J’aime travailler sur quelque chose qui me dépasse.
1Je vous rassure, derrière cette question, il n’y a ni mépris de la culture ni, pour les lecteurs de L’Album de la Comtesse du Canard Enchaîné, de contrepèterie ou d’allusion cryptée au roman d’Alberto Moravia, au film de Jean-Luc Godard, Le Mépris ou à la mythique réplique de Brigitte Bardot “et mes fesses, tu les aimes mes fesses?” en vue d’évoquer une quelconque culture de la pornographie ! Je veux seulement dire que la culture est souvent méprisée car perçue comme élitiste, coûteuse voire inutile dans nos rapports quotidiens avec les autres, avec nous-même, en un mot “inutile” à la vraie vie. La culture serait-elle devenue une nouvelle pornographie comme le pensait de la mort et du deuil Geoffrey Gorer dans son livre The Pornography of Death? Gorer, en effet, fut le premier en 1955 à prendre acte que, depuis la première guerre mondiale, un radical changement avait eu lieu en Occident dans notre rapport à la mort. Comme l’avait été la sexualité, la mort était désormais rejetée. Le deuil et son rituel, en perdant son statut social, était devenu indécent, obscène, choquant pour l’entourage et les enfants qu’il fallait préserver et laisser dans l’ignorance de la mort en les écartant de la chambre du défunt. De nombreux endeuillés se retrouvaient dans l’obligation de se cacher pour pleurer leurs morts et “effacer leurs larmes” au prix de la dépression. Il en est devenu, semble-t-il, de même pour la culture au risque de passer pour un “bouffon” au collège et au lycée ou un “snob” en d’autres lieux plus adultes. En faire étalage depuis Molière, avec ses Précieuses Ridicules et son Bourgeois Gentilhomme, expose toujours au ridicule qui heureusement ne tue plus ceux qui s’y adonnent ! Pour se “cultiver”, il semble devenu préférable de se cacher. Mais est-ce bien raisonnable ? Car, à l’heure où certaines institutions universitaires en viennent à supprimer les épreuves de culture générale, l’enjeu reste de taille face à la troisième révolution du signe qui est celle du numérique avec la création en 1989 du World Wide Web, après celle de l’écriture sumérienne en 3400 avant J. C. en Mésopotamie et après celle de l’imprimerie de Gutenberg en 1454 à Mayence. Et cet enjeu est celui de la culture qui est “la vie avec la pensée” [1].
Pourtant la culture existe… elle a même un budget !
2La culture relève d’une recherche personnelle, celle de notre “statue intérieure” comme le rapporte François Jacob, l’homme de l’ADN “je porte en moi, sculptée depuis l’enfance, une sorte de statue intérieure qui donne continuité à ma vie, [qui est le] le noyau le plus dur de mon caractère. Cette statue je l’ai modelée toute ma vie. Je l’ai polie […] et je porte ainsi toute une série de figure morales, aux qualités parfaitement contradictoires, que mon imagination voit toujours prêtes à jouer mes partenaires dans des situations et des dialogues gravés dans ma tête depuis mon enfance ou mon adolescence” [2]. Et puis au fil de son récit, des pages lues viennent se glisser dans le calendrier de ses émotions, un besoin d’infini surgit dans l’éclat d’une musique, ses hypothèses sur la régulation de l’ADN se cristallisent en un éclair au cours d’une séance de cinéma. Certes, cette “culture personnelle”, encore sous le sceau de Montaigne, s’oppose à une actuelle “culture de masse”, terme à ne pas considérer ipso facto comme péjoratif. Il faut voir dans cette évolution les mêmes mécanismes que ceux décrits par Geoffrey Gorer dans la pratique du deuil avec le passage, pour l’être humain, de l’unicité à la multiplicité pour l’actuelle société humaine. La culture n’est plus celle d’un homme mais celle d’une collectivité. Elle se veut l’expression d’une “culture de masse” perdant en partie son sens et sa finalité car elle ne nous exonère en rien de notre “culture personnelle”. En France, la “culture de masse” a été prise en considération avec son ministère de la Culture. André Malraux, qui fut son premier ministre en 1958, a créé les Maisons de la Culture. Les Régions et les Conseils généraux ont pris en charge de nombreuses structures à vocation culturelle. Il y a France-Culture, chaîne de radio passionnante mais à auditoire confidentiel, qui lui est consacrée alors que “Les grosses têtes”(contenant ou contenu ?) font un “tabac” sur d’autres longueurs d’ondes. Tous les journaux ont leurs pages voire leurs suppléments culturels copieusement épicés par la publicité. Grâce à votre culture, vous pouvez même vous enrichir “financièrement” avec des émissions telles que Questions pour un champion et leurs différents clones. Mêmes les chaînes de télévision publiques n’hésitent plus à nous proposer des émissions culturelles à l’heure des films X des chaînes payantes !
Mais peut-on définir la culture ?…
3La culture reste difficile à définir, elle l’est souvent de façon approximative voire erronée. Pour les Romains, se cultiver avait trait à l’agriculture avec ses graines réutilisées le plus longtemps possible, de semailles en semailles et d’années en années. Le renvoi à l’image des actuels OGM, impérativement renouvelables chaque année car devenus stériles après usage, est la parfaite métaphore de l’actuel et incessant bombardement par les médias d’informations à visée générale ou culturelle aussitôt publiées, aussitôt oubliées. En revanche, filer la métaphore marine grecque pourrait nous amener à imaginer la culture comme un lancer de filet sur la mer en particulier et la nature en général. Il en ramènerait des objets dont certains artistes feraient une œuvre d’art ou dont le commun des mortels pourrait en faire une pièce d’un immense puzzle de l’univers, de la vie et de la grouillante activité humaine. Les pièces retrouvées dans ce filet de pêche, viendront de lectures de livres, de revues ou de journaux, d’émissions de radio, de télévision, de spectacles de cinéma, de théâtre, de la fréquentation de salles de concert, de musées, d’expositions et, pourquoi pas, de compétitions sportives dans la complexité du rapport loisir-culture. Elles iront, dans ce puzzle géant qui ne sera jamais achevé, peut-être rejoindre d’autres pièces en attente, pour former quand même ici et là, quelques îlots de connaissance. Ilots dont nous pouvons dessiner les contours et le paysage dans une mer d’ignorance, rejoignant ainsi Socrate au quatrième siècle avant J.C. et son renoncement à tout vouloir connaître. La culture a toujours été, à travers les œuvres d’art de la musique, de la peinture, de la sculpture, de la littérature et du cinéma, un moyen d’être ému, de ressentir, de se comprendre soi-même et de comprendre l’autre sans vouloir obligatoirement le dominer, l’asservir et le détruire.
Et la pornographie ?
4Le dieu Minh égyptien et l’éros ascensionnel grec restent des images fortes d’un des deux partenaires de la scène primitive dans l’imaginaire culturel humain ! Même dans le Bescherelle, le verbe être copule avec sembler, devenir, avoir l’air et paraître ! Le grec, lui, a fourni πορνοσ et γραϕείν pour nous parler d’indécence, d’obscénité dans la sexualité. La pornographie pourrait se limiter à la représentation de l’acte sexuel comme le cahier des charges des films hard semblerait le stipuler, plus avec la physique de la thermodynamique des corps qu’avec l’essence du rapport amoureux : l’amour et la tendresse. Cette pornographie débouche sur un monde imaginaire où les pulsions sont dirigées vers des objets irréels. Dans ces fictions sous le masque de la réalité, la pornographie se caractérise par la performance et la répétition en série de clichés stéréotypés. Cependant, les fresques romaines de Pompéi figées dans la lave du Vésuve et la sculpture érotique hindoue sont définitivement considérées comme de véritables œuvres d’art qui ont fleuri partout en d’autres lieux et d’autres temps. Comme dans de nombreux autres pays, il y a en France, à la Bibliothèque Nationale, un département baptisé Enfer où se côtoient tous les ouvrages “licencieux” que la censure a jugé bon d’y précipiter pour les interdire au public. On y retrouve, entre autres et sans aucun souci d’exhaustivité, les Cent vingt journées de Sodome et Gomorrhe du Marquis de Sade, les Cent milles verges de Guillaume Apollinaire narrant les aventures d’Hosbodar Ier, Histoire d’O et d’autres livres qui y firent un tour comme Madame Bovary. Cet enfer laisse à penser qu’il doit y avoir pour la pornographie un purgatoire qui est peut-être l’érotisme. La frontière entre ce purgatoire et cet enfer est restée extrêmement changeante avec les époques et les mentalités. De L’Origine du monde de Gustave Courbet qui déclencha un scandale monstre en 1866 alors qu’ actuellement au Musée d’Orsay, les visiteurs font sagement la queue devant ce tableau, au Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet, aux Demoiselles d’Avignon de Picasso ou aux œuvres contemporaines de Wim Delvoye, Kiss 2, Lick 1 et Viae crucis exposées pendant l’été 2012 au Louvre. Mais si le purgatoire était supprimé, que deviendrait l’érotisme ? Les pharisiens y verraient immédiatement, partout et dans tout, de la pornographie, les autres continueraient à y voir des œuvres d’art, parties prenantes de la culture. Pour celles-ci, il leur faudra peut-être se cacher pour les admirer surtout si le voile en venait à recouvrir des œillères déjà en place !
La raison d’être ou le fondement de la culture
5Pour faire court et rester dans le champ de la culture occidentale, j’en resterai à la cultura latine et à la παίδεία grecque pour évoquer le fondement de la culture.
La Cultura romaine
6Le mot français “culture” et le “concept de culture” sont nés à Rome avec le mot cultura. Ce mot est venu de colere, au sens de cultiver, d’entretenir, de prendre soin, de préserver et d’habiter. Il renvoie au rapport de l’homme avec la nature au sens de la culture et de son entretien en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. La cultura au sens premier est donc l’agricultura ou culture de la terre dans un respect de la nature contrastant avec la volonté de la soumettre à la domination de l’homme. Mais son cousin cultus, né lui aussi de colere, a pris une orientation religieuse avec le mot culte et l’hommage rendu à Dieu et à ses saints. Par métonymie, il est devenu l’ensemble des pratiques par lesquelles les hommes honorent leurs dieux. Le glissement sémantique des mots cultura et cultus s’est donc fait vers le culte des dieux et vers la culture de l’esprit qui pour les romains est comme un champ ne pouvant produire s’il n’est pas convenablement cultivé. Il en fut ainsi pour Cicéron pensant que la philosophie était la “culture de l’âme”. Ce fut donc au sein d’un peuple fondamentalement agricole que le concept de culture est né avec toutes ses connotations artistiques. Pour les Romains, l’art devait naître de la nature cultivée, et la poésie prendre sa source dans “le chant que les feuilles se chantent à elles-mêmes dans la verte solitude des bois”. De là à accéder à l’art, il y a un grand pas comblé partiellement avec la création du célébrissime paysage italien. Et puis, il y eut la greffe de la Παίδεία grecque, bien antérieure à la cultura romaine, même si les grecs n’avaient pas de mot pour nommer la culture ! Mais en bons agriculteurs, les romains réussirent brillamment cette greffe car l’art romain et sa poésie sont nés avec l’héritage grec que les romains ont su “cultiver, entretenir, préserver, prendre soin et habiter”.
Kind of Black - Sylvie Koechlin
Kind of Black - Sylvie Koechlin
La Παίδεία grecque
7Bien que le mot “culture” et le “concept de culture” ne soient pas grecs, tout nous ramène à la Παίδεία qui était l’ornement fédérateur de “ceux pour qui cela va bien et le refuge de ceux pour qui cela va mal” ! Pour les Grecs, la Παίδεία avec son radical Παίδεία est l’état de la jeunesse et un état de jeunesse en perpétuelle formation continue au contact de la philosophie, du théâtre, de la littérature en vue de l’appropriation des grands auteurs. Le mot Παίδεία s’oppose à anaiôsvaia, l’ignorance des “mal élevés”. D’ailleurs dans La République, par quoi Platon débute-t-il son mythe de La Caverne ?” Représente-toi notre nature sous le rapport de la παίδεία et de l’απαίδενσία…” Tous les écrits de Platon et d’Aristote plaideront pour que la παίδεία soit le moyen d’accomplir la définition de l’homme comme animal doué d’un logos. Platon dans Politique ajoute que “chacun à sa manière n’est pas seulement un vivant, comme [peut l’être] un bœuf, mais un vivant comme un vivant doué d’assez de logos pour en acquérir davantage. Nul ne possède, depuis sa naissance, ce logos en totalité et une fois pour toutes, car le logos constitue pour nous la finalité de la nature”. Conduire au logos par le logos, c’est la définition même de la παίδεία. Dit autrement, pour Platon, la nature de l’être humain c’est sa “culture” au sens grec du terme.
Cultura et Παίδεία
8Pour Hannah Arendt qui a écrit, autour des années 1960, son essai sur La crise de la culture, [3], la raison pour laquelle il n’y a pas d’équivalent grec au concept romain de culture, réside dans la prédominance de la τԑχνή des “arts de fabrication” de la civilisation grecque. A la différence des Romains pour qui l’art était comme une espèce d’agriculture, les Grecs, grands voyageurs au regard de Poséidon, considéraient le labour comme une entreprise audacieuse et même violente dans laquelle, année après année, la terre inépuisable et infatigable était violée.
9Ils considéraient aussi l’agriculture comme un élément de la fabrication appartenant aux artifices techniques ingénieux et adroits par lesquels l’homme domestique et domine la nature. De ce fait, ils ne cultivaient pas la nature ; “ils se contentaient d’arracher aux entrailles de la terre les fruits que les dieux avaient cachés aux hommes”. De leur côté, les Romains, à la grande différence des Grecs, portaient une grande attention à la continuité de la tradition et avaient pour les témoignages du passé en tant que tels, un grand respect auquel nous devons la conservation de l’héritage grec. Quant à la culture de l’âme ou cultura animi de Cicéron, elle nous suggère l’existence du goût et de la sensibilité à la beauté chez les artistes mais aussi chez les spectateurs tout en rappelant l’extraordinaire amour des grecs pour la beauté. En ce sens, il nous est possible de comprendre par culture le mode de relation, instaurée par les civilisations, avec les “moins utiles” des choses : les œuvres des artistes, poètes, musiciens et philosophes. Si la nature de l’être humain c’est sa “culture” au sens grec du terme, alors est romaine la culture au sens d’aménagement de la nature en un lieu habitable ainsi qu’au sens du soin donné aux monuments du passé. Ces deux approches déterminent encore aujourd’hui, à vingt-quatre siècles de distance, le contenu et le sens de ce que nous avons en tête quand nous parlons de culture, à la suite d’Hegel pensant que “la culture était la relation de l’homme avec tout ce qu’il lui était extérieur dans un rapport dialectique” et à la suite d’ Hannah Arendt pensant que “la culture est le mode de relation du monde avec les choses du monde”. Mais ces deux approches, comme nous le verrons plus avant, portent aussi a contrario en leur sein, les germes des actuelles crises de la culture-cultura et de l’éducation-παίδεία.
Qu’est qu’un objet culturel ?
Gisant (Détail) - Jean-Baptiste Dumont
Gisant (Détail) - Jean-Baptiste Dumont
10Dans notre monde, l’homme fabrique des objets usuels et des objets-œuvres d’art. Les objets d’usage ont une durée variable. Cela va du produit de consommation avec ses délais de péremption aux produits de l’information télévisée avec son cortège d’événements, de reportages, de discours défilant en boucle sur deux écrans superposés pour ne rien en perdre. Ce strabisme informationnel ne survivrait pas au-delà de quelques jours s’il n’était pas enregistré, répertorié pour de futures rétrospectives. Les objets-œuvres d’art ont en revanche une durée sans commune mesure car ils ne sont pas créés que pour nous humains dont la vie est limitée, mais pour l’humanité qui est censée nous survivre de générations en générations. Ils ne sont pas consommés comme des biens de consommation, ils ne sont pas usés comme des objets d’usage. Ils sont à la fois mis à distance par la culture pour devenir culture et en même temps, sans nous voiler la face, intégrés au marché de l’Art et à ses valeurs dans tous les sens du terme. Pour la plupart d’entre nous, écartés peu ou prou de ce marché, tout discours sur la culture prend son point de départ dans le phénomène de l’art allant des graffitis des grottes de Lascaux à l’Art Abstrait et post-Abstrait actuel. Le critère d’appropriation d’une œuvre d’art est sa beauté et non sa valeur d’usage ni le seul fait de la posséder !
11Son caractère durable est l’exact opposé au caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître du monde “phénoménal” par usure. Le grand consommateur d’objets est la vie, la vie de l’individu, la vie de l’ensemble des individus réunis dans l’ensemble de la société. La vie exige que chaque chose soit fonctionnelle et réponde à certains besoins. La culture est menacée quand tous les objets culturels sont traités comme des objets fonctionnels conçus pour satisfaire un besoin. Mais à bien y regarder, un objet culturel a aussi une fonction, celle de nous faire découvrir la beauté. Que la cathédrale de Chartres, que la mosquée des Omeyades de Damas aient toutes deux la fonction de satisfaire aux obligations religieuses de leur communauté, leur beauté ne sera jamais explicable par cette fonctionnalité qui aurait pu être satisfaite par toute autre construction. Leur beauté transcende ce besoin et les pérennise à travers les siècles mais elle ne va jamais au-delà du monde, même si ces deux exemples ont un caractère religieux. Au contraire, c’est la beauté de l’art religieux qui transforme le contenu religieux en réalité tangible et visible. Iconoclastes et iconodules se rejoignent sur les braises de leurs incessantes guerres au sujet de l’art religieux en “sécularisant” ce qui n’existait qu’en dehors du monde. Que Gustave Courbet ait eu besoin de s’exprimer à travers L’origine du monde, que le spectateur regarde ce tableau avec le désir de s’instruire, tout cela n’a pas de rapport avec l’art. La beauté d’une œuvre ne sera jamais expliquée par ces besoins qui auraient pu être satisfaits tout aussi bien autrement. La beauté transcende tout besoin et toute fonction mais c’est dans la durée et la permanence qu’un objet devient culturel.
Mais pourquoi tant de haine pour la culture ?
12Dès 1930, Sigmund Freud abordait ce problème dans Le malaise dans la civilisation [4]. L’insatisfaction était pour lui le primum movens de cette réaction. Les générations nouvelles ont vu de grands progrès dans les sciences de la nature et leurs applications techniques révolutionner la vie quotidienne, son confort, le travail et la santé, mais elles ont le sentiment que tout cela ne les a pas rendues plus heureuses d’autant que “l’abondance” non accessible a engendré la frustration et la déception tout en se demandant si les générations, qui nous ont précédées, ont ressenti elles aussi ces sentiments de frustration et de déception.
Parce que la culture serait inutile et coûteuse ?
13Au début d’un XIXème siècle post-révolution française, Carl Von Brentano va conceptualiser le “philistinisme”. Un signifiant qui a disparu de notre vocabulaire mais un signifié qui lui, en revanche, est resté vivace. Les philistins dans la Bible étaient les ennemis toujours nombreux entre les mains desquels il était préférable de ne pas tomber. Ces “ennemis en grand nombre” étaient ceux dont l’état d’esprit les amenait à juger de tout uniquement en termes d’utilité immédiate et de “valeurs matérielles” et à n’avoir pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux et celles relevant de la nature de l’art, en un mot de la culture. Ces “philistins incultes” mais fortunés l’étaient doublement aux yeux de la récente noblesse d’empire, de la noblesse tout court et de la bourgeoisie “cultivée” présente et à venir avec les siècles. John Kenneth Galbraith, l’ancien conseiller économique de John Kennedy, lâchera sur leurs descendants ce scud lapidaire : “Il n’y a pas de secret, rien ne donne autant l’illusion de l’intelligence qu’une relation personnelle avec de grandes sommes d’argent”. Ce sont les mêmes qui, avec un certain cynisme, trouvent que tout cet argent pour la culture, soit 0,83 % du budget de la France, pourrait aller aux “couches défavorisées de la société” en faisant un amalgame culture-social qui leur semble imparable. Mais ces “couches défavorisées de la société” peuvent être amenées à la culture grâce à toutes les actions menées en France. La culture peut permettre aux plus démunis de sortir de leurs difficultés et de l’enfermement dans le piège aux deux inexorables mâchoires que sont l’inculture et la pauvreté. Pour des êtres humains plongés quotidiennement dans la désespérance, la culture peut les aider à lever les yeux sur un autre horizon, en découvrant que l’on peut s’intéresser aux mêmes choses que d’autres et en prenant conscience que nous appartenons tous au même monde. Charles Péguy prophétisait cela, quand jeune étudiant découvrant les salles du Louvre, il y percevait la promotion de l’être dans la perception immédiate de ce long et visible “cheminement de l’humanité”. Mais, malgré le Centre Pompidou à Metz ou le Louvre à Lens, malgré le travail d’ouverture de nombreux “petits” musées, derrière ce “peut”, quel abîme s’ouvre encore sous nos pas !
Parce que la culture serait élitiste ?
14Dans la société européenne, la culture est devenue une forme de snobisme et une affaire de position sociale partant du principe qu’il faut être éduqué pour apprécier la culture. Combien de conférences “très intéressantes ” touchant à tous les sujets ne sont là que pour conforter leurs auditoires dans le sentiment “naturel” d’être cultivé et intellectuellement au-dessus de la mêlée. La culture reste aujourd’hui, encore souvent, un signe de classe objectivable dans les expositions artistiques et les salles de concerts ou d’opéras où pleuvent les jugements de goût, aussi péremptoires que riches en décibels. Ces jugements qui horripilaient déjà Emmanuel Kant dans sa Critique de la faculté de juger amenèrent, un siècle plus tard, Ludwig Wittgenstein à suggérer le remplacement du trémolo des “beau, divin, génial, sublime” par des ah ! ou des oh ! Il est d’ailleurs paradoxal de constater que si Beethoven ou Monet avaient pu formuler en mots le contenu de leurs œuvres, ils n’auraient pas eu, eux, à composer neuf symphonies ou à peindre les Nymphéas. Le fait qu’il soit impossible d’exprimer en mots le contenu d’une œuvre ne signifie pas qu’elle n’ait pas de contenu. Tandis que les spectateurs, qui n’ont ni les notes du musicien ni la touche du peintre, se croient obligés, eux, de les prononcer ! Et puis, il y a l’ambiance qui est ce qu’il y a de plus difficile à faire naître. Elle se crée d’elle-même ou ne se crée jamais dans le contexte du lieu, des musiciens, de l’organisation et du public, celui qui vient par amour de la musique, du théâtre et de l’art en général ou celui qui vient pour être vu parce qu’il est de bon ton de l’être. Ici une Messe en si de Jean Sébastien Bach par l’ensemble Akadêmia de Françoise Lasserre dans la ferveur en liesse d’un public mélangé de croyants et d’agnostiques au cœur d’une cathédrale bourrée jusqu’en son chœur, là Ainsi la nuit d’Henri Dutilleux, un des chefs d’œuvres de la musique contemporaine, par le Quatuor Rosamonde dans une politesse aussi clairsemée qu’ennuyée ! Il faut se retourner vers le XIXème siècle pour rappeler que les classes moyennes en Europe, se sentant en position “socialement inférieure” se trouvèrent, dès qu’elles possédèrent la richesse et les loisirs nécessaires, en lutte sévère contre l’aristocratie et son mépris de la vulgarité des “faiseurs d’argents”. Dans cette lutte pour une position sociale, la culture commença à jouer un rôle important : celui d’une des armes les mieux adaptées pour accéder à un autre monde. Mais cela, la physique générale nous l’avait déjà expliqué depuis longtemps, avec les électrons gravitant autour du noyau sur leurs couches K, L, M… Pour un électron, quitter la couche L ou la couche M pour la couche K, la plus proche du noyau, exige de lui une énergie considérable, que l’on pourrait comparer à celle nécessaire à un individu pour changer d’orbite dans la société humaine. Ainsi, est né le “philistin cultivé” mais à quel prix !
Parce que la culture serait superficielle ?
15Ces changements amenèrent à redéfinir l’objet culturel à savoir sa permanence relative et même son éventuelle immortalité. Dit autrement, seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel. Mais dès que les œuvres d’art immortelles du passé furent utilisées à des fins secondes et devinrent objet de raffinement, à la fois social et individuel, impliquant un positionnement dans l’échelle sociale, elles perdirent leur qualité fondamentale à savoir ravir et émouvoir le spectateur ou le lecteur au-delà des siècles. L’émotion ne nait pas uniquement de la culture et/ou de l’éducation. L’émotion ne s’apprend pas. Elle naît d’un choc mais sa pollinisation semble plus prolifique avec les fleurs de la culture et de l’éducation ! Hannah Arendt ajoute qu’à cette époque le “philistin cultivé” pouvait acheter un tableau aussi bien parce-que cela lui donnait de l’importance que “pour cacher un trou dans un mur” ! Pour elle, l’ennui n’était pas qu’il lise les classiques mais qu’il les lise pour son ascension culturelle “sans être conscient le moins du monde que Shakespeare ou Platon pourrait avoir à lui dire des choses plus importantes que comment s’éduquer lui-même”.
Parce que la culture, devenue culture de masse, serait dévaluée ?
16Hanna Arendt [3] nous rappelle que la “culture de masse” est apparue avec le concept de “société” puis avec celui de “société de masse”. Entre les deux, il y a une différence. La société “veut la culture, évalue et dévalue les objets culturels comme marchandises commerciales, en use et en abuse pour ses propres fins, mais ne les consomme pas. Les objets restent des objets même s’ils se désintègrent jusqu’à ressembler à un tas de pierres, mais ils ne disparaissent pas”. La “société de masse” au contraire “ne veut pas de culture mais des loisirs. Les articles offerts par l’industrie des loisirs sont consommés comme les autres objets de consommation avec les arrivages de films de cinéma le mercredi, ceux de livres nouveaux en septembre avant la foire des prix ! L’industrie des loisirs est confrontée aux appétits gargantuesques de la société de masse ; elle doit sans cesse fournir de nouveaux objets “avec leurs délais de péremption. Mais peut-on reprocher au boulanger de vendre des produits qui doivent, pour ne pas être perdus, être consommés sitôt qu’ils sont faits ? Elle ajoute que “ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié qu’il faudra modifier pour qu’il devienne loisir et facile à consommer”. Chaque anniversaire de naissance et de mort d’un artiste est l’occasion de multiplier les rééditions de ses livres, de ses disques, de ses films, proposés en packs dont le volume devient de plus en plus impressionnant comme si l’appétit venait en mangeant ! Quand la diffusion de ces œuvres d’art n’altère pas la nature des objets culturels, elle œuvre dans le bons sens. Mais le pire est dans “l’adaptation” en vue d’une “heureuse commercialisation”. Mozart serait très certainement surpris de voir qu’il a été, à la fin du XXème siècle, le héros enthousiasmant d’Amadeus, le film de Milos Forman et au début du XXIème siècle, celui affligeant de Mozart, l’opéra rock. Tous ces produits sont le Circenses du Panis et Circenses romain. Ils servent à tuer le temps mais ce “temps vide” passé n’est pas à proprement parler l’oisiveté. La définition de ce mot est “le temps de reste” où nous sommes libres de tout souci et de toute activité dans notre cycle vital après que le travail et le sommeil ont “reçu leur dû” et que l’on peut consacrer au monde et sa culture. Dans notre vie actuelle, le “temps vide” est un hiatus dans le cycle naturel de notre vie quotidienne. Ce hiatus va croissant avec une offre exponentielle de loisirs destinés à être usés jusqu’à épuisement. Mettez sur une même pile, le programme de télévision et de radio de la semaine, un journal quotidien ou deux, un ou deux hebdomadaires, un ou deux mensuels, un livre ou deux et vous aurez le vertige avant même d’avoir commencé à lire, à regarder et à écouter !
Parce que la culture ne serait pas une mais multiple ?
17Ce sont les images du passé, souvent très structurées car intégrées aux mythes fondateurs, qui nous dominent et non le passé lui-même. Ces mythes sont une parole ayant rebondi de légendes en légendes pour alimenter ces récits conteurs de notre inconscient que sont les mythes. Ces récits, nous racontant comment le réel est apparu aux humains, sont reliés au sacré qui nous dépasse et nous fascine car à la fois attirant et inquiétant. Ces images et ces récits se gravent dans notre imaginaire et chaque époque nouvelle se contemple dans l’imaginaire d’un passé emprunté à d’autres cultures et dans celui de sa propre histoire où seul ce qui a duré à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel. C’est là que “notre culture met à l’épreuve son identité” [5]. Notre culture est la fille de la culture grecque et latine. Les cultures anglaises ou américaines, sont différentes. La Bildung allemande se situe plus du côté de la τεχνή grecque de l’art, de l’artifice et de la fabrication que du côté de la natura. Les cultures sont non seulement différentes d’un pays à l’autre mais encore d’un continent à l’autre. Les enveloppes culturelles sont différentes et de plus leur contenu varie dans un même pays d’une époque à l’autre, d’un groupe social à l’autre. Montaigne dans ses Essais l’énonçait déjà avec son Vérité en de ça des Pyrénées, erreur au-delà. Dans le chapitre XXXI du Livre I des Essais intitulé Sur les Cannibales, Montaigne nous parle des habitants de la côte du Brésil au moment de leur “découverte” en 1555. Ceux-ci étaient des guerriers et chacun ramenait, comme trophée personnel, la tête d’un ennemi qu’il avait tué. Quant aux prisonniers, ils étaient bien traités jusqu’au jour où l’un d’entre eux était assommé, rôti et mangé par le village réuni et ainsi de suite pour les suivants. Et Montaigne de conclure “je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant [ce que faisaient les scythes] que de le rôtir et le manger après qu’il est trépassé”. Alors quelle culture choisir dans un multiculturalisme allant droit au choc des cultures ?
Parce que la culture ne serait qu’une valeur ?
18La révolte de l’Art moderne au début du XXème siècle a été la réaction au Kitsch qui avait envahi l’art de la fin du XIXème siècle car forte était la demande d’œuvres visant avant tout à plaire au plus grand nombre. Le romancier contemporain Milan Kundera ne fit pas dans la dentelle en écrivant que le Kitsch est “la traduction d’idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion et qu’il nous arrache des larmes d’attendrissement sur nous-mêmes et sur les banalités que nous sentons et pensons”. Dans cette révolte, la culture est devenue une “valeur”, c’est-à-dire une marchandise que l’on peut échanger et faire circuler comme toute autre marchandise dans ce qui est devenu le marché de l’Art. Il était devenu possible d’acheter une position supérieure dans la société et dans sa propre estime “parce qu’on le valait bien”. Les œuvres d’art s’étaient éloignées de “leur cœur de métier” qui était de nous captiver et de nous émouvoir. Dès lors, il était devenu possible de parler de “dévaluation des valeurs” et dans l’Allemagne nazie des années 30, de “liquidation des valeurs” !
Parce que la culture ne serait qu’un loisir ?
19Pascal [6] dans ses écrits sur le Pari et le Divertissement nous rappelle dans La chasse, non la prise que la mort est toujours le véritable enjeu symbolique du jeu. En inversant notre rapport à la mort, notre imaginaire nous donne l’illusion de tout maîtriser en retournant notre sujétion en domination. Le ballon que nous poussons avec tant d’énergie dans le camp adverse et dont nous cherchons passionnément à nous débarrasser, l’était déjà dans la Grèce antique et chez les Incas qui avaient la fâcheuse habitude de couper la tête des joueurs de l’équipe vaincue pour jouer ensuite avec l’une de celles-ci, les autres étant offertes en sacrifice aux dieux. Cette habitude ne se pérennisera pas ! Mais le ballon ne serait-il pas le symbole d’une de ces têtes de mort ? Ainsi, ce ballon que l’on veut faire pénétrer dans la cage adverse du gardien de but au football et au handball, que l’on veut planter derrière la ligne de but au rugby, dans le panier au basket ou dans le trou du green de golf, n’est-ce pas toujours la mort ? La mort telle qu’elle se découvre à nous dans l’ennui et que nous voulons refouler loin de nous dans le camp adverse ? Cette notion de hasard et de pari est bien symbolisée par la mêlée du rugby où le ballon tel un dé est lancé pour ressortir d’un côté ou de l’autre et progresser de mains en mains, de passe en passe vers l’arrière pour rebondir au hasard de son ovale. Certains sports comme le tennis et a fortiori l’escrime symbolisent mieux le duel, mais que ce soit dans la solitude du duel comme dans la solidarité de l’équipe, c’est toujours de notre mort que nous cherchons à triompher. Tous les sports opèrent avec leur rituel qui est un ensemble d’actes codifiés par lesquels les acteurs et les spectateurs manifestent leur respect envers un objet de valeur absolue ou son représentant sportif comme nous le rappelle Didier Braun dans sa Lucarne quotidienne du journal sportif l’Équipe [7]. A de nombreux débordements près, les acteurs et les spectateurs semblent imprégnés de cette pensée du sociologue et philosophe Emile Durkheim. Le rite est “ce qui recommence” et comme l’exprime l’anthropologue Marc Augé, ce qui est important dans “recommencer” c’est “commencer”. La force d’un rite est dans cet éternel “commencement” dans un temps qui est celui de l’oubli de la mort.
Parce que la culture en aurait déçu plus d’un ?
20Carvalho, le héros récurrent des romans du catalan Manuel Montalban décédé en 2003, en fait partie. Il brûle les livres de sa bibliothèque dans la cheminée de sa maison de Barcelone ! Pour lui, c’est une sorte de vengeance qu’il prend sur la culture à laquelle il a cru aveuglement. A la fois nostalgique et déçu par la défaite de la pensée, il se sent comme trahi par la culture. Alors il brûle les livres qui lui ont plu “de peur un jour d’être tenté de les relire”. La valeur symbolique de ce feu littéraire n’est pas celle des feux purificateurs de l’Inquisition immolant tous les hérétiques présumés ni de ceux des nazis détruisant livres et œuvres de “l’art dégénéré" pervertissant la race aryenne. Les livres brûlés, un a un, par Carvalho sont la métaphore de l’incinération de la culture. Un homme meurt et c’est une bibliothèque qui disparaît, dit-on. Chaque livre d’une bibliothèque est un défi au temps et à la mort avec le temps de les lire et de les relire et de laisser une trace dans la mémoire de l’humanité. Depuis l’incendie de la Grande bibliothèque d’Alexandrie qui a anéanti des siècles de culture, la mémoire reste une arme de survie de l’humanité. Bien que nous l’ayons externalisée dans le numérique, faudrait-il pour la préserver apprendre par cœur les contenus des livres ? Dans les graves crises de notre humanité, nous pourrions être amenés à nous réunir dans les forêts et déambuler en récitant ces fragments de mémoire à l’image des héros du film Fahrenheit 451 de François Truffaut tiré de la nouvelle de Bradbury. Imagination délirante pour les uns ou sagesse pour les autres qui auront gardé en mémoire les pages inoubliables de Si c’est un homme de Primo Levi quand il essaye d’apprendre en italien à un jeune français les vers du Chant d’Ulysse et ceux de la Divine Comédie de Dante dans l’enfer d’Auschwitz.
De la tablette d’argile à la tablette tactile ou la crise de la Cultura et de la Παίδԑία
21Charles Pépin [8], un des brillants philosophes de la jeune génération, s’est posé la question de savoir ce que nous apprend l’école. Avant de savoir, l’école nous apprend la discipline dans le cadre de la vie ensemble. L’école nous apprend à être reconnus en tant qu’êtres humains. Elle doit nous apprendre à “désirer savoir”. L’Instruction Publique est devenue Éducation Nationale et l’école, en effet, éduque (ex/ducere : conduire hors) et conduit le désir hors de sa finalité initiale, sexuelle et/ou agressive, vers une destination nouvelle : le savoir. L’école instruit (in/struire : construit l’intérieur) et construit une possibilité au fond de nous “d’un désir se faisant une raison”. L’école ne nous apprend pas à savoir car les manuels pourraient suffire, ni à vivre car la vie s’en charge très bien. Elle peut nous apprendre seulement la complicité du savoir et de la vie. Mais “l’école doit” ou “il faut que l’école” ne peut faire l’objet d’aucune démonstration. Dommage, car le réel de l’école en est souvent à des années-lumière avec ses incivilités quotidiennes, ses violences verbales et physiques de la part des élèves et de leurs familles à l’égard des enseignants et même ses meurtres dans un contexte d’économie de la drogue. Carole Diamant rappelle, dans un livre terrifiant [9], la difficulté voire parfois l’impossibilité pour les professeurs d’enseigner. La machine s’est grippée dans un contexte de tensions communautaires et les professeurs doivent apprendre à discuter l’indiscutable face au discours intégriste religieux en se demandant, dans cette contestation du savoir, si le dialogue est encore possible. Le statut des enseignants en tant qu’unique source de savoir est de plus mis à mal par la facilité des recherches documentaires, par la possibilité de travailler hors des murs de l’école et de la bibliothèque, par la prise de notes sur ordinateur, par l’image en direct de ces informations en ligne et son copier-coller aux portes du plagiat. En bref, l’école du numérique reste à inventer.
A l’instar de la tablette d’argile des Sumériens et de l’imprimerie de Gutenberg
22Internet nous relie au réseau, bouleverse notre rapport au savoir dissocié de la culture, à sa nature, à sa fonction, à sa transmission [10]. Nicholas Carr nous rappelle que la lecture numérique amenuise notre compréhension de l’écrit, notre attention et notre mémoire mécanique de travail ne faisant que répéter. Bombardés d’informations, nous ne sommes plus capables de former de souvenirs à long-terme et nous ne nous limitons qu’au superficiel. En effectuant plusieurs choses à la fois, on perd la capacité de distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas. On finit, dans l’obsolescence programmée du médium, par s’intéresser uniquement à ce qui est nouveau dans le médium. D’où la boulimie de vouloir être informé de tout ce qui se passe dans le monde avec le bip de votre IPhone vous prévenant de l’évolution du score du match de football en cours ou de celle, fraîchement publiée, de la dernière courbe de popularité du Président de la République ! Nous redécouvrons que la pensée et la capacité du cerveau à former des souvenirs nécessitent un degré élevé de concentration et d’attention et qu’il y a dans la pensée des phases où l’on se retrouve seul avec une réflexion quasi contemplative afin de se concentrer et d’absorber les informations de manière plus lente. Chaque technologie nouvelle, comme l’écriture, l’imprimerie ou le numérique encourage un mode de pensée qui lui est propre et il est difficile d’orienter une technologie dans une direction opposée à celle pour laquelle elle a été créée. Ce que disait déjà Socrate dans le Phèdre de Platon en parlant de l’écriture : “elle produira l’oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire […] confiants dans l’écriture […] quand ils auront lu sans apprendre, ils se croiront très savants alors qu’ils ne seront le plus souvent qu’ignorants et de commerce incommode, parce qu’ils se croient savants sans l’être”. Remplacez “lu” par “vu” et vous réintégrerez le temps présent. Il est donc difficile d’avoir une attention profonde dès lors qu’on est stimulé en permanence par le net. La culture du zapping ne permet pas de forger une mémoire solide. Mais Internet nous donne l’illusion de disposer d’une mémoire infinie à portée de clic. C’est comme si vous disposiez d’une bibliothèque géante sans la moindre idée de ce que l’on doit y chercher. Internet offre des informations, pas des concepts. Pour faire court, Internet ne sert qu’à trouver ce que nous avons déjà en mémoire. A ce prix, Internet nous permet d’avoir sous la main un outil de recherche ultra-rapide d’informations complémentaires fiables.
La charpente de notre savoir
23Mais cette recherche est subordonnée à la capacité à disposer de modèles mentaux créant un cadre dans lequel la recherche s’inscrit. Internet ne fournit pas ces cadres mentaux permettant de classer et d’organiser, de comprendre les informations fournies. La construction de cette “charpente de notre savoir” passe par la mémorisation d’éléments au besoin à l’aide du par cœur, vilipendé mais en cours de réhabilitation, et passe par l’acquisition de concepts. Plus on en dispose et plus Internet devient un outil puissant et fiable. Moins on en dispose et moins on est en mesure de trouver la réponse à la question posée. En Occident, cette “charpente du savoir” est le résultat de l’encyclopédisme bien connu depuis Diderot et de la systématicité reposant sur l’organisation, la hiérarchisation des notions principales, secondaires, et corollaires, en facilitant les relations de discipline à discipline. Ainsi, les mathématiques sont convertibles en physique et vice versa. Il en est de même pour la géographie et l’histoire. Sans cette charpente, quand nous entrons dans Internet, nous entrons dans le royaume des ennemis jurés de Socrate, les sophistes pour qui tout se vaut. Cette charpente ne peut venir que des enseignants dont la fonction plus que jamais, depuis Rabelais et Montaigne, est “d’apprendre à apprendre” parce que “une tête bien faite est supérieure à une tête bien pleine” et que “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Le linguiste italien Raffaele Simone, pense que l’apprentissage initial n’est possible que par et dans la relation entre les êtres. “L’apprentissage est d’abord une relation affective car l’élève a besoin d’être soutenu, encouragé ; il a besoin de reconnaissance qui passe par le regard de l’autre”. Il y aurait donc encore un humanisme à une époque où l’homme qui s’est toujours réalisé en s’extériorisant dans des techniques, le ferait dans cette nouvelle écriture qu’est le numérique. Quand Socrate critiquait l’écriture, il ne remettait pas réellement l’écriture en cause, mais il condamnait la pratique des sophistes qui ont cultivé cette position au profit du pouvoir mais au détriment du savoir. Pour Socrate, ce savoir n’était bon que si nous le pensions nous-mêmes en nous permettant d’y contribuer d’une manière ou d’une autre. Nous sommes dans la même situation face au numérique. “Si vous confiez votre mémoire à l’écriture, vous la perdrez” disait Socrate. Si vous confiez votre pensée à l’ordinateur, vous la perdrez. Le numérique est lui aussi un ϕαρμακον, à la fois poison et remède. Mais le poison est dans ce “temps de cerveau disponible” qu’une chaîne télévisée naguère première se targuait, il y a peu, de vendre aux publicitaires!
Le twitt, défaite de la culture et de la pensée ?
24Nés avec le XXIème siècle, les réseaux sociaux et le twitt, derniers avatars en cours, sont devenus les nouveaux moyens de communication de la modernité d’aujourd’hui, encore plus moderne que celle d’hier mais malheureusement moins que celle de demain ! Le Président Obama aurait été réélu grâce aux vingt millions de messages échangés pendant sa dernière campagne. Cinq cent millions de twitts, en moins de cinq ans, ont nagé dans le fleuve de l’opinion enfin libérée de la “vérité” loin des berges de la pensée encore soumise à la “vérité” ! Il n’y a pas plus branché que ce “gazouillis” aux “140 caractères, espaces compris” allant enfin droit à l’essentiel sans s’embourber dans le paradoxe et les discours verbeux. Il est lui, dans le vif de l’action. Fini les phrases où, du début à leur point final, la pensée se levait et se mettait en tension pour nous permettre d’Entrer dans une pensée avec François Julien.
25Mais, à tout bien y réfléchir, ces “140 caractères, espaces compris” pourraient peut-être aussi être considérés comme des premières phrases, comme des levers de rideau, comme un véritable coup de dés nous mettant face à l’énigme du commencement d’une pensée ? Cette première phrase génèrerait-elle alors un ordre qu’on respecterait ? Cette première phrase engagerait-elle une pensée dont on ne pourrait plus s’en défaire, s’en déprendre, s’en dégager comme le capitaine Haddock de son sparadrap dans Vol 714 pour Sydney d’Hergé ? Mais à la lecture de nombreux twitts, “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie” aurait dit Pascal en “52 caractères, espaces compris“. Alors en déroulant ce fil, nous nous apercevons que l’essence du twitt a peut-être pris son envol avec Epictète, Pascal, La Rochefoucauld, Chamfort, Friedrich Nietzche, Mark Twain et Oscar Wilde et leurs Pensées, Maximes et Aphorismes du passé enfouis dans notre inconscient collectif. Tous ont atteint la quintessence de la pensée sans aller au-delà des ’’140 caractères, espaces compris’’, mais ces twitts ne représentaient que l’écume de leur pensée. L’essentiel de celle-ci s’est retiré, dans des océans de pages de livres, menacé dans un avenir proche d’y être abandonné ? Alors que toutes ces pensées sont là en transit, attendant d’être transportées ailleurs voire formulées autrement car elles n’ont besoin “que d’être adaptées au temps présent”. Mais pas de chance, ce propos oublié d’Hegel dépasse l’épure du twitt du jour !
La culture ne nous protège pas de la barbarie
26La barbarie, partout où elle pousse comme le chiendent, met la culture à mort. Les exemples du passé sont légions et naguère la destruction d’œuvres d’art millénaires en Afghanistan par les Talibans n’a été qu’un avatar de plus dans la saga de l’islamisme radical dont le dernier en date est la destruction au Mali par AQMI des mosquées classées au patrimoine mondial. Mais la culture ne nous protège pas de la barbarie. Quand les nazis entendaient le mot Culture, ils sortaient leur revolver, à l’image de Goebbels. Sous ce régime, les livres étaient brûlés comme les peintures de l’Art Dégénéré dans l’hystérie collective de gigantesques autodafés. A quelques kilomètres de Dachau, le festival de musique de chambre de Beethoven était extrêmement couru par le public munichois. La crucifixion du Christ de Lucas Cranach l’Ancien ou Le Martyre de Saint Sébastien de Hans Holbein à la Pinacothèque de Munich ne se retournaient pas quand les bourreaux nazis, catalogue en main, en parcouraient religieusement les salles [5].
27Buchenwald a été implanté à Weimar, un des plus hauts lieux de la culture allemande. Ecouter un lied ou le mouvement lent du quatuor à cordes La jeune fille et la mort de Schubert n’empêchait pas les officiers nazis d’Auschwitz d’aller ensuite “accueillir les nouveaux arrivants” à leur descente de train avant de les conduire entre Nuit et brouillard vers les chambres à gaz et les fours crématoires. Et pourtant… face à toutes les crises passées et à venir, la culture a toujours opposé une forme de résistance afin de dépasser sa propre disparition. Les pires moments de l’histoire ont paradoxalement été propices à la création. Le Quatuor pour le Temps Présent d’Olivier Messiaen, créé dans le stalag de Görlitz en Silésie le 15 janvier 1941 aux pires heures de la seconde guerre mondiale ou cet Autoportrait en musulman de Goran Music interné dans un des camps de la mort nazis en sont deux exemples parmi tant d’autres. Autoportrait rejoignant ceux de Rembrandt, Bonnard ou d’Hélène Schjerfbeck dans leur défi au temps et à la mort. La peinture, la musique, la littérature, toutes les formes d’art sont la preuve que la vie ne suffit pas, pourrait-on dire en paraphrasant l’écrivain portugais Fernando Pessoa. C’est pour cela que toute création porte en elle un peu de cet espoir culturel. Quels que soient les cataclysmes naturels, les ravages des guerres, les dépressions économiques, les défaites des démocraties face aux dictatures, la pauvreté ou la richesse, l’art arrive toujours à se faufiler entre deux interstices par où passe la vie.
Silence (détail) - Agathe Verschaffel
Silence (détail) - Agathe Verschaffel
Y aurait-t-il dans la culture quelque chose pouvant nous protéger de la barbarie ?
28L’essence de la culture ? La puissance cathartique de la culture née avec la tragédie grecque devrait nous protéger de la barbarie. Œdipe, les Antigone, le Roi Lear de Shakespeare, Guernica de Picasso, Vie et Destin de Vassili Grossmann, pour n’en citer que quelques-uns. Certains n’y verront qu’une tautologie de plus et feront référence à Pascal et à l’impossibilité de réguler un ordre de l’intérieur. D’autres y verront un travail à la mesure de celui du mythique Sysiphe d’Albert Camus. D’autres encore seront attirés par la possibilité d’insinuer la culture dans leur rapport à l’autre et à eux-mêmes par la vue, par l’ouïe, par le toucher, par l’odorat et le goût, en bref, par tous nos sens dans une quête d’un inaccessible imaginaire. Pour nous protéger de la barbarie la culture est nécessaire mais non suffisante. L’éthique serait-elle ce maillon manquant ? L’éthique est pour nous un choix de vie reposant sur une valeur. Ce peut être l’honneur, le salut de la patrie, le service des autres, la création, le pouvoir… Mais si cette valeur est le respect de la race pure et dominante, nous tombons dans l’éthique nazie ! Notre choix éthique est certes libre mais uniquement dans les limites fixées par la morale. L’éthique est donc nécessaire mais non suffisante. La morale qui est une exigence inconditionnelle relativement à la façon de se conduire envers autrui, pourrait-elle être nécessaire et suffisante ? Arrivé à ce point, me revient en mémoire une scène du film de Spielberg Indiana Jones où le héros se retrouve, dans un combat au cimeterre, face à un guerrier arabe. La situation d’Indiana Jones devient angoissante car il ne maîtrise pas le maniement de cette arme. Il sort alors son pistolet d’une poche et abat son adversaire. Il en est ainsi des humains pour qui respecter la personne d’autrui n’est pas un devoir inconditionnel comme nous le confirme chaque jour l’annonce de nouveaux règlements de compte régionalistes. Face à ce vide brutal que nous reste il ? Retourner à la culture et à la possibilité qu’elle nous offre de pénétrer dans la relativité des choses et de prendre contact avec le territoire de l’humour nous suggérant que la finitude humaine peut se comprendre comme étant entre deux pôles, celui de la tragédie et celui de l’humour. Humour qu’il ne faut pas confondre avec l’actuelle ironie très médiatique mais n’est pas Desproges qui veut ! Non je parle de l’humour des Stoïciens, de Rabelais, de Shakespeare ou Daniel Stern. Parce que l’humour refuse l’héroïque en admettant l’insaisissable de la finitude et qu’il nous ramène à l’ordinaire de l’ordinaire et au quotidien du quotidien. Parce que l’humour a une fonction, celle de nous ramener au familier en le faisant fantastique et au réel en en le faisant surréel. Il nous fait voir autrement les situations inter humaines quand elles surgissent devant nous. Que l’humour enfin reste, quand tout va mal, peut-être la seule arme nous permettant une réflexion métaphysique sur l’existence du monde en échappant à l’angoisse pure du néant tout en nous rappelant que “ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face” comme le twittait en son temps La Rochefoucauld ! Puisse la culture, comme le bouclier de bronze de Persée lui permettant de ne pas voir en face la Gorgone, ce monstre hideux et mortel mais son reflet, nous aider à en faire de même sans nous cacher et avec courage car la culture est un combat. Un combat contre la dictature de la masse sur l’individu car il n’y a pas de culture de masse sans culture individuelle. Un combat pour la “culture pour chacun” et la “culture par chacun” de son esprit, seule et authentique démarche de liberté qui nous reste. Il apparaît de plus en plus que la culture-cultura est la forme sécularisée du culte-cultus et que ces deux formes sont indissociables. Le rituel symbolique du culte est devenu celui de la culture et tous deux nous poussent inlassablement à notre propre dépassement vers quelque chose que l’on pourrait appeler le sacré, dans une inconsciente demande attestée par ces files d’attente du dimanche matin aux portes des musées à l’instar des interminables processions de jadis aux portes des églises.
Coda : du passé au présent
29Ces références à Platon, à Aristote, en bref au IVème siècle avant J.C. et à Cicéron, sembleront à certains relever d’un inutile “bla-bla philosophique alors que seule l’action est à prendre en considération dans notre vie moderne”. Cette réflexion à “leur insu mais de leur plein gré ” est cependant une vraie question philosophique ! En effet, si nous savions tout, il n’y aurait plus rien à décider pour agir. La difficulté de la décision d’agir est qu’elle ne repose pas sur le hasard mais sur un savoir qui ne donne aucune certitude absolue. Les médecins y retrouveront les diagnostics en situation d’incertitude et son cortège d’Odds ratio ! Ceux qui ne décident jamais peuvent croire que décider et agir, c’est savoir. Ceux qui décident et agissent ne devraient pas oublier que décider et agir ne sont pas seulement un savoir car ils exigent du courage. Face à notre “vraie vie” la culture revient toujours au galop ! Si la nature de l’être humain c’est sa “culture”, au sens grec du terme, alors est romaine la culture au sens d’aménagement de la nature en un lieu habitable ainsi qu’au sens du soin donné aux monuments du passé. Ces deux références culturelles, la grecque et la romaine apparemment si différentes se retrouvent aujourd’hui dans la question de Bruno Latour “pourquoi vingt-cinq siècles plus tard ne sommes-nous toujours pas plus modernes qu’elles ?” Certes, nous sommes plus modernes dans nos rapports à la technique avec Internet, l’IPad, l’IPhone 3,4 et 5G en attendant la suite d’autres découvertes à marée basse ! Mais dans notre rapport avec notre passé et notre émancipation de celui-ci : non ! Mais dans notre rapport avec notre avenir et notre recherche d’un futur : non plus !
Récit d’émancipation et/ou récit d’attachement ?
30Ici et jadis, l’être humain était attaché à un récit d’émancipation face à une terre infinie, face à un espace infini. Christophe Colomb a découvert l’Amérique, Armstrong et Tintin ont marché sur la Lune, le robot Curiosity déambule sur Mars mais il n’y aura plus de nouveaux territoires et il n’y aura jamais un milliard d’êtres humains sur la Lune et sur Mars. Ici et maintenant, l’être humain, connecté à tout ce qui est connectable, doit entendre un autre discours : celui d’un récit d’attachement à une terre finie en terme de territoire. Il se retrouve pris entre deux récits totalement contradictoires, entre la version officielle de la transformation de la planète et la version réelle de la conservation de celle-ci, avec ces discours et controverses sur le réchauffement climatique, sur la recherche d’énergies propres ou fossiles, sur la pollution, sur le peuplement extensif du globe, la liste n’étant pas exhaustive ! Cette contradiction nous impose de quitter “l’utopie de l’économie” pour “l’utopie de l’écologie” comme le formule Bruno Latour dans Enquêtes sur les modes d’existence : Une anthropologie des Modernes. En attendant, nous vivons dans l’illusion en disant une chose tout en faisant autre chose alors que les seules vraies questions sont “où va-t-on et que fait-on” ? La modernité, si modernité il y aura, devra surmonter cette contradiction et composer un monde commun à tous, à travers les sciences, la politique, l’économie et la culture sous la “contrainte de la terre” et non sous celle d’un “retour à la terre”. Notre “monde actuel” est peut-être en train de toucher à sa fin. Les optimistes seront choqués par de tels propos mais notre “monde actuel” n’est qu’un “monde” parmi “d’autres mondes” qui se sont succédé depuis le big-bang initial. Au XVIème siècle, Galilée a failli être brûlé par l’Eglise quand il a affirmé que la terre et l’homme n’étaient plus le centre de l’univers. L’Europe actuelle n’est plus culturellement le centre du monde et nous ne savons plus qui brûler !
Nous avons oublié qu’un monde est comme un homme
31Il naît, il grandit et il meurt alors que paradoxalement l’être humain lui, ne change pas dans ses comportements prédateurs à l’égard de l’autre et de la nature. Le 8 décembre de l’an 410 après J.C., Augustin, l’évêque d’Hippone, ville de la côte Est de l’actuelle Algérie, prononçait son fameux Sermon sur la chute de Rome, devant une foule immense et massée en son église [11]. Et pour arracher à sa peine cette foule plongée dans l’affliction, la voix d’Augustin s’est élevée dans la lumière d’un décembre méditerranéen : “Dans sa vieillesse, l’homme est rempli de misères et le monde est rempli de calamités […] le monde s’en va, le monde est vieux, le monde succombe, le monde est déjà haletant de vétusté mais ne crains rien, ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle”.
La Nina - Agathe Verschaffel
La Nina - Agathe Verschaffel
33En 1716, Vivaldi dans le mouvement lent du psaume 127 Nisi Dominus, nous parle de la force des enfants car d’elle vient notre puissance. Ce sont eux qui représentent notre pouvoir, ce sont eux qui se substitueront à nous, ce sont eux qui se retourneront un jour vers nous car c’est d’eux que dépend notre survie ou notre disparition comme poussière. Angélisme incantatoire diront certains car les mécanismes de transmission de notre héritage culturel sont en voie de destruction. Mais n’oublions jamais que l’inculture et la grande pauvreté sont les deux mâchoires meurtrières d’un piège pouvant se refermer à tout moment sur une violence. La boucle se boucle avec ce retour à la παίδεία grecque partageant avec la Cultura romaine le même joug ! A suivre.
Bibliographie
Références
- 1.Alain Finkielkraut. La défaite de la pensée. NRF. Gallimard
- 2.François Jacob. La statue intérieure. Folio N°2156
- 3.Hannah Arendt. La crise de la culture. p 253-288. Folio-essais. N°113
- 4.Sigmund Freud. Le malaise dans la culture. Le Monde-Flammarion
- 5.Georges Steiner. Dans le château de Barbe-Bleue. Folio-essais. N°42
- 6.Blaise Pascal. Les Pensées. Folio-classique.p.117-124. N°4054
- 7.Didier Braun. Lucarne. L’Équipe. Quotidien sportif distribué au bon vouloir de Presstalis
- 8.Charles Pépin. Une semaine de philosophie.p.101-130. J’ai Lu. N°8769
- 9.Carole Diamant. École, terrain miné. Liana Levi
- 10.Philosophie Magazine. N° 62. p 34-57. Pourquoi nous n’apprendrons plus comme avant.
- 11.Jérôme Ferrari. Le sermon sur la chute de Rome. Actes Sud