À propos de Louis Poirier alias Julien Gracq, professeur d’histoire
1« A quatre heures moins le quart le matin : je m’éveille dans ma chambre à carreaux rouges. Quel bruit ! La DCA tire vraiment beaucoup plus fort que d’habitude… Partout des vrombissements de moteur. Des mitrailleuses maintenant crachent tout près dans les champs autour de moi ». Quelques jours plus tôt, le lieutenant Louis Poirier du 137e RI trouvait que Winnezeelle (dans le triangle de Cassel, Steenvoorde et Bergues), était plongé « dans la verdure si jaune, puis le bleu si tendre des lins en fleur, entre les hautes cages de houblonnières » [1]. Mais à l’aube de ce 10 mai 1940, l’armée allemande envahit la Hollande, la Belgique pour s’engouffrer via le Luxembourg vers Sedan et encercler Dunkerque par l’ouest en faisant tomber dans la nasse les armées françaises et anglaises. La Hollande capitule le 15 mai, la Belgique le 28. Le 4 juin, Dunkerque tombe dans la confusion et le désordre d’un réembarquement partiel des troupes alliées vers la Grande Bretagne. Longtemps après la fin de la seconde guerre mondiale, Julien Gracq, un des plus grands romanciers français du XXe siècle, mais aussi professeur d’histoire-géographie et lieutenant dans l’armée Française du nom de Louis Poirier, pense qu’il retournera un jour à Malo les Bains et ses plages « livides des mers grises que visite à de longs intervalles, exsangue et flottant comme un ectoplasme de lumière, un fantôme de soleil blanc » [2]. Ces mêmes plages où en juin 1917 couraient nus, les soldats permissionnaires du front pour plonger dans le ressac glacial de la mer du Nord et se laver de toutes les souillures d’une humanité devenue folle dans les tranchées. C’est en « marchant… en lisant et en écrivant » que brusquement, lui est revenu ce souvenir qu’il publiera sous le nom de Julien Gracq en février 1992 chez José Corti dans les Carnets du grand chemin.
Carnets du grand chemin…
Mouton noir pour quelques moments… je rejoignais la grande transhumance…
2Brusquement, le souvenir m’est revenu de l’après-midi d’octobre 1939 en venant du « dépôt de Quimper je rejoignais mon bataillon… Je marchais allégrement dans l’air déjà vif, content de ma solitude d’une heure, de la route blanche, des chemins verts, du soleil jaune. Gaiment ? Ce serait beaucoup dire : je n’étais pas tellement pressé de voir le bout de ma route, pressentant bien - entre autres éventualités moins proches - qu’à la popote encore fastueuse de l’artillerie lourde allaient succéder les chemins glaiseux et les écarts pleins de fumier dévolus à l’infanterie. Mais je me sentais, délesté, sans amarres, sans attaches, faisant sonner la route à neuf de mes semelles ferrées : une nouvelle donne de ma vie commençait, à laquelle l’histoire présidait sèchement, salubrement. Mouton noir pour quelques moments, et peu décidé à renoncer à mon quant-à-soi, je rejoignais la grande transhumance » [3].
Un champ de bataille revisité vingt ou trente ans après la guerre…
3« Relègue l’événement qui l’a marqué dans un plus-que-passé qui demanderait pour le signifier un temps inédit du verbe, tout comme le grenier de l’enfance plein de toiles d’araignée, garde pour nous les traces non pas d’une étape de croissance, mais d’un cycle vital clos… Rien du mode de vie étrange expérimenté un moment dans ces lieux de violence élémentaire n’éveille plus en nous le mouvement familier qui en rouvrirait l’accès au souvenir: chemins et haies, fermes, canaux, ponceaux, écluses, regagnent l’anonymat des signes conventionnels d’une carte d’état major. Et si on fait cette visite, comme il m’est arrivé en compagnie d’un indifférent ennuyé, on se sent porté à lui donner raison, et sans goût aucun pour ranimer laborieusement des fantasmes où tout serait désormais mensonge : le « je » qui revient excursionner est un autre qui n’a plus grand-chose de commun avec le somnambule amorti, discontinu, pour qui le temps, les sons, les distances et même la lumière, avaient changé de vitesse et de timbre, d’échelle et de coloration. La campagne de Gravelines et de Saint-Georges, de Bourbourg, Téteghem, Bergues et Hoymille, reconstruite déjà, mais d’une manière fonctionnelle, brouillait en outre le réseau de repères qui subsistait seul vaguement dans ma mémoire. De ce paysage dépollué et rebaptisé qui me soufflait à l’oreille : la guerre, mais quelle guerre ? [Un] souverain dédain frappait d’insignifiance essentielle tous ces songes [et] ceux dont il refusait de se constituer le tuteur » [3].
Le rouge et le vert ou les deux cahiers
Le Conquérant
4Nous aurions pu en rester là avec un auteur qui après avoir été élu, a refusé le Prix Goncourt en 1951. Mais Julien Gracq avait légué à la BNF, entre autres, deux cahiers d’écolier. L’un rouge frappé de la marque Le Conquérant avec un intitulé manuscrit : L. Poirier. Souvenirs de guerre. Le lieutenant Louis Poirier, professeur d’Histoire et de Géographie, y décrit au jour le jour, trois semaines de guerre du 10 mai 1940 à Winezeelle au 2 juin 40 à Hoymille dans le quartier du Pont de Zyckelin, date à la quelle il fut fait prisonnier par l’armée allemande. L’autre cahier, vert, contient un récit sans titre de Julien Gracq, le romancier, dans lequel il tente d’y saisir, à travers la fiction, l’expérience de la guerre en deux journées : celles des 23 et 24 mai 1940. Après sa mort le 22 décembre 2007, ces Manuscrits de guerre furent publiés en 2011 toujours chez José Corti [4]. Ouvrage sur lequel il faut se précipiter. Ouvrage exemplaire à lire, relire et méditer pour tous ceux qui ont, auront ou auraient eu un jour la velléité d’écrite voire de faire la guerre !
Le Cahier Rouge des Souvenirs de guerre…
22 mai 1940… retour en France
5« Au matin de ce 22 mai, nous sommes en France. Voici bouclé ce curieux périple de dix jours dans les Pays-Bas. Nous avons réalisé ce tour de force de zigzaguer dix jours à travers la Hollande et la Belgique envahies, [et cela] sans tirer un coup de fusil. Et maintenant nous allons être engagés alors que tout est perdu, on le sent. Mais allons-nous seulement être engagés ? On finit sérieusement par se le demander ». Quant à la gare de Dunkerque, elle « paraît somnolente » même si depuis trois jours les bombardements se multiplient. Les hommes de troupe sont affamés. De plus, ayant découvert une distillerie près des voies de chemin de fer, ils sont ivres morts avec un alcool industriel imbuvable mais les « Bretons, si sympathiques, sont devant l’alcool comme des sauvages » [4].
23 mai 1940… débarquement à Gravelines
6« Les hommes, le ventre creux, rechignent à marcher, sur la limite de l’insubordination. Ma section s’installe aux Huttes, faubourg de Gravelines, au-delà d’une vaste prairie coupée par la grande route de Dunkerque ». Le lieutenant Poirier et sa section essaient de canaliser les réfugiés, dont le flot déborde sur la route. L’ordre est donné de diriger les Belges sur La Panne, et de leur faire rebrousser chemin. « Ils se répètent l’un à l’autre d’un air crédule « La Panne ? » et retournent résignés… jusqu’au prochain chemin de traverse, je pense… Peut être en viennent-ils ? ». Il envoie deux hommes acheter du pain pour la section dans une boulangerie, et fait installer ses hommes dans une salle de café vide. Il place ses F.M. dans la prairie, face à Gravelines au sud-ouest. Vers le soir, un message du bataillon lui annonce que « quelques chars allemands coupés de leurs arrières sont signalés errant dans la région, à court de munitions et tirant à blanc pour semer la panique ». Les hommes restaurés, sont maintenant d’excellente humeur et alléchés à l’idée d’un gibier aussi facile [et] sont persuadés de leur importance car « nous tenons la grande artère : la route de Gravelines à Dunkerque ». La seule ombre au tableau est que le chargeur du FM est ivre mort comme « un vrai sac de viande » relevant du conseil de guerre. « Mais on me rirait au nez ! ».
24 mai 1940… le baptême du feu
7L’ordre est donné de regrouper la compagnie et de se porter vers Saint-Georges à 5 km au Sud-Est le long du canal de Bourbourg. Au même moment, « Tout à coup, folâtre, inattendu comme un éternuement, siffle à quelques mètres au-dessus de nous la première gerbe de balles. L’impression n’est pas très violente et nous apprenons [maintenant] que les chars ne tirent pas tous à blanc ». Le Lieutenant Poirier apprend en route que son général de division a été fait prisonnier à Boulogne sur Mer et que son général de brigade a été tué en essayant de s’échapper. Comme Persée regardant le reflet de l’hydre de la Gorgone dans son bouclier pour ne pas à avoir à la regarder en face et mourir, Louis Poirier dérive, face au réel, vers l’humour et la culture. « J’aurais bien mieux aimé me battre dans une ville que dans une campagne. Ces caprices de petit-maître m’écartent passablement du parangon du parfait soldat ». Ici, il ajoute, un peu plus loin, en citant le Maldoror de Lautréamont que « la journée ne se passera pas sans que quelque tragique événement ne nous ait tous les trois plongés dans le lac du désespoir ». Là, il trouve que « c’est la nuit du silence magique : nous marchons sur une mer dont les vagues se seraient figées ». Ou encore que les hautes murailles industrielles, longées dans leur marche, ressemblent à celles des peintures de Chirico. Mais ni la culture ni l’humour ne nous protègent vraiment du réel. Ils stimulent tout au plus notre aptitude à peu près inépuisable à surnager !
25 mai 1940… Bourbourg et le side-car
8Archives de Dunkerque. Fond Chatelle (Détail) Cote 5Z16
9Ce gros bourg est à peine retouché par les obus. Les hommes de la section longent sous le soleil un canal bordé de grosses bornes de fonte et d’un pont de fer. Il n’y pas âme qui vive. Et… un side-car débouche à plus de 80 à l’heure dans leur direction. Le voici à vingt mètres mais… ces casques ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! Louis Poirier voit alors dans une espèce d’instantanéité, S. dégainer et tirer. « Le mien [de pistolet] est bouclé dans ma ceinture… Les deux Allemands se jettent sous leur side-car à 7-8 mètres de nous. Il a dû y avoir une douzaine de coups de feu. J’ai sorti maintenant mon pistolet, mais pas moyen de l’armer… Silence total une bonne dizaine de secondes. Puis en chœur, à la même seconde, S. et moi nous nous mettons à hurler. Le son démesuré qui nous sort de la gorge m’épouvante presque : c’est quelque chose d’assez sauvage. Nous… gueulons »… « Prisonniers !
10Prisonniers ! Derrière le side-car, en non moins épouvantable : une scène de ménagerie. Conviction immédiate, que celui qui hurlera de la façon la plus horrifiante va posséder l’autre, l’annihiler ». Un des deux soldats allemands a une balle dans le poignet, l’autre un trou minuscule en pleine poitrine et un filet de sang comme le Dormeur du Val de Rimbaud. Il crie faiblement « Sanitaire ! Sanitaire » avec un regard où vie et mort se mêlent dans l’angoisse de l’arrivée des soins. Le camarade au poignet brisé pleure. Une haie de curieux apparait en fond de scène pour se multiplier progressivement. Un médecin se penche sur les blessés. D’autres félicitent les deux soldats « mais je ne fais pas très bonne figure dans cette affaire, avec mon étui de pistolet bouclé » pense Louis Poirier qui retrouve enfin le PC du bataillon pour apprendre du commandant qu’il a reçu l’ordre de reprendre Saint-Georges. L’ambiance a changé. Le commandant parle de fusiller les deux blessés. Quant aux civils, ils ont tabassé les blessés à coup de talons. A la gare de Bourbourg, des civils réfugiés en attente depuis trois jours cherchent en vain une locomotive ! Le cuisinier va leur servir d’éclaireur avec le side-car, en bon état de marche, lui, jusqu’à Saint-Georges, les Allemands s’étant retirés sans combat. Mais les choses vont rapidement se dégrader. Les Messerschmitt mitraillent le village. Le capitaine de la batterie d’artillerie est déchiqueté par un obus. Les vides vont se multiplier les jours suivants parmi le corps des officiers et la troupe.
28 mai 1940… l’Angleterre ou Teteghem ?
La veille
11Louis Poirier, frigorifié au sortir de la nuit, grignote les Knackebroot subtilisés aux deux prisonniers allemands de Bourbourg, tout en faisant soigneusement disparaître les emballages de peur d’être fusillés au cas où il serait fait prisonnier ! Mais rapidement des balles, venues d’une position arrière, se mettent à siffler au dessus de leurs têtes dans « un grand tintamarre de gamelles ». Les hommes ont alors le sentiment pénible d’être « toujours pris à contre-pied, dans cette guerre ; toujours surpris en état d’ahurissement ».
Le 28 mai dans la matinée, le décrochage se fait sans difficulté
12Les hommes affamés rejoignent par Craywick la grande route de Gravelines à Dunkerque. Les abords ouest de cette ville semblent ne pas avoir souffert. Les avions et la fumée occupent le ciel. Avec « l’écho sourd et déroutant des bombes, qui semblent toujours tomber loin et jouer à cache-cache avec nous… dans les hurlements continus de sirènes » [et avec] la brume grise de la fumée de trois énormes foyers d’incendie flottant au fond de rues lointaines. Le contournement de Dunkerque se fait par le sud et la gare de Coudekerque « encadrée de trois énormes cratères de bombes » puis celle de Rosendaël. Là, les rues sont pleines à craquer de véhicules et de soldats dans une atmosphère d’évacuation vers… l’Angleterre ? La pluie se met alors à tomber « en lourdes averses ajoutant à l’impression générale d’accablement. Et toujours rien à manger ». Le bataillon de Louis Poirier a l’impression de marcher vers la mer comme tout le monde. Mais cette impression est trompeuse car l’ordre leur est donné de bifurquer vers la droite et Teteghem.
Le moral de la troupe est au plus bas
13« Il va falloir encore marcher le ventre creux, tourner le dos à Rosendaël et Malo, si attirants avec leurs maisons intactes et la quasi certitude d’y trouver à manger… avec la fureur morne de croiser à chaque instant des hommes qui refluent vers Dunkerque ». La route de Teteghem, sous une pluie d’orage et sous un « ciel d’apocalypse, noir comme de l’encre », est bordée de chaque côté « avec la régularité des pylônes d’Egypte ou des tombeaux de Chine, basculés au fossé tous les vingt mètres, à perte de vue les camions anglais, comme une espèce d’immense portique à la Déroute ». Et enfin, Teteghem qui grouille de troupes agglomérant les débris de toutes les unités engagées. Mais on y trouve aussi avec, un morceau de lard et de la paille pour que « chacun se referme sur lui-même » et puisse dormir !
29 mai… où allez-vous ? Les Allemands sont à un quart d’heure !
Officier sans troupe : quel rêve inavoué de chacun en ce moment !
14L’atmosphère est lourde. Beaucoup veulent retourner vers Dunkerque et embarquer vers l’Angleterre. L’artillerie et l’infanterie s’entremêlent sans véhicules, parfois sans fusils. Pas un mot entre les groupes. Rassembler les deux sections est difficile car « certains manquent, d’autres répugnent à se mettre en rangs ». Une petite troupe de quarante hommes finit par se mettre en branle vers leur ordre de mission : défendre le pont de Zyckelin prés de Bergues. « Où ? …Débrouillez-vous ! ». Il n’y a plus de cartes. Les choses vont rapidement se gâter car les cinq mille « retraitants » français et anglais qui se sauvent vers Dunkerque accélèrent le pas en arborant plus clairement les couleurs de la déroute, face aux quarante « montants » qui doivent, sous les quolibets, s’écarter pour leur laisser le milieu de la route. Route dont les deux côtés sont inondés dans les Moëres. « Où allez-vous comme ça, les gars ? Vous allez pas vous faire tuer, quand même ! Il est pas complètement dingue çui-là », les quolibets fusent le doigt pointé vers le lieutenant Louis Poirier. Quatre éclatements violents de cent cinquante à deux cents mètres derrière eux et c’est la débandade. Plus de sections… plus personne. Tous fuient à travers les champs et l’eau des Moëres. Il reste un seul homme ! « Officier sans troupe : quel rêve inavoué de chacun en ce moment ! ».
La route est débarrassée de cette gadoue humaine
15Celle contre laquelle Louis Poirier se sentait pâlir d’une rage impuissante. Sa section va suivre « une petite route fleurie et méandreuse » passant par Notre-Dame des Neiges pour rejoindre le Pont de Zyckelin dernière étape de « notre Odyssée ». Odyssée d’Homère sans son retour ou Anabase de Xénophon sans son salvateur Thalassa, Thalassa final ?
16Ce pont-levis enjambant le canal de la Basse-Colme est actuellement levé. D’un côté du canal, quelques maisons barrent en partie la vue de Bergues et ses clochers ; de l’autre, le village d’Hoymille borde l’autre berge. Sur place, un lieutenant lui explique qu’il est pressé et que le pont miné ne doit s’abaisser sous aucun prétexte. En quelques minutes, le lieutenant Poirier va recevoir une leçon de mise à feu du système avec ensuite le conseil de courir ventre à terre pour éviter les débris. « Là-dessus, bonsoir et démarrage en quatrième vitesse. L’ennui c’est que nous ne savons pas quand nous devons faire faire sauter le pont ! ».
Bergues
17Sur la berge d’en face, apparaissent en nombre des « retraitants » à qui l’on conseille d’aller traverser plus loin en aval. Sourds à ces suggestions, la tension monte parmi ceux-ci. Les Anglais, ne comprenant pas les explications données, jettent leurs armes et traversent à la nage pour fuir à travers champs. Les Français qui ne savent pas nager, braquent leurs fusils sur Louis Poirier en insultant les officiers en général et lui en particulier. « Que faire ? Nous ne pouvons tout de même pas rester à deux à tenir cette tête de pont ». Il leur semble inutile de parlementer plus, et dès la réception du mot « ambigu » du commandement, ils allument la mèche et se mettent à courir… « La déflagration est assez majestueuse et découronne quelques toits. J’éprouve un extrême et enfantin plaisir ».
18Le retour à Hoymille se fait tête basse et en silence. La troupe restante est mise en position deux cents mètres en arrière des maisons de façon à avoir des champs de tir vers la rive très basse de ce côté. Un capitaine ne semble pas partager les plans du lieutenant Poirier qui affiche à son égard un mépris sidéral. Pour lui, derrière ce genre d’individu, « il n’y a rien »… du simulacre, du faire comme si, comme de donner l’ordre de mourir sur place dans une « défense héroïque » pour se rendre ensuite aux Allemands à Dunkerque dans un gonflement d’âme parce que la procédure aura été respectée. Il dit ressentir « la même gêne horrible qu’à une messe dite par un prêtre athée ».
19Archives de Dunkerque. Fond Chatelle (Détail) Cote 5Z16
20A Zyckelin, la tête de pont s’est étoffée pendant ce temps avec deux chars Hotchkiss. Il semble qu’il y ait eu un récent réglage d’artillerie sur Hoymille car l’horloge de l’église a fait place à un trou béant. Louis Poirier et ses hommes s’installent dans la maison du marinier dont les habitants seraient « des Autrichiens la femme surtout ». Et puis les Anglais vont être leur providence. Un vrai cimetière de camions anglais est tout proche avec un canon de 25 en bon état avec ses munitions mais sans les fils de la lunette de visée, un fusil anglais avec lequel Louis Poirier tirera les seuls coups « sérieux de sa vie », des vivres et de nombreuses boîtes de cartouches… de Craven A.
30 mai 1940… « Dans ma péniche - Au pont de Saint-Cloud »
21L’hémorragie des « retraitants » semble se stabiliser. La tête de pont de Zyckelin se regarnit peu à peu… Des soldats anglais s’y sont joints. Certains creusent des tranchées. D’autres viennent de traverser le canal à la nage. Trempés, ils se changent, dans une des maisons d’habitation abandonnées, avec des vêtements civils qui pourraient les faire prendre comme francs-tireurs en cas d’assaut final. Mais le pragmatisme anglais va bien au-delà de cet avenir ! Ici et maintenant, ils trouvent stupide de ne pas se mettre confortablement au sec alors qu’ils sont mouillés ! De plus, dans ces maisons, on y trouve des victuailles, pommes de terre, conserves de petits pois et de champignons et du vin. Cerise sur le gâteau, parmi ces soldats, il y a même un cuisinier et un excellent dîner en perspective ! Il y a de plus un phono et des disques qui vont tourner en boucle et à tue-tête recréant l’ambiance d’une guinguette du bord de Marne avec « Dans ma péniche - Au pont de Saint Cloud ». « Cette musique idiote va devenir très vite comme un besoin physique… Nous ne nous lassons pas de l’écouter. Elle entretient une vague fébrilité ; une ébauche d’étourdissement qui nous fait glisser sur les heures ».
31 mai 1940… la dernière lettre
22La matinée est calme. Les Anglais se sont éclipsés pendant la nuit. Une section va quitter la tête de pont car insuffisamment armée avec un fusil pour trois hommes ! « Impossible de ne pas se sentir déprimé à voir une troupe qui quitte les lignes ». En début d’après midi, un mot du bataillon les invite à écrire à leur famille. « C’est un peu la cigarette et le verre de rhum » et une « dernière lettre » que Louis Poirier écrivit sans enthousiasme. Mais très rapidement l’atmosphère de cette journée, où le soleil cogne dur, change. Les Stukas commencent leur ronde au-dessus de Bergues. Les bombes ébranlent les murs des maisons. « A un kilomètre en face de nous, une mitrailleuse claque sec et fait s’envoler les derniers [retraitants] comme une volée de moineaux ».
Puis vint le silence… ils sont là !
23A deux kilomètres de là, à la jumelle, dans un champ près d’une grosse ferme flamande, « une cinquantaine de voitures allemandes dans un grand bruit de moteurs et sans gêne, s’installent sans plus se cacher qu’à l’exercice ». Placées où elles sont, les sections squelettiques françaises ont leur vue bouchée par les maisons d’Hoymille. « Les Allemands pourraient arriver à trente mètres sans que nous les voyons ».
24Un observateur du haut de son arbre voit arriver deux chars allemands à deux cents mètres qui se mettent à tirer au-dessus d’eux pour les forcer à riposter et à préciser leur position. Un aumônier militaire leur rend visite et demande si l’on a besoin de lui. Il déjeune des restes du festin de la veille pour ensuite tenter sa chance ailleurs. Les hommes ont remis en marche le phono. « Tchi, tchi, tchi ! Ce n’est qu’une sérénade. Tchi, tchi, tchi ! Sérénade sans espoir… ». A fond, cette musique couvre le bruit des détonations. On doit l’entendre de Bergues ! Et, sûr, les Allemands se demandent ce que ça signifie. Mais au risque de nous faire repérer, nous remontons l’engin encore et encore, au milieu d’une excitation fébrile, avec l’impression de jeter ces aboiements à défaut de mieux, à la figure des gens d’en face. Il a fallu cette guerre pour voir une armée marcher sans clairons. Alors, nous nous offrons cet ersatz misérable [qui] nous met tout de même du cœur au ventre». Et Louis Poirier de modifier la focale ou ce qu’il appelle le pouvoir séparateur de sa vision du réel. Ce « phono enragé qui beugle au fond de cette cour déserte » alors qu’ils sont tous aplatis immobiles dans les tranchées sous les trajectoires lumineuses des obus et sous un soleil torride, « on dirait d’un Chirico, d’un monde qui se détraque, se distend dans une grimace obscène d’aliéné. Le cœur bondit d’une espèce de jubilation inquiétante ». Pendant ce temps, l’artillerie allemande continue à pilonner Dunkerque comme s’ils n’existaient déjà plus ou au mieux pour quelques heures encore. Le temps d’une nuit !…
1er juin 1940… la cave ou le retour à « la caverne »:Le bruit, la fureur, l’odeur et la nuit
Touchés coup sur coup, comme un boxeur dont la garde s’ouvre…
25Après onze jours d’allers et de retours, d’avancées et de reculs, Louis Poirier et six de ses hommes se retrouvent serrés l’un contre l’autre, dans la cave de la maison de l’éclusier du Pont de Zyckelin. Ils sont recroquevillés et collés à la muraille dans le silence et la pénombre. Seul un soupirail pourrait leur donner un rai de lumière et un bon champ de tir possible sur le pré jouxtant le canal. Mais « quatre par quatre, encore et encore, les obus s’abattent, s’acharnent… Derrière nous, à deux ou trois cents mètres, on perçoit nettement de plus gros éclatements : les 105 pour nous, des 150 sans doute [pour] derrière : tout à fait selon les règles. Cette fois, sous cette pluie drue qui s’obstine, qui s’acharne, on a bien l’impression que c’est la fin… On ne passe pas à travers ça »… De temps en temps, « coupant les sifflements terriblement proches, on entend distinctement, deux à deux, des espèces de coup de gong très clairs, que je prends pour des départs de mortier allemands ». [Maintenant, nous sommes] « touchés coup sur coup, comme un boxeur dont la garde s’ouvre. Longue chute de gravats sur le plancher au-dessus de nos têtes, puis les vitres de la salle à manger qui tintent longuement sur le carreau… Puis « deux ou trois coups sombres, aveugles, sans explosion, qui font chanceler la maisonnette d’avant en arrière, comme un athlète sonné ». Tout arc-boutés sur leurs nerfs, ils saisissent « avec une finesse incroyable » la direction et la proximité du prochain sifflement. Ils ressentent paradoxalement le fait d’avoir certes un « minable plancher » au-dessus de leurs têtes mais en revanche « trois couches à traverser tout de même » : les ardoises du toit mais il ne doit plus en rester beaucoup, le plafond, le plancher de la salle à manger et la grange « pour les protéger des coups de plein fouet ».
De petites silhouettes sautillent à travers champs de ce côté-ci du canal…
26Puis, ce fut l’accalmie. Quelques hommes dégringolent l’escalier de la cave. La façade de la maison de l’éclusier a été éventrée par les obus sans qu’aucun éclat ne soit entré dans la cave ! L’odeur y est en revanche insupportable avec un mélange de cheddite, d’excréments et de cigarettes anglaises. Louis Poirier et ses hommes sortent prudemment et découvrent l’étendue des dégâts. A la façade sinistrée s’ajoute la disparition du toit. Quant au paysage, il est « tout emmêlé de fils télégraphiques, de pierrailles, de jardinets bouleversés, éteints sous la poussière comme sous des toiles d’araignées ». Mais très vite, les tirs d’obus reprennent et les allemands apparaissent… A cinq cents mètres à gauche, « de petites silhouettes sautillent à travers champs, de ce côté-ci du canal ; très clairsemées et semblant se diriger vers Dunkerque… On les aperçoit à cinquante mètres en arrière de la berge, traversant notre champ de tir sur une longueur d’une centaine de mètres. Les deux F.M mis en batterie, l’un au soupirail de la cave, l’autre à la fenêtre de la salle à manger, nous ouvrons le feu. Echo assourdissant dans ces pièces étroites. Je me prends pour Jupiter tonnant ». Jupiter dispose en effet de 1 500 cartouches et la modération dans leur utilisation serait un choix plausible mais « follement excité par l’odeur de la poudre grise », il aimerait tirer sans interruption car le bruit électrise et nous rend invulnérable ». En fait, le tir s’avère décevant car les « silhouettes, très espacées continuent à sautiller, à chaque instant masquées par les brins d’herbe qui ondulent devant nous ». Puis, survint la suite… au milieu d’un épanouissement des rafales de mitrailleuse, claquent en face des coups terriblement secs. La maison de l’éclusier se trouve dans la ligne de tir d’une pièce anti-char. Les projectiles perforent la maison et sa grange adjacente. « Effet moral puissant de ces projectiles qui à un mètre au-dessus de nos têtes, percent les murs et les cloisons comme à l’emporte-pièce avec une force et une roideur terribles et nous courbent au sol ».
Les Allemands sont bien à Hoymille, à une trentaine de mètres…
27Le jour baisse et il n’est plus question de quitter cette cave à une « trentaine de mètres de leur position ». Un lieutenant de char et son conducteur blessé les ont rejoints. Un des F.M. s’est enrayé et ne semble pas réparable. « Le moral baisse dans la cave, depuis que nous n’avons plus rien à faire. Il est trop clair que notre situation est désespérée. Coupés de tout, maintenant. Il n’y a plus d’espoir qu’en une contre-attaque qui nous en dégagerait. Une contre-attaque ? Nous savons ce qu’il faut en penser… Les Allemands doivent être maintenant très loin derrière ». L’angoisse gagne les douze hommes maintenant dans la cave. Il n’y a plus qu’un F.M., presque plus de munitions, deux grenades. Il n’y a plus de cartes même à grande échelle. La seule certitude est que la route de l’aller de Notre-Dame des Neiges est coupée. Les hommes tournent en rond comme des fauves en cage ; le blessé gémit. Pour certains, il faudrait attendre la nuit et gagner Dunkerque si la route est libre… Pour d’autres, sans « ordre écrit », il serait préférable de rester dans cette cave. La discussion tourne très vite à « la réunion publique ». Lassé, un caporal ouvre la porte de la cave et décide de tenter sa chance. Il n’a pas mis le pied dehors qu’il a déjà une balle dans la cuisse. La cave baigne dans la nuit complète et un « morne désespoir ». « L’atmosphère de la cave, où l’odeur de la poudre s’est un peu dissipée, est maintenant un mélange suffocant de sang, de sueur, de m…, de tabac et de petits pois, où on imagine que n’importe quoi de malsain doit pourrir en quelques heures ».
2 juin 1940… ne tirez pas, nous nous rendons
Tôt le matin, Louis Poirier se glisse jusqu’à la porte de la cave
28Pour entrapercevoir à cinquante mètres une demi-douzaine d’Allemands autour d’une grange voisine dévastée. Les obus tombent plus loin sur Bergues. Par le soupirail de la cave, il est possible d’apercevoir à quatre cents mètres, des prisonniers français. L’un d’eux est assis sur un tonneau. Les soldats allemands circulent avec l’allure de ceux qui le font hors de portée des balles. La tension nerveuse est tombée dans la cave. « On a plutôt envie de s’accouder au soupirail et de regarder ça, intéressé, en fumant une cigarette… Après trente-six heures dans cette cave méphitique, on a envie de se mêler tranquillement à ces allées et venues pas pressées, de nager dans ce bain de calme, à l’air libre ». C’est la décompression et le moment du « mais pourquoi pas » fuir vers Dunkerque. Car il n’y a plus que quelques coups de fusil lointains. Les Allemands n’ont pas l’air d’avoir des intentions bien hostiles. « Un allume sa cigarette, un autre, en sifflotant, qui pisse là-bas contre un mur, avec ces gestes intrigants de l’homme qui ne se croit pas observé ». « La guerre s’envole, comme le cerceau de papier qu’on crève. Et derrière ? Eh bien quoi ? Derrière, c’est comme partout. Toujours la terre, le soleil, l’herbe et le petits hommes qui s’arrêtent pour folâtrer parce qu’il fait beau ».
La bonne humeur de la matinée se dissipe lentement
29« Nous mourons de faim ». Il reste une boîte de petits pois et de champignons. Mais les questions viennent s’amonceler sur la frugalité du repas ! Et si les Allemands pénétraient dans cette cave, voyant les 700 à 800 douilles jonchant le sol, ils pourraient nous faire un mauvais sort. Il faut balayer. Pour fuir, il faudrait quelques vivres. L’un d’eux se glisse dehors pour apercevoir une file de civils longeant la berge du canal et se dirigeant vers leur cave suivie d’assez loin par un soldat Allemand. Un jeune homme, en tête de file, se rapprochant du mur, leur annonce en larmes que les Allemands sont à Téteghem et ont tout cassé avec des canons-revolvers. Téteghem c’est Dunkerque. Dans l’après-midi tout se gâte. « Les 75 ouvrent le feu sur le canal : les obus rasent notre toit avant d’aller éclater plus loin. Deux percutent au-dessus de nous dans la charpente… De nouveau, station dans les casiers à bouteilles. Le tir est irrégulier, capricieux, avec des rémissions assez longues… Notre artillerie nous a tout de même soutenus de son mieux ». Les hommes étouffent dans cette cave, ils ont horriblement faim, et ils essaient de la tromper en fumant leurs dernières cigarettes. Puis, un observateur dégringole dans la cave. Une douzaine d’Allemands vient du canal, droit vers la maison.
Ca va être la fin
30« Nous nous mettons debout tout droits dans le fond de la cave, fort silencieux. Angoissés, non sans “ordre écrit” plutôt [dans] une attente extrême. Qu’est-ce qui va se passer ? Nous ont-ils vus ? Vont-ils jeter une grenade par le soupirail ? Tout à coup, des bruits de voix et un lourd carrousel de bottes sur le plancher au-dessus de nous. Voix paysannes désœuvrées, pas du tout dans le feu de l’action. Non, sûrement ils ne savent rien. Ils n’auront peut-être pas l’idée de descendre à la cave. Maintenant, ils font marcher la pompe dans la cuisine. Les voix s’arrêtent : ils doivent boire. Encore des minutes, interminables. Ils flânent. Puis un pas lourd qui se dirige vers nous. La porte de la cave s’ouvre. Je crie : “Ne tirez pas. Nous nous rendons” ». Ainsi, pour Louis Poirier qui aura trente ans le mois suivant, se termine cette guerre dont « rien ne sortira d’authentique, que le grotesque aigu de singer jusqu’au détail 1870 et 1914 ». Fait prisonnier dans un camp de Silésie, Julien Poirier alias Julien Gracq sera rapatrié à Marseille en mars 1941.
Références
- 1. Julien Gracq, Lettrines II, Editions José Corti.
- 2. Julien Gracq, Carnets du grand chemin, 1992 Editions José Corti, p. 33-34.
- 3. Julien Gracq, Carnets du grand chemin, 1992, Editions José Corti, p. 143-146.
- 4. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, 2011, Editions José Corti, p. 90-106.