Hegel 2019/1 N° 1

Couverture de HEG_091

Article de revue

Schubert… La Sonate D 959

Pages 59 à 63

Mes créations existent… par la connaissance de ma douleur.
Franz Schubert
Les mouvements lents de la musique de Schubert sont un temps
arraché à l’éternité et rendu à l’éternité.
Alfred Einstein
Il ne comprend rien à la musique, il n’aime que Schubert !
Max Jacob, à propos d’Apollinaire

La sonate D 959 en La majeur fait partie des trois dernières sonates de Franz Schubert

1Elle siège en majesté entre la D 958 en ut mineur à sa droite et la D 960 en si bémol majeur à sa gauche. Pour Robert Schumann, critique musical clairvoyant s’il en fut de son époque, ces sonates et la D 959 en particulier, sont considérées comme étant les dernières œuvres de Schubert [1]. « Elles sont assez remarquables », écrit-il en 1838, dix ans après la mort de Schubert, « mais peut être les jugerait-on autrement si l’on ignorait l’époque de leur composition; ainsi moi-même, je les aurais peut-être attribuées à une période plus ancienne de la vie de l’artiste, le Trio en mi bémol majeur m’ayant toujours paru le dernier travail de Schubert, le plus caractéristique ». Trio pour piano et cordes, D 929 que Stanley Kubrick fit entendre à l’humanité entière, ou presque, avec son film Barry Lindon. Et Robert Schumann, à qui ces sonates avaient été dédiées lors de leur publication tardive par Diabelli après la mort de Schubert, de continuer : « Ce serait exiger plus qu’on ne le peut d’un homme de vouloir qu’un artiste dût toujours enchérir et se surpasser, lorsque comme Schubert, il a composé tant en somme, et tant chaque jour ; ainsi ces sonates peuvent bien dans être les derniers travaux de sa main. S’il les a écrites ou non sur son lit de malade, c’est ce que je n’ai pu découvrir : la musique même semble nous engager à conclure à la première hypothèse ; cependant, il est possible que nous nous laissions plutôt abuser par notre imagination, toute remplie, à cause de ce triste mot de dernières, de la pensée de la mort » …

2Quoi qu’il en soit, ajoute-t-il, « ces sonates me paraissent étrangement différentes des précédentes, surtout par une bien plus grande naïveté d’invention, par une renonciation volontaire à ce caractère de brillante nouveauté pour lequel il affirmait ordinairement de si hautes prétentions, par le développement de certaines pensées musicales générales, contraires à son habitude précédente de nouer toujours de nouveaux fils, à chaque période. Comme un fleuve qui pourrait n’aboutir jamais, jamais en peine de poursuivre sa course, le flot coule, avance de page en page, toujours dans sa plénitude musicale et mélodique, brisé seulement ça et là par quelques mouvements, quelques élans plus fougueux, mais qui s’apaisent bien vite. Si dans ce jugement mon imagination semble s’être laissé égarer par l’image de la maladie du musicien, je m’en tiens à ceux qui auront l’esprit plus calme ».

3« Mais c’est l’impression que ces sonates m’ont faite. D’ailleurs, c’est avec un accent enjoué, léger et aimable, que Schubert les a terminées alors, comme s’il pouvait recommencer le lendemain. Il en devait être autrement. Mais il put, visage tranquille, regarder en face sa dernière minute […] Se creuser l’esprit pour juger,à la lecture de son épitaphe, jusqu’où Schubert aurait pu encore atteindre ne mène à rien. Il a assez fait ainsi et gloire soit à quiconque aura, autant que lui, ambitionné et accompli » [2].

Franz Schubert… bourreau de travail de génie

4Né le 31 janvier 1797, il est le douzième enfant et quatrième survivant de la famille. Son père est instituteur-directeur d’école et violoncelliste amateur, samèremit au monde 14 enfants dont 5 survivront. Elle meurt en 1812. Après le second mariage de son père veuf, il eut 4 demi-frères supplémentaires. Petit, 1m57 et un peu gros, modeste et timide, myope et d’une extrême gentillesse, Schubert avait un caractère peu enclin aux passions, sauf pour la musique. A huit ans il est confié au responsable musical de la paroisse qui avoue « ne jamais avoir eu un tel élève car il sait déjà tout ce qu’on peut lui enseigner » pour la musique en général et le violon en particulier. À dix ans, il deviendra « petit chanteur à la Cour ». Mais avec l’âge, sa voix ayant mué, il abandonnera le chant pour le violon. Avec l’adolescence, il aura une aptitude à la résignation face aux échecs sentimentaux, tout en manquant d’ambition à chaque fois qu’il eut la possibilité de briguer un poste institutionnel un peu plus rémunérateur même avec l’appui d’Anton Salieri impressionné par les dons de Schubert. Salieri était, rappelons-le, Kappellmeister de l’Empereur et aussi le Salieri de Mozart ! Schubert rêvait constamment de lointains voyages sans jamais s’éloigner de Vienne où il connut onze domiciles. Son père exigeant qu’il soit instituteur et violoniste, il le fut et occupa un poste d’enseignant et de premier violon d’un orchestre d’étudiants. Mais sa volonté de composer était irrépressible.

5À l’âge de 18 ans, ce furent en une seule année, cent cinquante des six cents lieder qu’il composa en ne parlant que des émotions humaines à travers les siennes, deux symphonies, deux messes, quatre Singspiel, vingt œuvres chorales… il réitèrera l’année suivante. Mais surtout le pianiste qu’il était foncièrement, se réjouissait de vivre dans un cercle d’amis poètes et musiciens qui donnera naissance aux Schubertiades où l’on pouvait interpréter ses compositions, les chanter ou simplement les écouter dans une ambiance joyeuse et amicale. Il y rencontra Johann Mickaël Vogl, le célèbre baryton de l’Opéra de Vienne qui se passionna pour ses Lieder et les interpréta dès lors dans ses récitals. Le comte Esterhazy l’engagea plusieurs mois dans son château en Hongrie, pour enseigner la musique à ses jeunes filles et comtesses. Logé, nourri, payé 75 florins par mois, il a vécu, « loin de Vienne », comme un prince mais dîna avec les serviteurs ! Mais Vienne lui manque… il y connaîtra alors une certaine gloire qui ne fut pas assez rémunératrice pour le quotidien. Il y eut pourtant ce fameux et unique concert du 26 mars 1828, jour anniversaire de la mort de Beethoven, dans la salle de la Société des Amis de la Musique, la Gesellschaft der Musik-freunde, avec ses propres œuvres. Concert qui remporta un franc succès auprès de ses amis. « Le 26, c’était le concert Schubert, succès énorme, bonne recette »… mais la critique viennoise était absente ! Il y eut enfin ses soixante-dix Lieder composés sur des poèmes de Goethe et envoyés au Maître. Ils lui furent retournés… sans un mot.

6Entre la disparition de Beethoven le 26 mars 1827 et sa propre mort le 19 novembre 1828, ce furent pour Schubert, comme libéré, des mois d’intense création. Pour faire court dans une impressionnante liste [2], il y eut le Winterreise, le Voyage d’hiver, les deux Trios pour piano, violon et violoncelle déjà évoqués, les Impromptus, le Schwanengesang, cycle de lieder du Chant du cygne, le Quintette à cordes en ut majeur, les trois grandes sonates : la D.958 en ut mineur, la D. 959 en la majeur et la D. 960 en si bémol majeur, des Messes et un bijou parmi tous ces bijoux : Der Hirt auf dem Felse, D. 965, Le Pâtre sur le rocher pour soprano, clarinette et piano. Sans oublier ses 15 ou 22 opéras (suivant les sources !) ébauchés, achevés voire jamais montés : Alfonso und Estrella D.732, Fierrabras D. 796 et la musique de scène de Rosamunde D. 791 des années 1822-1823.

7Quand Robert Schumann découvre, onze ans après la mort de Schubert, les partitions empilées chez son frère Ferdinand, il est stupéfait. « J’ai vu avec ahurissement les trésors en sa possession » et il fit créer quelques semaines plus tard la Symphonie N°9 en ut majeur à Leipzig sous la direction de Félix Mendelssohn. Ce qui a contrario ouvrit une ère nouvelle mais posthume pour Schubert avec le fameux « il ne comprend rien à la musique, il n’aime que Schubert ! »

La syphilis et Franz Schubert… Une mauvaise rencontre au mauvais endroit et au mauvais moment

8La syphilis a connu au XIXe siècle, ses heures de gloire, le passage au bordel faisant partie des rites d’entrée dans le monde en général et celui des maladies vénériennes en particulier ! Tout le siècle y est passé, Schubert, Baudelaire, Flaubert, Maupassant, Manet pour n’en citer que quelques-uns. Les hantises de la société joueront un rôle actif dans l’imaginaire collectif avec l’émergence d’une morale immanente, enfin, « on est puni par où on a péché ». La sagesse populaire et la répression religieuse ne sont pas en reste et triomphent enfin. La débauche et ces transgressions avaient un prix en conduisant immanquablement aux supplices de la chair et à la mort. De ce fait, la crainte d’être contaminé gouverne la jouissance dans un mélange de désespoir et de bravade. Tout cela baignant dans le soupçon du « qui a passé la maladie à qui ? ». Le coupable ne peut être que l’autre et en particulier, la putain entrée dans La Ronde du film de Max Ophuls, en empoisonnant, sous le masque de la dépravation fardée, le plus de clients possibles. Et puis la circulation anonyme de la syphilis fila d’autres métaphores à travers « celle de l’argent, de l’écoulement des chancres et du grouillement des villes » [3, 7].

9Si les grandes épidémies, telle la peste, apparaissaient comme une punition collective aux graves manquements moraux de la société justifiant une chasse aux boucs émissaires, il en fut autrement pour la syphilis. Son caractère individuel induisait que la victime était aussi le bouc émissaire. La condamnation impliquait un jugement moral sur une sexualité débridée et sur la prostitution. Mais avec le débarquement de l’armée américaine en juin 1944 sur les Côtes Normandes, la pénicilline débarqua, elle aussi, en Europe et mit fin aux conséquences de la contamination sexuelle par le tréponème pâle, découvert en 1905. Ce traitement efficace mit fin au rite initiatique comme châtiment du plaisir sexuel. Mais de la syphilis, il resta une cicatrice culturelle indélébile qui se rouvrira avec le Sida, un peu moins d’un demi-siècle plus tard [3].

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10Schubert est malade et son entourage n’en démord pas : c’est la faute à Franz von Schober [2]. Brillant touche-à-tout fortuné qui l’a certes accompagné comme second violon dans leur quatuor improvisé mais qui l’a surtout dévoyé dans des soirées « libertines » !

11Les premiers symptômes de la syphilis apparaissent en 1823 et il sera hospitalisé plusieurs semaines. Il n’y avait pas de traitement hormis celui par le mercure mais nous devons toujours nous méfier de « l’illusion rétrospective » en nous étonnant que certaines techniques et thérapeutiques ne fussent déjà pas utilisées ! En se culpabilisant de plus en plus, il voit son état se dégrader progressivement. Il sera hospitalisé en face de l’église où l’on a béni la dépouille de Beethoven au printemps 1827.

12Il comprend que son mal est incurable et qu’il ne saura jamais se faire une place à Vienne qui s’est précipitée dans les bras de Rossini et de la musique italienne et que jamais, son immense travail ne sera reconnu. Miné par la syphilis, le coup de grâce lui viendra d’une typhoïde. Il meurt le 19 novembre 1828. Son frère Ferdinand, organisa une semaine plus tard, une cérémonie funèbre au cours de laquelle fut donné le Requiem de Mozart. Mais il lui faudra sept mois pour éponger les frais de la maladie et de l’enterrement de Franz. Une collecte couvrit cependant les frais de la Tombe N° 323, non loin de celle de Beethoven N° 290 au cimetière de Währing à Vienne, pour celui qui fut pour Nietzche « un enfant jouant sans se soucier entre les jambes de géant de Beethoven ». Sur sa tombe est toujours gravée l’épitaphe de Franz Grillparzer [4, 5].

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La musique enterra ici un riche trésor Et des espérances encore plus belles. Franz Schubert repose ici Né le 31 janvier 1797 Mort le 19 novembre 1828 Âgé de 31 ans

Quelques mots avant l’écoute bien méritée de la D. 959

14Le premier mouvement est un allegro de douze minutes s’ouvrant sur un thème presque martial. Le deuxième thème, à l’aigu de l’instrument, s’installe d’emblée dans le rêve. Curieusement, un développement prend place ici, dès l’exposition : la scansion du premier thème entame alors une progression implacable, stoppée nette par un « silence béant ». La musique revient alors au sourire du deuxième thème, glissant comme par inadvertance vers une troisième idée, insignifiante à première vue. C’est pourtant sur elle seule que sera construit le développement. Les modulations la transforment sans cesse, nous menant de la campagne printanière au désert le plus désolé. La réexposition sera régulière. Mais il appartiendra à la coda de faire entendre le premier thème sous son véritable jour : devenu presque immatériel, il se dissipe peu à peu dans le silence, comme une vision s’effaçant doucement.

15Le second mouvement est un Andantino reprenant le thème désespéré du lied Le chant du pèlerin. D. 789. Bien que ce thème soit bouleversant, sa ferme démarche précède un passage virtuose que le musicologue Alfred Einstein qualifia « de l’une des pages les plus inquiétantes que Schubert n’ait jamais écrites ». Il est fortement possible que la maladie qui le détruisait l’ait très certainement influencé avec ces éléments rythmiques répétitifs, joués par les deux mains, instillant incertitude et angoisse par leur brutalité et leur intensité dramatique tout en alternant avec des passages fantomatiques et lointains joués pianissimo. Le chant désespéré du pèlerin réapparait enfin à tous les registres du clavier pour se perdre et s’enfoncer dans la nuit et dans le grave du clavier au terme des huit minutes de ce mouvement.

16Le troisième mouvement est un Scherzo. Allegro vivace avec ses « cabrioles pianistiques » nous rappelant le chant du premier mouvement tout en nous faisant oublier l’angoisse douloureuse du second mouvement, sans cependant nous faire oublier, par un brutal surgissement du mineur, que le drame n’est jamais loin.

17Cette sonate D.959 va s’achever sur un Rondo-Allegretto de treize minutes se ressourçant dans le thème du lied Au printemps D. 822 nous entraînant dans « l’apesanteur divine schubertienne ». Le second thème, Schubert le répète sans cesse sous différents éclairages en donnant l’impression de ne jamais vouloir en finir. Le thème initial s’assombrit soudain pour s’éclairer avec le retour du premier thème réexposé intégralement et plus naïf que jamais. La coda se conclut par de brillants accords rappelant le dessin du thème du premier mouvement comme le bouquet final d’un feu d’artifice en ce « merveilleux rêve de printemps ».

18En rendant plus de tristesse par le mode majeur que par le mode mineur, la musique de Schubert n’est jamais pathétique. Elle n’est jamais autobiographique non plus et sa musique n’en porte jamais la trace.

« Pas de désespoir. Juste une absence d’espoir. C’est moins bruyant mais plus radical » [6]

19Mais après cette écoute, il est impossible de ne pas écouter aussi les deux autres fleurons de cette trilogie finale composée par Schubert. La Sonate n° I en ut mineur ou D. 958 et trois bémols à la clef est en quelque sorte, pour Brigitte Massin [5], le double inversé en miroir de la Sonate II en la majeur ou D.959 avec trois dièses à la clef. Mais la Sonate n° III en si bémol majeur ou D. 960, dernière œuvre achevée par Schubert, est tout aussi incontournable que les deux autres. Avec cette sonate, Schubert quitte l’univers agité de la Sonate n° I en ut mineur pour revenir au lyrisme du final de la Sonate n° II en la majeur et faire apparaître dans sa plus grande sérénité le thème sur lequel s’ouvre le la Sonate en si bémol majeur. La boucle de ces trois sonates est dès lors bouclée… Schubert, libéré des contingences, se consacrait tout entier à la création et à la composition, pour son seul besoin intérieur… celui d’offrir, de partager tout en se tenant humblement à la marge. Ce qui fut peut-être le moyen de rester totalement lui-même [7].

Et maintenant, à vous de vous plonger dans la D.959 et ses deux compagnes d’éternité le plus souvent associées, la D.958 et la D.960 avec ces quelques pianistes…

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  • figure im2 Du passé : Wilhelm Kempff chez DGG et Alfred Brendel chez Philips.
  • figure im3 Du présent : Arcadi Volodos… sur Youtube et en concert pour le moment.
  • figure im4 Du futur qui commence en janvier 2019 : Gaspard Dehaene… avec la parution de VERS L’AILLEURS. Collection 1001 NOTES. Schubert : D959 et la Mélodie Hongroise, Liszt : la Rhapsodie espagnole et Rodolphe Bruneau-Boulmier : Quand la terre fait naufrage.

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figure im5

Bibliographie

Quelques références…

  • 1. Robert Schumann. Sur les musiciens, p 94-96, Stock Musique.
  • 2. Philippe Cassard. Franz Schubert. Actes Sud : Classica. 2008. Bible de poche à garder sur soi en permanence !
  • 3. Jean-Marie André. De la Maladie comme Métaphore : Le S.I.D.A. NPN Tome IV, N°68 et 69 1984, consultable sur www.jeanmarieandre.com. Section Médecine… NPN Médecine…
  • 4. Lasowski Patrick Wald. Syphilis. Essai sur la Littérature française au XIXe siècle. 1982. Gallimard. p 155-158
  • 5. Brigitte Massin. Franz Schubert. Fayard. 1977. p 1221-1294… Bible de la bibliothèque
  • 6. Michel Schneider. Musiques de nuit. Ed Odile Jacob. 2001. p. 196
  • 7. Jean-Marc Geidel. Le Voyage inachevé. Une fantaisie sur Schubert. L’Harmattan. 2006.

Date de mise en ligne : 27/08/2020.

https://doi.org/10.4267/2042/69867

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