un diagnostic médical. La tentation d’une puissance illimitée, la promesse d’une dérégulation totale s’oppose à l’essence même de la vie qui n’est autre que la fragilité. Nous sommes des colosses aux pieds d’argile, bâtis sur une fragilité foncière. Prenons-en soin, car c’est elle qui fait notre humanité. La fragilité est essentielle, la faiblesse peut être passagère. Tout nous ramène à notre essence de verre dont parle Shakespeare. Dans le contexte actuel d’extrême performance technique, ce désir d’emprise paraît reprendre un autre élan et se pose comme question à la psychanalyse. On peut légitimement s’interroger sur le fait que cette hybridation de l’homme peut installer ce dernier dans une régression infantile permanente. On ne peut que souligner ici la brûlante actualité de l’interrogation freudienne, quand Freud écrivait en 1930 : l’homme à travers ses connaissances scientifiques et ses performances techniques, n’ayant plus besoin de légitimer ses actespar une instance divine, arrivera peut-être un jour au point de se suffire à lui-même, devenant alors un dieu prothèse.
41Le risque est d’être toujours dans l’attente d’une nouvelle capacité rendue possible par toujours plus de technologie, quitte à y perdre notre identité profonde. Saura-t-on encore répondre à cette question essentielle : qui suis-je ?
42Non seulement la psychanalyse n’est pas une science, mais elle en serait plutôt l’antithèse ou surtout l’antidote, une contre-science, selon le mot de Michel Foucault.
Références
- 1. Benasayag M. Cerveau augmenté homme diminué, La découverte, 2016.
- 2. Kleinpeter E. L’humain augmenté, CNRS Ed., 2015.
- 3. Serres M. Le gaucher boiteux - Figures de la pensée, Le Pommier, 2015.
- 4. Besnier J.M. Demain les posthumains, Pluriel, 2010.
- 5. Alexandre L. La mort de la mort. JC Lattès, 2011.
- 6. Vergely B. La tentation de l’homme Dieu. Le Passeur, 2015.
- 7. Penrose R. Les ombres de l’esprit. Interéditions, 1995.
- 8. Fleury C. « On va liquider la pensée en s’en remettant à une machine ». Journal La Croix 31/03/2014.
- 9. Vallencien G. La médecine sans médecin ? Le numérique au service de malades. Gallimard, 2016 format numérique.
- 10. Atlan M. et Droit R-P. Humain, une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies. Flammarion, 2012.
- 11. Hottois G. Le transhumanisme est-il un humanisme ? Académie Royale de Belgique - L’Académie en poche, 2014.
- 12. Collège des Bernardins, Table ronde de l’Association des journalistes de Philosophie 14/4/2016
- 13. Fukuyama F. La Fin de l’homme. Folio, 2004.
Mots-clés éditeurs : Médecine 3.0, Intelligence artificielle, Transhumanisme, Posthumanisme
Date de mise en ligne : 27/08/2020
https://doi.org/10.3917/heg.094.0304Notes
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[1]
Ces vers de Schiller, cités par Freud à la fin de « Malaise dans la civilisation » 1929, sont extraits d’une ballade de 1797, Le Plongeur