Hegel 2017/1 N° 1

Couverture de HEG_071

Article de revue

HIM, la Sculpture, le Corps, l’Esthétique et l’Éthique…

Pages 70 à 75

Quelques définitions succinctes de l’esthétique et de l’éthique…

1Pour commencer, je suggère cette définition de la philosophie esthétique empruntée à Jacques Rancière [1]. À ses yeux, elle est la seule à pouvoir faire abstraction du représenté dans l’image, sans faire référence à une valeur morale, et ce, pendant le temps précis de ce jugement esthétique, jugement esthétique nous amenant à regarder une œuvre d’art selon l’ordre des signes et détails présents dans celle-ci, selon le mode d’organisation des lignes, surfaces et volumes et aussi selon le mode de scansion des couleurs chaudes et froides. Mais pour la peinture abstraite ? m’objecterez-vous. Eh bien, elle qui se veut dégagée de la réalité, emprunte quand même ses formes et ses couleurs à cette même réalité ! Le fait qu’il existe des rapports entre l’art et la morale implique que ces valeurs ne coïncident pas. Le beau peut exister sans le bien et le bien sans le beau et mais aussi sans le vrai. En contrepoint, je continuerai en vous suggérant une seconde définition, plus subversive celle-là, de Ludwig Wittgenstein [2] dans ses passionnantes Leçons sur l’Esthétique. « Vous pourriez penser que l’Esthétique est une science qui nous dit ce qui est beau » dit-il en trouvant cela ridicule et en ajoutant « que l’Esthétique devrait inclure la question de savoir quelle sorte de café a un goût plaisant ». Il rappelle qu’il y a un domaine où l’on exprime son plaisir en goûtant un mets, un vin où en respirant un parfum mais que le domaine de l’Art est totalement différent même si notre visage peut avoir les mêmes expressions, avec les mêmes réactions de plaisir, de gêne, voire de mécontentement et même de dégoût. Réactions nous suggérant d’entrer dans un questionnement de l’éternel pourquoi ? Sans oublier, comme nous le rappelle Woody Allen, que l’absence de réponse est déjà une réponse !

2L’éthique, elle, est un choix de vie en fonction de certaines valeurs. Ces valeurs peuvent être « la gloire pour Achille, le pouvoir pour Cléopâtre, l’honneur pour Pouchkine, la vengeance pour Colomba, le service des hommes pour le médecin, le salut de la patrie pour les militaires, la création pour l’artiste, le bonheur par la sagesse pour Epicure, la vérité » pour le philosophe Marcel Conche, nous rappelant que l’éthique implique des devoirs « conditionnels » car découlant d’un choix initial à quoi l’on n’était pas obligé. Le choix d’une éthique est d’autant plus libre et licite, s’il reste dans les limites fixées par la morale qui, elle, est une exigence « inconditionnelle » relative au respect d’autrui [3].

2001… Du Him de Maurizio Cattelan aux…

3Maurizio Cattelan, s’était inspiré du Pauvre petit garçon, nouvelle du recueil Le K de son compatriote Dino Buzzati [4], mettant en scène un jeune enfant autrichien de cinq ans, souffre-douleur de ses camarades de jeu du jardin public. Appelé « Dolfi » par Klara, sa mère, et « La Laitue » par ses compagnons de jeu qui vont l’agresser physiquement. Sa mère le voyant le visage ensanglanté, finit par l’emmener, accompagnée d’un « au revoir madame Hitler » des autres dames.

4Him suscita à sa création en 2001, une désapprobation générale aussi bien à New York qu’en Europe à Rotterdam et Munich. En 2012 dans l’ancien ghetto de Varsovie, l’œuvre fut considérée comme « une torture esthétique » et « une provocation insensée insultant la mémoire des victimes juives du nazisme ». En novembre 2016, Maurizio Cattelan accepta d’exposer à Paris son œuvre réunie autour de Not Afraid of Love. De longues files attendaient calmement aux portes du Musée de la Monnaie, quai Conti. Les enfants d’à peine dix ans s’agrégeaient à leurs jeunes parents ou à leurs beaucoup moins jeunes grands parents ! Des escaliers monumentaux les amenèrent, sous un cheval suspendu ou une femme clouée au mur, voire sous des pigeons perchés sur les cimaises, vers de majestueuses salles. Le Pape Jean-Paul II y gisait, écrasé par un volumineux météorite sur une moquette rouge vif dans le silence de la Nona Ora, interrompu régulièrement par les roulements du Crabe-Tambour bien installé, jambes pendantes, dans les cimaises. Toutes les salles communiquant par un large couloir, l’unique perspective fut le dos d’une petite statue grise et noire, avec en contrepoint, de salle en salle, deux chiens et un poussin, un cheval dont la tête avait traversé le mur, deux frères allongés dans le même lit et la tête d’un Cattelan au regard candide quoique dubitatif, émergeant du parquet !

Palais de la Monnaie. Paris 2016 © jmandre

figure im1

Palais de la Monnaie. Paris 2016 © jmandre

5Mais la basse continue de notre contrepoint, fut cette silhouette et son dos gris s’allongeant et s’élargissant à mesure de notre progression. Him, nous apparut, alors de dos, dans ses mensurations réelles de 101 x 41 x 43 cm et plus petit que nature ! En contournant, cet enfant en ronde bosse et en résine de polyester, cet Him, ce Lui sans nom, devient de face, un adulte à genoux, les mains croisées comme en prière. Son costume, ses chaussures, ses cheveux, ses sourcils, sa moustache sont un vrai costume, de vraies chaussures et de vrais phanères. La cire imite la peau de façon réaliste. Mais le visage et le regard ne sont pas ceux d’un enfant mais d’un adulte et plus précisément ceux d’Adolf Hitler. Jean Genet en 1986, dans Un captif amoureux [5], nous avait rappelé que « la première quotidienne et inexorable obligation de Hitler, c’était de conserver, pour le réveil, sa ressemblance physique, le balai de moustache taillée, presque horizontale, chaque brin semblant sortir des narines, la mèche noire et lustrée n’ayant pas le droit de se tromper de côté sur le front glacé pas plus que la croix gammée ne devait tourner ses pattes vers la gauche, l’éclat coléreux ou cajoleur de l’œil, c’était selon, le timbre ni le reste qui ne peut être dit ». Et, là, sous nos yeux, à genoux, il semble prier, voire demander pardon pour ses crimes contre l’humanité. En 2013 à Dunkerque, le choc fut total car nous étions face à l’incarnation du mal. Ce corps agenouillé en prière, nous renvoyait une image « humanisée » qui n’était pas notre image et qu’à aucun prix, nous ne voulions qu’elle le soit. Ce choc nous était d’autant plus intolérable que pour en sortir, il ne nous restait que la violence physique ou verbale de l’invective…

figure im2

Palais de la Monnaie. Paris 2016 ©jmandre

figure im3

Palais de la Monnaie. Paris 2016 ©jmandre

6Et pourtant, en ce mois de novembre 2016, parents et enfants vont, dans le silence et le calme du Palais de la Monnaie à Paris, aller d’une œuvre à l’autre, subjugués par le dos de cet enfant. Contourné lentement, son visage jaillit tel un diable hors de sa boîte. Cet Him, ce Lui sans nom mais « humanisé », a le visage d’un homme responsable de millions de morts, de millions d’être « humains déshumanisés » par le nazisme et transformés en objets que les sonder-kommandos amoncelaient avant de les enfourner. Le fils de Saul, le film de László Nemes nous l’a récemment rappelé en 2015. Certes, plus d’un demi-siècle sépare les enfants présents à cette exposition, des heures noires de l’histoire de l’humanité auxquelles nous finissons par sembler nous habituer.

7Him peut passer, à lui seul, pour un véritable oxymore. De manière analogue, pour Hegel, ces contraintes inconciliables pouvaient se résoudre par le recours à la dialectique conduisant finalement à une réconciliation des contraires, ici l’innocence enfantine et là, dans la noirceur criminelle, sa négation. Mais quid de la synthèse hégélienne et de sa « négation de la négation » ? Celle proposée jadis par Charlie Chaplin ou celle, contemporaine, peut-être proposée par Maurizio Cattelan ?

8Face à cet enfant et à son double, comme le fut Charlie Chaplin pour Hitler en 1940 dans Le Dictateur. Dans ce film culte, le barbier juif-Charlie Chaplin, au terme d’un quiproquo final, se retrouve face à une foule immense, hypnotisée et fanatisée par la voix d’Hynkel-Adolphe Hitler-Charlie Chaplin, dictateur de la Tomainie, éructant dans la « langue des aboyeurs et des assassins », celle d’Adolf Hitler et des nazis. Mais là… à travers les haut-parleurs disséminés dans la Tomainie et l’Osterlich voisine, venant d’être envahie, s’élève une voix de paix et d’amour d’autrui sur un fond musical en apesanteur, aussi lumineux que celui du Prélude de Lohengrin de Richard Wagner. Et cette voix est celle de notre barbier juif – Charlie Chaplin ayant pris la place d’Hynkel – Charlie Chaplin. L’audace de celui-ci fut, en son temps, aussi mal perçue que celle de Cattelan. La crudité de l’auto-mise à nu du visage de Chaplin fut vilipendée, calomniée, méprisée car jugée indécente comme le rappela Hannah Arendt, dans son essai La tradition cachée, en prenant la défense de Chaplin. Depuis, celui-ci avec le temps, est devenu un monument du cinéma et Le Dictateur, un chef d’œuvre incontournable. Ou bien, pourrions-nous envisager la seconde synthèse dialectique ? Celle que Maurizio Cattelan a peut-être choisi en nous assénant, quelques mètres plus loin, All et ses neuf cadavres allongés sur le sol dans leur linceul de marbre blanc de Carrare, rejoignant l’éternel silence des gisants des cathédrales du Moyen Âge. Pour des anciens ou des néo nazis, enfin ragaillardis par la republication récente de Mein Kampf, leur code de la route éthique, cette vision aurait pu, en revanche, leur sembler blasphématoire !

…Twins Towers et à Karlheinz Stockhausen en cette même année 2001

9À la différence des Pyramides égyptiennes qui nous contemplent depuis plus de quarante siècles, les Twins Towers, autres sculptures emblématiques et symboliques de nos temps modernes, furent détruites dans l’attentat du 11 septembre 2001 à New-York. Elles peuvent illustrer bien involontairement la disjonction du jugement esthétique et du jugement moral, avec les propos tenus par Karlheinz Stockhausen qui fut et reste l’un des musiciens phares de l’avant-garde musicale du XXe siècle avec Pierre Boulez, Luigi Nono, György Ligeti, Luciano Berio, Bruno Maderna et Iannis Xenakis. Mais son « Ce à quoi nous avons assisté, et vous devez désormais changer totalement votre manière de voir, est la plus grande œuvre d’art réalisée : que des esprits atteignent en un seul acte ce que nous, musiciens ne pouvons concevoir, que des gens s’exercent fanatiquement pendant dix ans, comme des fous, en vue d’un concert, puis meurent… » provoqua une stupéfaction quasi générale, une indignation, une douleur et une colère, nous faisant prendre conscience de la douleur, la colère que ce carnage avait suscitée chez ceux qui en avaient souffert ou en avaient eu connaissance sur place ou par la diffusion continue d’images. Ils avaient oublié ou ils ignoraient les propos des scientifiques américains parlant des « magnifiques champignons » des premiers essais nucléaires à ciel ouvert, tout en transférant sur Stockhausen toute leur colère, faute de pouvoir le faire sur les véritables assassins, répétant en cela inconsciemment le syndrome du « poème à la mémoire de son étourneau mort » de Mozart, écrit quarante-huit heures après la disparition de son père : « Saigne mon cœur à cette seule pensée… car il dut éprouver de la mort l’amère douleur… comme à l’improviste, il s’est évanoui et n’eut pas de pensée pour celui qui sait si bien rimer ». Poème qui fut ô combien reproché à Mozart. Quant à l’image de l’explosion, prise hors de tout contexte humain, elle était peut être « esthétiquement sublime » au sens kantien du terme mais moralement intolérable, insupportable car pour paraphraser Georges Steiner « nous sommes complices de ce qui nous laisse insensibles ». La réponse à Stockhausen vint d’un musicien américain, John Adams, en 2002 avec On the transmigration of souls et son espace de mémoire avec double chœur mixte d’adultes et d’enfants, orchestre symphonique et bruits urbains enregistrés. Pendant 25 minutes, les prénoms des victimes égrenés et ponctués d’un missing/disparu résonnent comme un glas au cœur d’une masse sonore déchirée par les appels d’une trompette, rappelant ceux de la Question sans réponse de Charles Ives, en 1906, dans un sublime kantien nous écrasant dans la douleur et la compassion. Car, pour nous, à tout moment dans notre siècle, la hache de l’histoire pourrait de nouveau s’abattre !

Le corps, l’espace, Heidegger et Levinas…

10Ce choc peut aussi venir du rapport du corps de Him à notre propre corps et à notre propre espace. Cela nous ramène à Martin Heidegger, violemment controversé, lui aussi, depuis la publication des Cahiers Noirs, pour ses liens avec le parti nazi. Il avait jadis suggéré de revenir au IVe siècle avant JC à La Physique d’Aristote pour qui l’espace était perçu à partir de notre propre corps occupant un espace, le sien [6]. Mais le grec, plus précis que le français, utilisait trois mots différents pour désigner l’Espace. Le corps dans son espace était le Soma et le volume ainsi délimité par le Soma était le Topos. Les limites de ce Soma et de ce Topos étaient, pour les Grecs, ce à partir de quoi quelque chose commence et nous entoure, le Kora. Le sculpteur, de ce fait, « se figure » sans cesse un espace à trois dimensions pour y créer une œuvre qui remplira cet espace, en rendant visible la façon dont cette tête regarde le monde des êtres vivants et la façon dont ce corps se sent perçu par ce monde.

11Contrairement à la peinture, la sculpture a toujours privilégié le corps humain en tant que repère humain, hormis la sculpture animalière. C’est ainsi que la forme de l’artiste lui-même et son visage ont servi de volumes et de traits de référence, inconsciemment projetés dans les volumes des corps et dans les visages sculptés [7]. Connaître le volume des corps était le premier conseil qu’Auguste Rodin donnait à ses élèves. Regarder le corps humain à travers les traits du modèle, c’était pour lui, se confronter à la frontière du dedans-dehors, du vide et du plein. Michel-Ange en son temps y voyait déjà « les deux côtés de notre être ne faisant pas une unité, l’un imposant une limite à l’autre : Le corps et l’âme, ce qui en nous est solidement établi et ce qui est en devenir ». Le sculpteur nous amène donc à accepter l’idée d’une frontière que l’on cherche à voir et aussi à toucher dans un espace débouchant sur la caresse. À force de ne rien saisir, la caresse se contente d’effleurer. Elle glisse indéfiniment, elle cherche sans savoir quoi trouver et sans rien trouver tout en ne cessant de le faire. Elle marche à l’invisible. La caresse transcende le sensible disait Emmanuel Levinas, lui qui connut les camps hitlériens du siècle dernier. À la pensée du regard qui, depuis Platon, voyait l’autre comme une chose parmi les autres choses en privilégiant sa seule identité, Emmanuel Levinas suggère une pensée du toucher que l’on pourra juger déconcertante car elle n’est plus bardée de certitudes mais gorgée de sensations [8]. Alors face à ce Him, ayant appartenu à la collection d’un mécène américain, juif d’origine autrichienne ayant échappé à la Shoah, puis vendu aux enchères newyorkaises chez Christie’s en mai 2016 pour 17 millions de dollars, tout peut devenir, pour nombre d’entre nous, impossible à supporter : le regard de ce visage, le toucher de ce corps, son prix, quant à la caresse… Heureusement, elle est interdite dans tous les musées !

Une petite histoire de l’esthétique de Xénophon à Gérard Genette…

12Sans vouloir plagier Witold Gombrowicz et son Cours de Philosophie en six heures un quart, conçu peu de temps avant sa mort, le moment est peut-être venu de re-parcourir rapidement l’histoire de l’esthétique née αïσθησίσ en Grèce au Ve siècle avant JC. Xénophon y désignait le beau par le mot καλὸκἀγαθός unissant sous un même joug, καλὸς le « Beau » à ἀγαθός le « Bien ». Pour les Grecs, il n’y avait là ni disjonction ni dilemme. Au IVe siècle avant JC, Platon dans Le Banquet, se posa la question de savoir si le Bien s’identifie toujours au Beau et si celui-ci s’identifie au Vrai. Face aux attaques des sophistes pour qui la vérité est une valeur comme les autres, il proposa une « dialectique ascendante » allant d’une beauté apparente à une beauté idéale, échappant à nos sens, en devenant « la splendeur du Bien ». Aristote dans ce même siècle, proposa de dissocier le Beau et le Bien de καλὸς du Laid et du Mal d’αίσķροσ. Passèrent les siècles, pour au IVe siècle après JC, entendre Plotin et les néo-platoniciens, confrontés au christianisme, dire que l’Art est l’antichambre du Bien devenue Beauté invisible. Ce que Parménide au Ve siècle avant JC avait déjà perçu en faisant la distinction entre un monde de l’apparence, de l’opinion et un monde de la réalité dont la science est issue. Progressivement, le Beau deviendra une dégradation du Bien d’apparence trompeuse. Chez les Grecs du IVe siècle avant JC, l’erreur, naissant de l’ignorance, n’était jamais commise volontairement et pouvait être corrigée par la connaissance socratique. Mais de cette image trompeuse naîtra l’image diabolique des iconoclastes niant le sens de l’image avec une méfiance exclusivement passionnelle et non plus rationnelle.

13L’esthétique, discipline philosophique consacrée à l’αïσθησίσ grec ou sensation du beau a pris son envol en Europe à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne avec Baumgarten en 1758, avec Kant en 1790 et sa Critique de la façon de juger et avec Hegel et son cours sur l’Esthétique publié après sa mort en 1831. Kant avait analysé les jugements de préférence nous amenant, par exemple, à préférer Cattelan à Rodin ou l’inverse ! Mais aussi les jugements de goût, parfaitement subjectifs, dont la densité dans les expositions peut atteindre des pics dignes de ceux de l’actuelle pollution urbaine avec les « c’est beau, magnifique, merveilleux, charmant, sublime ou insupportable voire immonde » ! Ces jugements de goût parfaitement subjectifs pouvaient néanmoins pour Kant, s’ils étaient liés à la forme, sans finalité et dépendant de notre seul libre arbitre, revendiquer à l’universalité dans « une contemplation tranquille » et j’ajouterai « silencieuse » ! De plus, Kant avait pris la précaution de mettre à part le sublime artistique et le sublime naturel qui eux, nous écrasent dans la fulgurance, la violence et le tragique.

14Puis vinrent Jean Paul Sartre en 1936 avec L’Imaginaire et Ludwig Wittgenstein en 1938 et ses Leçons et conversations sur l’esthétique et l’éthique [2]. Jean-Paul Sartre pensait que nous avions deux consciences, deux rapports au monde « exclusifs » pour nous donner des objets artistiques. Une « conscience réalisante » nous permettant de percevoir l’œuvre dans le réel de sa forme, de son espace et une « conscience imageante » nous permettant d’en saisir la beauté immatérielle sur un mode imaginaire. Pour Ludwig Wittgenstein, « beau, magnifique, merveilleux, charmant, sublime » ne sont que des interjections qui pourraient sans difficulté être remplacées par des Ah et des Oh. Il nous suggère même de regarder une œuvre d’art comme on regarde un costume. S’il est coupé et monté conformément aux règles professionnelles strictes, nous pouvons porter un jugement esthétique qui se résumera à « juste » « et correct » voire à « il me va bien » mais jamais aux mots « beau », « charmant » ou « magnifique ». Mais si pour une symphonie de Beethoven, ces mots « juste » et « correct » ne sont pas « corrects », ils le sont, en revanche, pour son interprétation à la Tribune des critiques de disques de France Musique ! Jean-François Revel était encore plus ironique que Wittgenstein. Dans son autobiographie, Le Voleur dans la maison, il nous conseille de nous méfier et de fuir « le verbiage jalonné de rapprochements vertigineux, d’enjambements racoleurs flattant un public ivre de mots et de son intelligence » [9].

15Je terminerai ce très bref survol de l’esthétique avec Gérard Genette [10]. « Quand nous aimons une œuvre d’art, nous avons tendance à penser qu’elle est objectivement aimable et qu’elle doit être aimée de tous pour leur beauté ». Mais pourquoi aimons-nous aimer ? Montaigne, en parlant de la Boétie, avait déjà répondu « parce que c’est lui, parce que c’est moi ». Dit en termes de l’esthétique cela donne : « j’aime telle œuvre d’art parce qu’elle m’émeut ». En bref, nous campons dans le « subjectivisme » qui insidieusement nous renvoie vers le « relativisme », « des goûts et des couleurs dont on ne dispute jamais » mais qui nous oppose à « l’objectivisme » affirmant que la beauté et les raisons de l’aimer se trouvent dans l’objet sans relation avec le sujet qui les contemple. L’immanence matérielle des œuvres d’art déborde rapidement dans leur transcendance car on n’accueille jamais deux fois la même œuvre d’art de la même façon. Le caractère actif de cet accueil suppose chez le spectateur, une attitude que Gérard Genette qualifie d’attention esthétique s’orientant spontanément vers une appréciation esthétique positive, négative voire un bof éloquent… L’interaction entre l’œuvre et l’activité mentale affective pour tirer plaisir de cette d’attention esthétique et de cette appréciation esthétique constitue la relation esthétique qui investit ce qu’elle veut, comme elle le veut.

Coda avec Vladimir Jankélévitch : le beau sans le bien, le bien sans le beau, l’art sans morale et la morale sans art…

16Nous avons pris conscience de la disjonction du jugement esthétique et du jugement moral. Le beau peut exister sans le bien et le bien sans le beau comme il peut y avoir un art sans morale et une morale sans art. Ces affirmations remontent au XIXe siècle et aux adeptes de « l’art pour l’art » pour qui l’art ne devait avoir aucune tendance moralisatrice. Faudrait-il choisir le « et… et » ou le « ou… ou » ? Points d’interrogation auxquels Vladimir Jankélévitch, dans son cours de philosophie morale donné à l’Université libre de Bruxelles en 1962-63 [11] apporta une réponse en utilisant indifféremment les mots de « morale » et d’« éthique ».

17Pour lui, l’œuvre d’art est visible, on peut la toucher et elle peut survivre à l’artiste. Elle nécessite du talent voire du génie mais personne n’est tenu de créer un chef d’œuvre et le talent voire le génie ne sont exigibles de personne. La création artistique est temporaire et intermittente et le spectateur n’est pas englobé dans l’acte esthétique car il n’est pas nécessaire d’être soi-même créateur pour juger lucidement d’une œuvre d’art. La création artistique, elle, est soumise à des commandements « hypothétiques » en respectant telles et telles règles de la tradition voire en les transgressant. L’idéal esthétique est hédoniste car il cherche à plaire sans se complaire dans le « déjà connu » pour nous amener à faire le saut dans le présent, l’inattendu, le provocant, le subversif, le fascinant, en trois mots le beau bizarre Baudelairien qui mettent en faillite nos points de repères.

18Quant à l’œuvre morale, elle n’a pas d’existence en soi. Elle est subordonnée à l’intention et à notre volonté qui est universelle et inhérente à tout être humain. Mais déjà Sénèque répétait à Néron et à ses contemporains que « l’on n’apprend pas à vouloir ». La vie morale occupe toute notre existence car nous y sommes plongés. L’idéal moral est doloriste car il ne cherche pas à nous faire plaisir. La règle morale, enfin, est impérative et les qualités morales sont exigées de tout le monde. Et Vladimir Jankélévitch, de sa voix légendaire que nous fait revivre Clémence Massart et son Asticot de Shakespeare, [12] de conclure avec son ironie mordante, sur l’existence d’un pont entre l’esthétique et la morale « puisque très souvent nous continuons à juger moralement les qualités esthétiques d’une œuvre même pendant le bref moment du jugement esthétique » !

All. Paris 2016. Palais de la Monnaie. © jmandre

figure im4

All. Paris 2016. Palais de la Monnaie. © jmandre

Bibliographie

  • Références

    • 1. Jacques Rancière. Le spectateur émancipé, 2008, La fabrique éditions.
    • 2. Ludwig Wittgenstein. Leçons et conversations. Folio-essais, N°190.
    • 3. Marcel Conche. La voie certaine vers Dieu. Les Cahiers de l’Egaré. 2008. p 7-13.
    • 4. Dino Buzzati. Le K. Pauvre petit garçon. Pocket Book. N°3641
    • 5. Jean Genet. Un captif amoureux. Ed. Gallimard. 19_6.p 166
    • 6. Martin Heidegger. Remarques sur art-sculpture-espace, Rivages poche/Petite Bibliothèque. 2009, N° 6247.
    • 7. Jean Marie André. La sculpture, le corps et l’espace. Hegel. Vol 6. N°2. 2016. p 154-15.
    • 8. Emmanuel Levinas. Totalité et Infini. Biblio Essais; n°4120; p 288-298.
    • 9. JF Revel. Mémoires. Le voleur dans la maison vide. Plon 1997. p 271-275.
    • 10. Gérard Genette. L’œuvre de l’art, 2010, Editions du Seuil.
    • 11. Vladimir Jankélévitch. Cours de philosophie morale, 2006, Traces écrites.
    • 12. Clémence Massart. L’asticot de Shakespeare. Site www.clemencemassart.fr

Date de mise en ligne : 27/08/2020.

https://doi.org/10.4267/2042/62027

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions