Hegel 2018/2 N° 2

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Article de revue

6. Copeaux de… littérature. Suite sans fin !

Pages 161 à 164

Notes

  • [1]
    Alain Rey. Libre adaptation du Dictionnaire Historique de la Langue Française. Le Robert.

Copeaux. Petits éclats de bois… qui, trempés dans des pensées anciennes, les éclaircissent… [1]

Quand une légende devient un fait…écrivez la légende. L’homme qui a tué Liberty Valance. John Ford

1Tous les hommes se démènent, se torturent, s’échinent pour donner une forme extérieure à la mélodie singulière donnée à chacun au profond de son âme et que l’un peut mieux exprimer et l’autre moins bien. Ce qui est en jeu, c’est ce qu’on n’arrive pas dire, « la part échappée ». La littérature est sa permanente insuffisance. Son essence est de durer par sa nécessité même. Son inachèvement est sa raison d’être. C’est… Georges-Arthur Goldschmidt. Le poing dans la bouche.

2… C’est en quoi elle est « autobiographique » et réduction extrême et anonyme de la rencontre des « soi », telle Flaubert l’exprime dans une lettre à Louis Bouilhet « Qu’ai-je donc fait pour me faire chérir à première vue par tout ce qui est crétin, fou, idiot, sauvage ? Ces pauvres natures-là comprennenttelles que je suis de leur monde ? Devinent-elles une sympathie ? Sentent-elles, d’elles à moi un lien quelconque ? Mais cela est infaillible ». Georges-Arthur Goldschmidt. Le poing dans la bouche.

3Les meilleurs romanciers sont ceux qui nous montrent ce que les moins bons ne peuvent que nous dire. Les émotions dévoilent mieux leur puissance lorsqu’elles sont données à voir car elles sont susceptibles de perdre leur valeur si elles sont dites. Il en est de même pour toutes les vérités que les philosophes essaient de découvrir aussi bien intellectuelles que morales. La philosophie est un miroir qui peut réfléchir le monde mais pas l’articuler dans le langage. L’essence du monde et l’essence de nos propres pensées ne sont pas pour Wittgenstein des choses dont on peut parler, seulement des choses qui peuvent être montrées. Nicholas Fear. Zénon et la Tortue.

4Pour chercher la lumière, on doit être entouré de profondes ténèbres. Pour connaître la paix, il faut passer par une violence qui nous échappe… On peut toujours déceler un petit signe des lumières même dans la nuit la plus noire… pour espérer, il faut traverser un long cauchemar. Haruki Murakami. 1 Q 84.

La librairie a fait admettre la littérature car elle l’a fait entrer dans le commerce. Charles Dantzig

5« Je suis celui qu’il m’est interdit d’être. Ce n’est pas moi qui suis moi », ainsi parlait Sosie dans l’Amphitryon de Molière. Ce qu’on sent, on ne peut le faire passer par le langage. L’évidence est telle que les signes s’en investissent. Je suis ce que vous voudrez m’enjoindre d’être mais qu’au fond de moi, je ne suis pas. Monsieur Jourdain se prend pour lui-même tel qu’il n’est pas. Don Juan vit dans le défi par delà les signes. Alceste ou Tartuffe sont inversement l’un et l’autre ce que les signes ne disent pas d’eux. Toutes les situations crées par Molière dépassent d’emblée l’expression verbale. Tous les personnages de son théâtre sont réduits au silence par l’entourage ou la situation. Où ils se trouvent, ils échouent à coïncider avec les apparences. Et le silence n’est rien d’autre que l’origine de la parole, la dimension au sein de laquelle chacun a conscience de lui-même. Le théâtre a pour objet ce manque même puisqu’on y voit toujours représenté l’os du côté du langage. Georges-Arthur Goldschmidt. Le poing dans la bouche.

6Personne ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, de ses conceptions ni de ses souffrances, que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours quand on voudrait attendrir les étoiles. Charles Flaubert. Madame Bovary.

7Dans Entrer dans une pensée, François Julien nous rappelle que la première phrase est « la mise en forme » d’une pensée qui est sa condition d’existence. Elle est, d’un début à une fin, ou d’un point à un autre point, la façon dont la pensée se lève et se met en tension. Elle opère comme un lever de rideau. Elle ne dit pas d’où elle vient et elle s’avance tel un véritable lancer de dés nous mettant devant cette énigme : par où peut s’opérer un commencement ? Mais cette première phrase opère une mise en place d’une pensée dont ne pourra plus se déprendre ou se dégager. On ne sort pas d’une première phrase.

8Entrer dans une pensée de François Julien scrute le point de départ des trois grands textes fondateurs dans leurs premières phrases. Chacune de ces phrases inaugurales parle explicitement des commencements. Les seuils de ces pensées deviennent alors clairement visibles par le jeu des différences entre les langues et les univers mentaux. La Bible s’ouvre par la création divine, le commencement ex-nihilo, celui qui fait surgir d’un coup, en tant qu’événement primordial, la totalité du monde. La pensée grecque avec Hésiode voit pour sa part le commencement comme un problème, une question à interroger, une articulation difficile de « l’être et du devenir » avec Héraclite. En Chine au contraire, la formule qui ouvre l’incontournable « classique du changement » : le Yi-Jing ne considère pas le commencement comme radicale nouveauté ni comme difficulté majeure. On n’y trouve qu’une simple amorce, l’enclenchement d’un processus de transformation continu qui se poursuit indéfiniment de luimême. Ni Dieu ni Être ne sont alors nécessaires car le processus permanent de transformation du monde n’apparaît pas comme une énigme insondable ni comme un commencement absolu. Voilà pourquoi en Chine le mythe fait peu d’usage et que la théologie tend vers zéro. Il n’est point besoin de chercher un sens ultime car « le ciel ne parle pas » comme a dit Confucius. Sa régulation se poursuit indéfiniment sans rupture ni événement crucial. François Julien. Entrer dans une pensée.

9Kafka écrivait dans l’écart de l’allemand, du tchèque, du yiddish, Becket dans une sorte de « transmutation » de l’anglais au français, Pessoa dans le défilé des différents « hétéronymes », n’écrit pas seulement en portugais mais aussi un anglais et quelquefois en français. L’écriture apparaît alors comme un espace d’extension et de rencontre entre des langues différentes, espace à l’intérieur duquel l’écrivain va trouver « sa langue », sa ligne propre, unique d’invention et de création. Jean-Marie Prieur. Ela.

10La pensée, ce sont des choses énoncées, écrites, qui sont là […] en transit sur des pages, attendant d’être transportée, ailleurs, formulée autrement… tout à coup, un paysage se dessine et on peut essayer de le tracer. Jacques Rancière

Le chef d’œuvre est multiple, sans fond, d’une richesse infinie nous donnant l’illusion de la vérité, de la complexité de la réalité et de l’infini. Charles Flaubert

11Les Irlandais produisent de grands écrivains parce qu’ils sont de tempérament prodigue. Ils sont prêts à gaspiller leur vie dans ces tâches ingrates qu’exige l’œuvre d’art. Les Écossais, au contraire, ne peuvent donner que des économistes et des moralistes, car ce sont des domaines où il s’agit de réduire au maximum le gaspillage, qu’il soit d’argent, d’effort ou de tension, grâce à des calculs minutieux. Ed.Wilson. Mémoires du comté.

12La culture dans l’informe de la vie, prend, classe, écarte, voire, rejette. Elle essaye de donner forme à l’informe. Elle nous aide à discerner mieux ou à deviner les formes multiples du monde. Charles Dantzig. Pourquoi Lire.

13Être témoin d’une mort affrontée avec courage et dignité ne nous confère ni l’un ni l’autre et nous inspire seulement de la pitié, un sentiment d’impuissance et de la peur. Richard Ford. Entre eux.

14Le poète ne dit qu’un seul mot toute sa vie, quand il parvient à le desceller des orages. Le seul mot n’est pas un mot seul, c’est un mystère caché au plus profond de notre intériorité. Les orages sont au plus profond de notre inconscient, au plus profond de notre enfance, de notre culture. Pierre Jean Jouve.

15Je ne parle d’art que parce que j’ai réussi à identifier l’art aux femmes et les femmes à l’art. Je juge les tableaux comme je juge les femmes, je les prends et j’en jouis comme il m’arrive de les prendre, elles, et d’en jouir. De la même façon aussi, je les oublie. Le beau est une femme, sinon il n’est rien (justification sexuelle du fait qu’il ne peut, comme on sait, y avoir de définition objective du Beau). Le Beau toujours a été une femme, quels que soient les prétextes idéalistes ou spiritualistes invoqués par des conceptions successives de l’art en usage dans la civilisation. C’est pour représenter des femmes, des « Vénus », que le réalisme a été inventé, qu’un système de représentations mentales de plus en plus raffiné a été élaboré. Je vais à l’art par bouffées. Je vais, je désire […] et de même que « l’idéal féminin » c’est toujours une fille aussi belle qu’intelligente, de même en art, l’idéal c’est de la peinture aussi belle qu’intelligente. Philippe Murray. Le journal 1978-1985.

L’Encyclopédie…ce magasin des choses utiles. Walter Mehring. La bibliothèque perdue

16Rien n’est aussi terrible qu’on le craint disent ceux qui connaissant mal la nature humaine, se figurent que la souffrance a un début et une fin, ceux qui n’ont surplombé que des gouffres familiers et n’ont jamais été emportés dans l’interminable sarabande de la peur. Aslki Erdogan. Le bâtiment de pierre. Acte Sud.

17En y repensant, tu te dis [que les élèves handicapés] ont représenté une part essentielle de ton éducation, que sans leur présence dans ta vie, tu n’aurais eu qu’une compréhension appauvrie de ce que « être humain » veut dire, une compréhension dépourvue de profondeur et de compassion, d’ouverture sur la métaphysique de la douleur et de l’adversité, car c’étaient ces enfants-là qui devaient travailler dix fois plus que n’importe quel autre pour se faire une place à eux. Si tu n’avais vécu qu’au milieu d’enfants physiquement avantagés, d’enfants tels que toi qui prenaient leurs corps bien formé comme allant de soi, comment aurais-tu pu apprendre ce qu’est l’héroïsme… Tu trouvais le jeune garçon sympathique, affable, amical et intelligent, et tu trouvais toujours absurde, même totalement scandaleux qu’il [en soit ainsi] et à chaque fois que tu le voyais tu te demandais quel dieu imbécile avait décrété que ce serait lui qui serait enfermé dans ce corps et pas toi. Paul Auster. Chronique d’Hiver. Acte Sud.

18Avec sa théorie des trois niveaux de réception d’un livre, Umberto Eco nous rappelle que le premier niveau est celui d’une lecture spontanée et hédoniste. Le deuxième, celui d’une lecture qui cherche à comprendre la nature de ce plaisir, le troisième serait celui d’une lecture de professionnel susceptible de saisir toutes les subtilités du texte.

La fin de la vie est amère. Il faut mourir aimable… si on le peut. Paul Auster

19Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, ce n’est pas un choc de civilisation mais une opposition entre des mentalités de l’âge de pierre au Moyen âge et des mentalités du XXIe siècle. Entre la barbarie et la rationalité, entre la civilisation et l’arriération, entre la démocratie et la dictature, entre la liberté et la répression, entre les droits de l’homme et la violation des droits de l’autre. C’est un choc entre ceux qui traitent les femmes comme des bêtes et ceux qui les traitent comme des humains. Les Musulmans devraient se demander ce qu’ils peuvent faire pour l’humanité avant que l’humanité puisse les respecter. Tahar Ben Jelloun. Le Monde. 26.09.09

20Au Laos, on entend les mêmes mots qu’on entendait au début du XXe siècle en France. Chez nous, la douleur n’est plus décrite avec un luxe de détails parce qu’on attend une réponse thérapeutique et que les mots font perdre du temps… La médecine formate les malades et les mots de la souffrance dépendent de la réponse médicale qu’on apporte. Notre séméiologie finit par prendre le dessus sur la demande des patients. Il faut écouter plus que parler, examiner inlassablement, rester proche de l’homme… Le rapport sur la fin de vie témoigne de ce sentiment. Il montre que la médecine ne commence réellement que quand elle est désarmée. Didier Sicard

21Nous savons tous que la mort est là, juste à la limite de notre champ de vision, par-delà le cercle lumineux de nos feux de camp. Camus disait qu’une seule chose est nécessaire, se réconcilier avec la mort, ensuite de quoi tout est possible. Mais nous nous obstinons à éviter son regard, à la dissimuler, à l’habiller en costume d’époque, à la piéger dans la musique ou le théâtre, à la réduire à des histoires de meurtres. Nous sommes si malins. James Sallis. Blue Bottle.

22Je crois, toute réflexion faite, qu’il ne faut jamais penser à la mort. Cette pensée n’est bonne qu’à empoisonner la vie. La grande affaire est de ne point souffrir, car pour la mort, on ne sent pas plus à cet instant qu’à celui du sommeil. Les gens qui l’annoncent en cérémonie, sont les ennemis du genre humain. Il faut défendre qu’ils n’approchent jamais de nous. La mort n’est rien du tout. L’idée seule est triste ; n’y songeons donc jamais et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant que ferais-je aujourd’hui pour me procurer de la santé et de l’amusement ? C’est à quoi tout se réduit à l’âge où nous sommes… J’ai une douzaine de fardeaux à porter, je me suis imposé tous ces travaux pour n’avoir pas un instant désœuvré et triste. Je crois que c’est un secret infaillible… Voltaire. Lettre à Madame du Deffand.

23Goethe qui prétendait ignorer la mort, avait été pris d’une frayeur extrême en la voyant approcher. Tout le monde n’affronte pas la mort avec la sérénité du père Bouhard, grammairien, qui avait conclu sa vie en murmurant : « je m’en vas ou je m’en vais ; l’un et l’autre se dit ou se disent ». Julian Barnes.

24Il n’est pas facile d’avoir affaire à un mourant comme il n’est pas facile pour un être en train de mourir d’avoir affaire à soi-même. Elisabetta Rasy.

25Les gens disent à propos de la mort qu’il n’y a rien à craindre. Ils le disent vite sans insister. Maintenant, redisons-le lentement : il n’y a RIEN à craindre… Julian Barnes.

26Quand il y a texte et photographies, le mieux est que la photographie ne soit pas l’illustration ni le texte un commentaire. Chacun vit de son côté comme la plage et la mer. Charles Dantzig.

Milan.

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27J’ai terminé cet épisode des « Copeaux de Littérature » en y mettant un terme, mais je ne l’ai pas achevé, car il pourrait être repensé autrement, je ne l’ai pas fini car ni sa forme ni son fond ne sont définitifs. En espérant toutefois que ce choix n’aura pas été trop « partiel, partial et caricatural » comme aurait pu le dire naguère Abraham Moles !


Date de mise en ligne : 27/08/2020.

https://doi.org/10.4267/2042/67618

Notes

  • [1]
    Alain Rey. Libre adaptation du Dictionnaire Historique de la Langue Française. Le Robert.
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