Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable…
1La première lettre que Flaubert envoya de Damas fut pour Louis Bouilhet en date du 2 septembre 1850. Il parle de tout sauf de Damas. Il faut dire que Flaubert lui avait bien écrit dès sa première lettre d’Égypte qu’il ne devait pas attendre de lui une relation de son voyage mais de son ressenti et uniquement de son ressenti ! Dans cette lettre de Damas, il évoque longuement la nostalgie de leur jeunesse rouennaise et aussi de la difficulté d’écrire : « Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable. Un rien me met la larme à l’œil. Mon cœur devient putain, il mouille à tout propos. Il y a des choses insignifiantes qui me prennent aux entrailles. Je tombe dans des rêveries et des distractions sans fin. Je suis toujours un peu comme si j’avais trop bu ; avec ça, de plus en plus inepte et inapte à comprendre ce qu’on m’explique. La mémoire fout le camp de plus en plus. Puis de grandes rages littéraires et je me promets des bosses au retour. »
2Il enchaîne immédiatement sur l’avenir de la France qui l’inquiète. « Si en 1852 Il n’y a pas une débâcle à l’occasion du Président, si les bourgeois triomphent enfin, il est possible que nous soyons encore bâtés pour un siècle ; alors lassé de la politique, l’esprit public voudra peut-être des distractions littéraires. Il y aurait réaction au rêve, ce serait notre jour ? ». Il ajoute qu’il vient de lire une chose qui l’a épouvanté : « Les Anglais sont en train de faire le plan d’un chemin de fer qui doit aller de Calais à Calcutta. Il traversera les Balkans, le Taurus, la Perse, l’Himalaya. Hélas ! Serions- nous trop vieux pour ne pas regretter éternellement le bruit des roues du char d’Hector ? »
3Il fait part à son ami de ses lectures récentes à Jérusalem. « J’ai lu un livre socialiste, Essai de Philosophie positive par Auguste Comte. Il m’a été prêté par un catholique enragé, qui a voulu à toute force me le faire lire afin que je visse combien… etc. J’en ai feuilleté quelques pages : c’est assommant de bêtise. Je ne m’étais pas trompé – Il y a là-dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque. » Il ajoute qu’une des premières études qu’il livrerait à son retour serait celle « de ces déplorables utopies qui agitent notre société et menacent de la couvrir de ruines. »
Il y a deux ou trois jours nous avons été voir la léproserie d’ici…
4Une dizaine de pages plus loin, Gustave Flaubert aborde enfin le sujet de Damas. « Il y a deux ou trois jours nous avons été voir la léproserie d’ici. C’est hors la ville, près d’un marais d’où des corbeaux et des gypaètes se sont envolés à notre approche. Ils sont là, les pauvres misérables, hommes et femmes (une douzaine peut-être), tous ensemble. Il n’y a plus de harem, de voiles pour cacher les visages, de distinction de sexes. Ils ont des masques de croûtes purulentes, des trous à la place de nez, et j’ai mis mon lorgnon pour distinguer à l’un d’eux si c’étaient des loques verdâtres qui lui pendaient au bout des bras. C’était ses mains. (Ô coloristes, où êtes-vous donc ? Quels imbéciles que les peintres !) Il s’était traîné pour boire auprès de la fontaine. Sa bouche, dont les lèvres étaient enlevées comme par une brûlure, laissait voir le fond de son gosier. Il râlait en tendant vers nous ses lambeaux de chairs livides, et la nature calme tout à l’entour ! de l’eau qui coulait, des arbres verts, tout frissonnants de sève et de jeunesse (le vent du soir soufflait), de l’ombre fraîche sous le soleil chaud, puis deux ou trois poules, qui picotaient par terre dans l’espèce de basse-cour où ils sont. Les clôtures étaient en bon état, leur logement même est très propre. Nous étions conduits par un frère lazariste qui avait la tête ceinte d’un turban noir très serré et qui aime à causer pédérastie ».
5À peu près dans « le même quartier se trouve le cimetière chrétien (vers la place où l’on dit que Saint Paul fut renversé de cheval par l’apparition de l’ange). On y pue raide ; ça sent son fruit. Dans un caveau en ruines, nous avons vu en nous baissant par l’ouverture plusieurs débris humains, des squelettes, des têtes, des thorax, un mort desséché et tout raidi sous les morceaux de son linceul, une longue chevelure blonde dont le ton doré tranchait sur la poussière grise et, ce que nous avons trouvé assez gaillard, un gros toutou blanc qui sans doute était venu là pour s’y foutre une bosse et qui, ne pouvant en sortir y avait crevé. Quelle farce ! »
6Flaubert, dans cette lettre, apporte rapidement à Thanatos son contrepoint d’Éros ! « Il se promène dans les bazars de Damas un drôle tout nu, c’est un santon. Qui veut, peut voir sa broquette. Je l’ai vue moi-même, et les femmes stériles la prennent et la baisent en passant par là, tout en allant faire leurs courses et acheter quelques petites choses chez les fournisseurs. L’année passée, il y en avait un qui faisait mieux. Il les couvrait coram populo, et les Turcs dévots entouraient aussitôt le groupe et faisaient avec leurs vêtements une espèce de paravent pour cacher aux yeux impies la Sainteté qui s’accomplissait. » Mais Flaubert avait déjà défloré le sujet du santon dans une lettre à sa mère en date du 4 décembre 1849, en termes inhabituels ! Il y a quelques temps, un santon, (un prêtre ascétique) se promenait dans les rues du Caire, complètement nu, n’ayant qu’une calotte sur la tête et une calotte sur le vi. Pour pisser, il défaisait sa calotte de vi, et les femmes stériles désireuses d’enfants allaient se mettre sous la parabole d’urine et se frottaient de ce liquide. »
Rien n’est beau comme l’adolescent de Damas…
7Il y a des jeunes gens de 18 à 20 ans qui sont magnifiques ; si j’étais femme, je ferais un voyage d’agrément en Syrie. Du reste nous y vivons plus chastement que partout ailleurs.
8Une semaine plus tard, Flaubert évoquera pour sa mère les charmes de leur hôtel. « Figure-toi une grande cour carrée, entourée sur trois faces de bâtiments peints en blanc avec de grandes bandes horizontales rouges, vertes, bleues, noires. Du haut de la terrasse de la maison pendent des plantes qui tombent en chevelures. Et des vignes grosses comme des arbres montent d’en bas. J’ai devant moi sous mes yeux une énorme touffe de lauriers roses dont toutes les fleurs épanouies font des taches rouges dans la verdure. Sur la quatrième face de la cour est un appartement tout ouvert, aussi haut que la maison, éclairé la nuit par une grande lanterne carrée qui pend à une corde comme une lampe d’église, et dont le plafond est composé de poutrelles peintes. C’est là que je suis à t’écrire sur une petite table carrée recouvertes d’un tapis en indienne entre deux bouquets de fleurs mis dans des verres. Derrière mon dos, Max[ime], Joseph et un marchand d’antiquités orientales se chamaillent sur le long divan bleu qui tient le fond. Au milieu de la cour, sur le pavé qui est en marbre de couleur, trottine en faisant sonner ses minces sabots une petite gazelle qui a les yeux noirs les plus charmants du monde. On vient de sonner à dîner. Je suis ainsi vêtu : un pantalon blanc et une grande chemise de Nubien. Maxime, nu-bras, marchande une cuvette en bronze. Dieu ! Comme Joseph gueule ! Le marchand est un joli jeune homme, turban brodé rose bleu ciel. En fait d’habits les nôtres tombent en loques…… On m’apporte ma fameuse veste, je te quitte pour l’essayer. Ce n’est pas une veste, c’est mon habas. C’est ma veste de soie ! »
9Il y aura aussi la lettre au Docteur Jules Cloquet avec le magnifique récit d’un voyage idyllique à mettre en toutes les mains ! Rappelons que Gustave Flaubert avait consulté le docteur Cloquet, grand ami de son frère Achille, sur la demande impérative de leur mère persuadée que le voyage en Orient aurait été nocif pour Gustave. Au terme de cette consultation parisienne, le docteur Cloquet avait recommandé très fortement les climats des plus chauds et ce d’autant plus que « la santé de Gustave, qui loin de s’améliorer, allait en empirant. » [4]
10« Depuis ma dernière lettre, cher et excellent ami, il s’est déroulé sous mes talons bien des kilomètres » et Flaubert de reprendre le déroulé de son voyage d’Alexandrie à Damas. « Nous y avons vu de belles observations médicales et tantôt des lépreux tellement abominables que j’en ai encore froid dans le dos. C’est beau comme couleur, j’ai évoqué Velasquez ou Ribera. Mais c’est bien épouvantable. » Mais « si vous voulez savoir ce que j’ai vu de plus beau , ce qui me plaît le mieux enfin de toutes les choses diverses qui m’ont passé sous les yeux depuis onze mois bientôt que je suis en mouvement - à commencer par les barques peintes de Malte jusqu’au turban brodé du marchand turc qui fumait tout à l’heure sur mon divan - je vous dirai que ce sont (pour moi) : d’abord et avant tout les Pyramides (quoique je n’y ai jamais vu les quarante-six siècles), puis Thèbes, le palais de Karnac et les tombeaux des Rois, puis un danseur du Caire, un grand artiste inconnu, qui s’appelle Hassan el Bilbeis, quelque chose de très triste et très antique. En Syrie, nous vivons en pleine Bible, paysages, costumes, horizons, c’est étonnant comme on s’y retrouve. Les femmes que l’on voit aux fontaines à Nazareth ou à Bethléem sont les mêmes qu’au temps de Jacob. Elles n’ont pas plus changé que le ciel bleu qui les couvre. »
Quand on fait la route que nous avons faite de Beyrouth à Jaffa en suivant le bord de la mer Rouge, on passe dans des bois de lauriers-roses poussés tout à côté des flots…
11L’écume des vagues saute sur les fleurs rouges. Mais ma passion dominante c’est le chameau (n’allez pas croire que ce soit un calembour), rien n’est d’une grâce plus singulière que ce mélancolique animal. Il faut les voir dans le désert quand ils s’avancent à l’horizon rangés sur une seule ligne, comme des soldats ; leur col se balance comme ceux des autruches et ça avance, ça avance… Nous avons voulu aujourd’hui en goûter. Un rôti de dromadaire m’emplit en ce moment l’estomac. J’ai même peur que mon compagnon n’en ait une indigestion […] mais dans une indigestion de chameau n’y a-t-il pas danger de vomir des caravanes ? Il remercie ensuite son ami médecin des « excellents conseils hygiéniques » qu’il leur avait prodigué. Grâce à ceux-ci, à Dieu et à leur sagesse, « nos santés ont été fort bonnes. »
12« Quant à nous, notre voyage en Perse est flambé, les routes sont impraticables. Nous nous bornons donc à l’Asie Mineure et à la Grèce. Nous allons de Smyrne à Constantinople C’est maintenant donc, cher ami, que je réclamerai de votre obligeance la lettre que vous nous aviez promise pour Reschid-Pacha : elle nous sera fort utile. Pouvez-vous sans que ça vous gêne nous faire mousser d’une façon un peu congrue, ça faciliterait l’accès de beaucoup de choses interdites au commun des mortels. Répondez-nous le plus promptement possible à Constantinople… ce sera un service de plus à ajouter à tous les autres. Maxime me charge de vous embrasser mais je prends la place le premier… Rappelez-nous, je vous prie au bon souvenir de Mme Cloquet et présentez-lui tous les respectueux respects. »
13PS. J’apprends à l’instant que la princesse Belgiojoso habite le golfe de Nicomédie. L’abbé Stéphani qui dans le temps m’avait proposé de me présenter chez elle, peut-il nous donner une lettre d’introduction pour elle ? Cela nous ferait plaisir.
Avez-vous réfléchi, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ?
14Le voyage en Syrie va prendre fin en quittant Beyrouth par un bateau à vapeur autrichien. Il envoie à l’oncle François Parain, l’époux de sa tante Edmée-Eulalie Flaubert, une dernière lettre dans laquelle il s’entretient d’un sujet qui lui est cher… la bêtise ! « Avez-vous réfléchi, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise a quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante ; à Alexandrie, un certain Thomson, de Sunderland a sur la colonne de Pompée, écrit son nom en lettres de (six) pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thomson, et par conséquent sans penser à Thomson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’a écrasé par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thomson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus sûrs ? Et puis c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont une si bonne santé ! En voyage, on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce. » La suite de cette contre-apologie de la bêtise viendra avec le Bouvard et Pécuchet publié à titre posthume un an après la mort de Flaubert en 1880. Pour le Dictionnaire des idées reçues, il faudra attendre 1911 !
15À suivre…
Bibliographie
Quelques références
- 1. Flaubert G. Correspondance Tome I. Bibliothèque de la Pléiade, p 651-673.
- 2. Flaubert G. Le voyage d’Orient. Folio N°3126, p 107-138.
- 3. Lottman H. Vers l’Orient avec Du Camp. Fayard, p 134-144.
- 4. André JM. 7. Gustave Flaubert en toutes lettres. Le voyage en Orient. Hegel 2018;8:313-316.