Notes
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[1]
Le projet UNUOC (usage et non-usage des objets communicants dans le cadre du maintien à domicile) est un projet pluridisciplinaire mené par le pôle de recherche de La Cité du Design (Saint-Étienne), l’École Nationale Supérieure des Mines (Saint-Étienne), Telecom Saint-Étienne, l'Université Jean Monnet (Saint-Étienne) et le Centre National de la Recherche Scientifique. La méthodologie de recherche de la Cité du design, mise en place dans le cadre de ce projet, est construite en cinq étapes : état de l’art, étude des usages, laboratoire de conception, expérimentation, valorisation. Le présent article fait suite aux entretiens menés dans le cadre de l'étude des usages.
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[2]
Les prénoms ont été changés.
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[3]
On ne saurait oublier que l'utilisation de l'ordinateur sollicite aussi le toucher et l'ouïe autant qu'il engage le corps – posture, résistance et fatigabilité ne sauraient être mis de côté dans la relation de l'homme à l'ordinateur. Toutefois, ce qui est notable – et qui a émergé lors de nos entretiens – c'est que l'absorption dans l'écran fait oublier le corps et enjoint l'individu à se concentrer à tel point sur la vue que ses autres sens peuvent lui sembler moins sollicités – même s'il n'en est rien dans les faits.
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[4]
Entendu non comme objet support de communication, tel l'album photo de Laurence, mais comme objet inscrit dans un réseau, un objet à même, grâce aux TIC, de communiquer avec d'autres objets ou systèmes, c'est-à-dire de leur envoyer des informations. L'objet communicant est ici fonctionnel avant toute chose.
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[5]
En langue fon (Bénin ou Togo) le bô est ce qui est appelé communément et malencontreusement « gri-gri ».
CONDITIONS ET CADRE DE L’ENQUÊTE
1 Notre étude : « Usage et non-usage des objets communicants dans le cadre du maintien à domicile » [1] a pour objectif de comprendre la relation des personnes âgées et dépendantes avec les objets susceptibles de faciliter divers aspects de leur vie. Elle s’est déroulée sous la forme d’une enquête ethnographique auprès de six ménages ; des couples et des personnes vivant seules mais accompagnées d’une aide à domicile ou d'un aidant familial. Trois entretiens de deux heures ont été menés avec chacun des ménages.
2 Les personnes rencontrées sont âgées de plus de 75 ans. Nous avons été mis en relation avec elles par un service de gérontologie, partenaire de l’étude, fréquenté par ces personnes dans le cadre d’une hospitalisation de jour. Leur degré de dépendance va de l'autonomie modérée à la forte dépendance, avec diverses origines morbides. En dépit du caractère limité de l’étude, nous avons pu appréhender des situations nettement différenciées qui nous ont permis de récolter des matériaux exploitables pour l’analyse dont nous n'abordons ici que quelques aspects : la nature de l’objet communicant chez les personnes âgées, l’importance du lien social dans le rapport à l’objet et la relation de l’individu à l’objet à partir des expressions objet chaud ou objet froid.
3 L’enquête a été menée conjointement par un anthropologue et une designer. Le travail croise deux points de vue et approches sur les usages et non-usages des objets communicants dans le cadre du maintien à domicile des personnes âgées en état de dépendance. Le contenu des entretiens et observations croisées, réalisés au cours de l’enquête, a nourri nos questionnements et réflexions concernant la nature de « l'objet communicant ».
QU’EST-CE QU’UN OBJET COMMUNICANT ?
4 Une chose communicante est une chose qui communique avec une autre, dit le Petit Larousse, qui donne pour exemple l’expression vases communicants. Des objets tels que le téléphone, l’ordinateur connecté, la télévision, le téléphone portable sont des objets intermédiaires. Ils permettent une relation médiate, c'est-à-dire qui se fait indirectement, au même titre que le livre, la presse ou le médiator qui sert à toucher les cordes de certains instruments de musique. Ils sont des moyens d’expression mais ne sont pas capables d’expression eux-mêmes – excepté dans le cas de ce que nous pourrions appeler une expression programmée qui ne peut avoir qu’un développement limité quelle que soit son amplitude. Ils ne possèdent pas la capacité d'interprétation des informations véhiculées.
5 L'interprétation des informations – dont les prérequis sont une bonne accessibilité et une lisibilité adéquate – ne peut être que le fait de l'homme et des choix humains. Pour le Robert l'interprétation est le résultat de « l’action d'expliquer, de révéler la signification d'une chose obscure ». Si interpréter est donner du sens à une information, nous devons questionner la place de la machine dans cette recherche de sens.
LA PART DE L’OBJET DANS L’INTERPRÉTATION DES DONNÉES
6 Gilbert Simondon rappelle la limite d’interprétation de la machine : « la bande magnétique n'enregistre pas mieux les sons musicaux ayant une forme, une continuité, que les transitoires ou les bruits : l'ordre n'existe pas pour cette conservation d'enregistrements par la machine, qui n'a pas la faculté de sélectionner des formes. La perception humaine retrouve les formes, les unités perceptives, à la vision ou à l'audition des documents enregistrés. Mais l'enregistrement lui-même ne comporte pas réellement ces formes » (Simondon, 1958).
7 On sait qu'aujourd'hui nombre de programmes concernant l'interprétation systématisée des données ont été développés ; il n'en reste pas moins que ces programmes sont le fait de l'homme. Ce sont des choix humains qui sont à l'origine des modalités d'interprétation des machines et non ces dernières elles-mêmes.
8 La question de l'interprétation des données et du pouvoir qu'elle confère aux « initiés » trouve son écho dans les questionnements de certaines des personnes âgées rencontrées. Elles s'interrogent à propos de l'interprétation d'informations dont elles ne connaissent pas l'émetteur et par conséquent sur le crédit à leur accorder. Les entretiens mettent en exergue un autre point : l'utilisation potentielle de données concernant les habitudes de vie voire le choix de vie, par des individus, des entreprises ou des organisations inconnus des personnes âgées participe à leur réticence à l'égard de l'ordinateur.
ENTRE DÉPENDANCE ET LIEN SOCIAL
9 Dans nos sociétés, la personne âgée dépendante est confrontée à deux représentations catégorielles, celles de la vieillesse et de la maladie. Chacune de ces catégories soumet l’individu à un travail de reconstruction identitaire. Dans la maladie comme dans la vieillesse il est important de donner du sens à ce qui est vécu. Ceci n’est possible que si la personne se donne un projet de vie, guérir ou vieillir, auquel il est souhaitable de donner des objectifs et des moyens. Pour le cas particulier de la vieillesse, cette projection ne peut se faire qu'en cassant la représentation sociale de la personne âgée comme catégorie exotique.
10 L’image du corps vieillissant véhicule l’idée de l’incapacité de faire et de comprendre mais participe aussi de quelque chose de plus cruel, la gêne de se montrer. Nous vivons dans une société où le culte de la performance et celui du corps ont une importance considérable. Le défi qu’essaient de relever bon nombre d’individus n’est plus celui de s’adapter au vieillissement progressif mais au contraire de l’arrêter artificiellement. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, parallèlement, il est aujourd’hui de bon ton de sexualiser précocement l'enfance, les concours de « miss lolita » sont là pour nous le montrer. Le corps naissant et le corps vieillissant sont exclus de l’image médiatique du corps. Tout converge vers l’idéal-type d’un être performant et séduisant à qui rien n’est impossible.
11 Si la société produit des catégories sociales de plus en plus distinctes, entre jeunisme et âgisme il n’en est pas moins vrai que chacun partage la même culture. La personne âgée dépendante ne l’a pas toujours été. Elle est donc aussi porteuse de cette demande d’éternelle jeunesse qui l’empêche de se doter de ressources propres pour se faire une place sociale.
Nicole [2], après le décès de son mari, connut une seconde vie professionnelle. Commerciale dans le domaine des arts de la table, elle travailla pour deux maisons de luxe réputées. Son métier l’emmena aux quatre coins du pays et elle connut, jusqu’à 65 ans, une vie professionnelle bien remplie qui, de toute évidence, l’a pleinement satisfaite. Atteinte d’une maladie chronique, elle n’accepte pas sa dépendance. Elle vit seule, toutefois elle a des amies et ses enfants la visitent souvent ; elle séjourne parfois chez eux. Elle n’est donc pas isolée.
« Je suis et j’ai toujours été autonome » dit-elle réduisant l’autonomie au fait de vivre chez elle. Elle a une vision apocalyptique des maisons de retraite médicalisées et le départ de son appartement serait vécu comme une perte de soi (Albou, 1999). Elle ne tente pas de reconstruire une identité, elle vit dans une ambivalence de sentiment entre la négation de la perte partielle de son autonomie physique et l’attitude fataliste qu’il faut vivre avec. Elle sait pertinemment qu’il faudrait négocier avec son état de dépendance mais elle ne le verbalise pas. En parler serait pour elle l’admettre. Alors qu’elle aurait besoin de socialiser son état, elle refuse de recevoir ses amis, elle a de moins en moins l’envie de sortir parce qu’elle voudrait pouvoir le faire comme avant.
Elle reporte alors son besoin de changement sur les objets et son appartement, elle souhaite se débarrasser de ses meubles. À l’entendre ils sont lourds, encombrants, ternes. Elle demande à ses interlocuteurs de trouver une solution. En tous les cas elle les appelle explicitement à l’aider : « il faut que je change mes meubles, je ne peux plus supporter la couleur, l’ambiance… ».
15 Nicole a surtout besoin de donner du sens à ce qu’elle vit, mais elle ne peut se déterminer entre la recherche d’une nouvelle identité et la nostalgie de sa totale motricité.
16 Bernadette Veysset, auteure de Dépendance et vieillissement, montre qu’une personne active se meut en permanence dans un réseau de dépendances qui est le principe même de la relation sociale que nous avons aujourd’hui tendance à confondre avec le lien social. La relation est la conséquence du lien. Le lien attache mais surtout réunit. Les personnes âgées ne peuvent bénéficier du lien social que si la vieillesse est attachée à la vie et si tout un chacun accepte la modification progressive de son identité dans une commune sociabilité. Le lien social est toujours en tension entre la relation et la représentation.
17 L’entrée dans la catégorie personne âgée est, a priori, une rupture de dépendances, non pas de celles qui attachaient mais de celles qui réunissaient.
18 Si la dépendance sociale peut être entendue comme ce qui relie, elle est malheureusement vécue, dans le cas de la personne âgée, comme une subordination, la soumission à une autre loi que la sienne. Puisqu’il en est ainsi l’accompagnement de la personne âgée doit permettre, entre autres, de l’aider à mobiliser ses propres ressources. La personne en rupture a besoin de réorganiser ses dépendances.
19 La demande de relation, une relation faite d’échange et d’écoute, une demande de reconnaissance, « d’utilité sociale », supplante en intensité la demande d’aide matérielle. Même si le souhait de la personne est de trouver un moyen pour suppléer une incapacité partielle, cette nécessité ne saurait faire disparaître le besoin social d’exister parmi les autres.
Jacques, enseignant en retraite, occupe une place particulière parmi les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus. Il passe de longues heures devant son ordinateur pour échanger des courriels. Compte tenu de son état physique particulièrement dégradé, nous pourrions supposer que, la nécessité faisant loi, cette pratique, même difficile, est pour lui une aubaine. L’objet « communicant » assurerait dans ce cas pleinement sa fonction. C’est ce que nous avons cru pendant les premiers entretiens jusqu’au jour où, profitant de l’absence de son épouse, il nous confia que sa préoccupation principale était le manque de stimulation intellectuelle, que même son épouse inconsciemment lui refusait. Jacques est conscient de la dégradation progressive de son état mais il est aussi conscient qu’il possède encore des ressources pour réaliser son projet de vie. Projet de vie qu’il a clairement mis au point : écrire ses mémoires. Parler de sa maladie, échanger avec les autres, exister malgré sa maladie est pour lui une donnée fondamentale. Jacques est pragmatique, il semble avoir entériné cet état de dépendance qui n’est pas pour lui la négation de son existence. Il demande que les autres assument avec lui sa nouvelle identité pour que la vie continue.
21 Nous devons prendre garde que la place donnée à l’objet que nous appelons abusivement, mais peut-être pas sans intention, communicant, ne soit qu’un prétexte au refus de considérer le lien social comme condition nécessaire à l’accompagnement d’une fin de vie et nous empêche d’interroger le concept de dépendance dans son acception sociale. Dans le contexte de la dépendance, l’objet est un accessoire utile qui supplée une fonction ou la prolonge mais en aucun cas il ne peut se substituer à l’attention nécessaire portée à la personne en quête d’un nouveau projet de vie.
22 L'arrivée de l'objet d'aide au maintien à domicile de la personne âgée
- objet médical, paramédical, dispositif d'alerte ou objet communicant
- n'est pas anodine. Les relations humaines tissées autour des objets participent au développement ou non des usages qui leur ont trait. L'entourage tient un rôle non négligeable dans l'appropriation par la personne âgée des objets qui l'entourent.
La manique en élastomère qui facilite l'ouverture des bouteilles et autres contenants, le fauteuil de confort, le vélo d'appartement pour le maintien en forme, la pince pour attraper facilement les objets posés ou rangés trop bas : autant d'objets dont la présence au domicile de Liliane et de son mari est due aux conseils des enfants et beaux-enfants.
Leur belle-fille est ergothérapeute. Elle dispense avis, recommandations et suggestions pour faciliter leur quotidien. Cette intervention leur permet d'adapter gestes et mouvements à leur état ; elle leur permet aussi de comprendre et d'intégrer les objets qu'elle leur conseille, que ces objets aient trait au domaine médical, au maintien de leur condition physique, à l'amélioration de leurs conditions de vie ou à la requalification des gestes qu'ils effectuent.
Un porte-serum à roulette est présent dans le salon. Liliane en a besoin au quotidien et a intégré la nécessité de son utilisation ; une place lui a été faite dans l'espace de réception du logement ; il s'est si bien chargé de sens grâce aux échanges entre Liliane et sa belle-fille qu'il est désormais laissé à la vue de tous, son appropriation est à son maximum. On suppose que les échanges réguliers entre Liliane et sa belle-fille participent à l'acceptation des objets liés au maintien à domicile, que ces objets soient ou non arrivés sur ses conseils. Les relations tissées autour des objets favorisent ici leur appréhension.
27 Qu'il soit communicant ou non, l'objet doit être entremis, accompagné, expliqué pour que son intégration au domicile soit pertinente et que les fonctions qu'il remplit fassent sens aux yeux des personnes maintenues à domicile. Dans le cas contraire l’objet est soit mal utilisé soit inutilisé :
Sur le canapé de Laurence, un coussin à la forme étrange semble délaissé : sa fille le lui a donné mais ne l'a pas accompagné d'explications. Bleu clair, il est légèrement taché ; c'est souvent le chien qui s'y installe. Laurence sait que ce coussin pourrait la soulager, mais elle ne sait pas comment s'en servir, elle ne sait pas quelle est la posture adéquate pour que l'objet soit efficace. Elle ne s'en est donc jamais servie.
29 Certains objets ou dispositifs ne sauraient être acceptés, intégrés, utilisés sans un accompagnement réussi, dont l'entourage proche est le meilleur porteur. Mener une démarche centrée sur l'usager consiste ici à prendre en compte le rôle de l'entourage, sans lequel l'objet au domicile ne demeure qu’une chose.
LA CHOSE N’EST PAS L’OBJET
30 L'objet naît d'une intention du sujet et en ce sens, parler des objets, c'est parler de l'humain dans les choses. François Dagognet donne l’exemple d’une pierre qui, sans même avoir été polie ou coupée, devient objet parce que l'homme l'a ramassée et isolée puis présentée dans une vitrine (Dagognet, 1989). Serge Tisseron souligne que la transformation de la « chose » en « objet » est à la fois marque physique et marque psychique par le seul fait qu'une chose puisse accueillir des souvenirs la transformant en objet précieux (Tisseron, 1999). Il ne peut donc y avoir d'objet sans intentionnalité.
31 Si le monde prend du sens par la dénomination des choses, l’objet prend du sens dans sa manipulation par l’homme. Il est inconcevable de penser d’un objet qu’il ne fut jamais touché, senti, regardé, écouté. Biographie de la personne et biographie de l’objet s’entrelacent dans ce rapport particulier de l’homme à la chose. L’objet est de si près lié à la biographie humaine ou plus exactement à une succession de biographies humaines que, si elles sont ignorées, il est besoin de les inventer. C’est ce que font souvent les chineurs chez le brocanteur. « Les objets sont des choses qui se chargent et se déchargent de sens lors de leur passage de main en main » (Bonnot, 2004). La biographie de l’objet est la somme des biographies humaines qui l’ont mis en situation. L’objet est le témoin de nombreuses interventions par des acteurs différents et successifs. Il est loisible de choisir une intervention et quelques acteurs pour inventer une biographie probable de l’objet et le charger de ce qu’il aurait pu être mais en tous les cas de ce qu’il n’est pas encore. Debary et Tellier montrent que sur les marchés de réderies « on achète les restes de ce qui n’est plus, le souvenir de ce qui a été » (Debary & Tellier, 2004).
Laurence nous montre un album de cartes postales récupérées chez un brocanteur qui se débarrassait de son fond. Ces cartes postales évoquent principalement l’image de la femme. Elle les a soigneusement classées : les femmes en maillots de bain, les femmes en costumes et chapeaux, les jeunes filles, les enfants, les femmes et leurs amoureux, les femmes « allégories » : la pucelle d’Orléans, l’alsacienne symbole d’une France recomposée après la première guerre mondiale. Laurence s’amuse à nous voir nous extasier sur « ce qu’elle n’ose pas montrer parce qu’on la moque ». Elle a acheté le reste de ce qui n’est plus, le souvenir de ce qui a été.
L’empathie faisant, elle nous demande de prendre un album de famille dans un tiroir du buffet du salon. Elle nous propose de le regarder avec elle. Il s’ouvre sur une photo de son mariage. Nous nous perdons avec elle dans le labyrinthe d’une vie qu’elle commente, elle est tour à tour enjouée, moqueuse, persifleuse, émue, rêveuse. Laurence vit de la vie d’avant, nous avons l’impression que l’espace d’un instant elle a oublié sa vieillesse et sa dépendance, elle nous dit que nous sommes ses amis. Elle est métamorphosée, elle nous parle de sa vie qui défile sous notre regard. Elle a trouvé l’objet de la communication. Notre curiosité est attisée, nous la pressons de questions, elle se prête au jeu. Elle s’étonne de l’intérêt que nous lui portons. Sur certaines photos de vacances elle apparaît costumée. C’est un jeu qu’elle adorait, nous dit-elle et elle poussait ses proches à se travestir aussi. Sur d’autres photographies de la vie quotidienne elle semble poser pour le photographe.
L’album de cartes postales n’était qu’une étape dans le rite d’échange qu’elle venait de mettre en place, elle voulait nous emmener plus loin dans la découverte de ce qu’elle est mais qu’elle pense ne plus pouvoir montrer. Laurence donne l’image d’elle-même qu’elle veut bien donner, c’est elle qui dirige l’œil extérieur.
34 Si l'objet naît d'une intention du sujet, l’objet communicant – non la chose communicante – est, lui aussi, chargé d’intention. L’objet communicant est chargé de l’intention du concepteur. Mais pour qu’il trouve sa place d’aidant chez la personne âgée dépendante, il faut que cette dernière le charge aussi d’une intention personnelle sinon l’objet ne restera pour elle qu’une « chose » communicante. L’exemple de Jacques est éloquent :
L'ordinateur a une place de choix au domicile de Jacques et de sa femme. Leur fils Paul est à l'origine de son arrivée dans leur domicile. Jacques, limité physiquement par la maladie de Parkinson, se fait une joie de correspondre tous les jours par mail avec son fils qui vit et travaille aux États-Unis.
Enthousiasmé par l'ordinateur, il a apprivoisé cette machine sur laquelle il passe toutes ses journées bien qu'il tape comme un gendarme, cette machine sur laquelle il écrit la chronique de son existence. Le rôle de son fils a toujours été prépondérant dans l'intérêt que Jacques porte à l'ordinateur. Non seulement ils peuvent correspondre plus vite que par voie postale, mais en sus Jacques pâtit moins de son handicap – les difficultés et la lenteur d'élocution liées à sa maladie rendent l'usage du téléphone peu adéquat. L'ordinateur de Jacques est devenu, avec le développement de la maladie, un dispositif l'aidant dans son projet de vie.
OBJETS CHAUDS ET OBJETS FROIDS
37 L'ordinateur est, pour André et pour Liliane, un objet froid ; il est appelé, péjorativement, machine et pourrait potentiellement être capable de dominer l'homme. André oppose la froide machine informatique au téléphone, plus chaud, qu'il qualifie d'outil. Le téléphone, objet chaud, prolonge le corps au niveau de la main comme au niveau de la voix quand l'ordinateur, objet froid, lui fait face.
38 Pour André le téléphone est encore porteur de chaleur humaine parce qu’il donne de la voix alors que l’ordinateur est un écran entre lui et la réalité. Les sens jouent un rôle dans la qualification de froideur/chaleur des objets.
39 Cette différenciation entre objets chauds et objets froids émerge chez Liliane comme chez André ; elle se cristallise dans une opposition entre l'ordinateur et le livre. Tous deux soulignent que le livre, qui a pu être manipulé par diverses personnes, fait jouer l'odorat et le toucher au-delà de la seule vue ; il émet un bruissement lorsqu'on en fait rapidement tourner les pages.
OUVERTURE DE L’OBJET AUX SENS
40 Les objets les plus hétéroclites tels qu’un livre, un coussin, un panier en osier, un paquet de cigarettes, etc. sollicitent nos sens. Selon l’individu mais aussi selon l’objet, certains sens plus que d’autres sont mis en émoi dans l’interaction entre l’objet et l’homme. Les cinq sens sont en éveil : la vue, le toucher, l’odorat, le goût et l’ouïe. Quand l’objet le permet, sans que cela paraisse incongru, un rapport rapide, intense, de type fusionnel, charnel, illustre cette mise en action de tous les sens. Pensons simplement à une personne qui saisit un coussin, le serre contre elle, le caresse, le sent, l’embrasse, le met à distance pour mieux l’admirer, enfouit sa tête dedans jusqu’à s’assourdir. Les enfants, beaucoup moins soucieux du regard de l’autre, sont familiers de ce rapport charnel à l’objet qui ouvre tous les sens. Il semble que dans nos rapports fonctionnels aux objets il en est de même bien que l’intensité soit moindre. Un outil, quelle que soit la technique abordée, joue aussi des sens. La machine est elle-même, dans la relation que l’homme entretient avec elle, un objet de toute l’attention des sens. Il est facile d’évoquer le cliché de l’automobiliste qui caresse son véhicule, l’admire, l’embrasse, est attentif au moindre bruit bizarre et l’imprègne de ses odeurs, mais il est possible aussi de parler de l’ouvrier qui fait corps avec sa machine. Pour le néophyte cette machine peut être laide, puante, assourdissante, son appréciation sera différente de celle de l’ouvrier mais tous les sens seront mis en action quel que soit l’individu.
41 Quels sont les sens mis en action dans l’utilisation d’un ordinateur ? Ce n’est ni le goût ni l’odeur, un peu l’ouïe et le toucher, beaucoup la vue. Nous pourrions dire presque exclusivement la vue [3]. Ce sens, celui qui met le plus à distance, prime ici sur tous les autres alors que notre rapport au monde se construit sur la complémentarité de nos sens.
42 L’objet chaud suscite un rapport charnel qui éveille nos sens. Ce rapport est celui qui communément nous situe dans le « tout ». Avec l’objet chaud nous sommes en contact avec le monde tel que nos données biologiques nous permettent de l’appréhender. Dans ce rapport, nos sens sont en alerte pour détecter le danger.
43 Le rapport dans lequel l’homme se sent en danger est celui avec l’invisible, l’inconnu ou l’incompris. À l’origine c’est un non-rapport avec une force qu’il faut apprivoiser ou maîtriser. Pour conjurer la peur produite l'homme élabore des systèmes symboliques, crée une forme ou une entité qui lui permettront de réifier ce monde inconnu. Statues, temples, autels de sacrifices, objets de cultes, reliques sont des objets de médiation qui permettent un échange avec l’invisible et sollicitent nos sens.
44 Dans le rapport à l’ordinateur connecté que certaines personnes rencontrées appellent « objet froid », quatre de nos sens sont minorés, nous sommes en rapport avec un monde virtuel qui ne fait pas l’objet d’une représentation commune mais multiplie les fantasmes individuels. Nous sommes en quelque sorte dans un entre-deux, entre le pas-complètement-inconnu et le pas-complètement-connu. Il s’agit d’un rapport neuf pour lequel nous n’avons pas de dispositif sensoriel adapté. De plus, le rapport à l’invisible et à l’incompris n’est pas du tout posé dans le même sens que lorsqu’il s’agit de comprendre une force naturelle qui nous dépasse ou d’envisager le mystère de notre existence. Dans ces deux cas l’invisible et l’incompris préexistent aux objets créés pour traduire un monde inaccessible. Dans le cas de l’ordinateur connecté à internet c’est l’objet qui crée l’invisible et l’incompris, il n’est donc pas inconcevable que la peur se cristallise sur l’objet. Liliane et André ont tous deux opposé ordinateur et livre dans leur rapport aux cinq sens et à la manipulation. Marquer les pages d’un livre, les tourner, avoir le livre comme compagnon qui garde la trace de ceux qui l’ont possédé, toutes ces manipulations apparaissent essentielles à nos deux interlocuteurs dans leur rapport à l’objet.
CHALEUR DE L'OBJET ET MANIPULATION
45 On ne manipule pas l'ordinateur, on interagit avec lui – les interactions homme-machine –, éventuellement on le porte, on le déplace. Manipuler un objet, c'est le faire jouer entre les doigts, c'est projeter l'esprit vers l'objet. Henri Focillon, dans son Éloge de la main, rappelle : « La main arrache le toucher à sa passivité réceptive, elle l’organise pour l’expérience et pour l’action. Elle apprend à l’homme à posséder l’étendue, le poids, la densité, le nombre. Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Elle se mesure avec la matière qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle transfigure. Éducatrice de l’homme, elle le multiplie dans l’espace et dans le temps » (Focillon, 1934). Pour Liliane et André, la manipulation confère sa chaleur à l'objet ; elle pourrait par déduction participer à la « chaleur » d'un objet communicant en permettant à l'esprit de se projeter vers lui.
46 La souris de l'ordinateur tend à remplir cette fonction, elle permet à l'esprit de se projeter vers l'objet mais elle n'est qu'une pièce constitutive de la machine quand le livre est à prendre comme un tout. De plus, la main s'y pose et y joue, mais ne la manipule pas à proprement parler. L'ordinateur reste un objet froid malgré sa présence. Penser les objets communicants à destination des personnes âgées en état de dépendance implique de prendre en compte leur manipulation et de la qualifier. À défaut, l'objet communicant restera froid et ne se laissera pas appréhender facilement.
MATIÈRES ET MATÉRIAUX
47 Par ailleurs, la matière des objets participe à la perception de leur chaleur ou de leur froideur. Les objets que Liliane et André considèrent comme chauds sont des objets dont la matière première, avant toute transformation, est vivante : le papier naît de l'arbre quand l'ordinateur naît des hydrocarbures et des métaux. De plus, un objet ayant une grande conductivité thermique paraîtra plus froid au toucher dans la mesure où il absorbe la chaleur de la main qui s'y pose. Un banc en métal est plus froid qu'un banc en bois non seulement parce qu'il est issu d'une matière première non vivante, mais aussi parce qu'il est, physiquement, plus froid que le banc en bois lorsque l'on s'y assoit. C'est donc tant symboliquement que physiquement que cette distinction opère.
48 André évoque le rôle joué par la texture de l'objet lorsqu'il dit de l'ordinateur qu'il est moulé, lisse. La feuille de papier est légèrement texturée (le papier glacé est plus froid que le papier à dessin), le bois est plein de veines quand le plastique et le métal peuvent être lisses, sans aspérité. Même si la couleur n'a pas été évoquée explicitement avec nos interlocuteurs, il s'avère qu'elle joue aussi un rôle dans la qualification de chaleur/froideur des objets. Couleurs chaudes (les jaunes, les rouges, les oranges, les roses) et couleurs froides (les bleus, les violets, les verts) sont associées à des sensations et des émotions distinctes. L'âtre autour duquel la famille s'est longtemps réuni est chaud ; une lumière chaude (jaune-orangée) est plus rassurante qu'une lumière froide (légèrement bleutée) – les photographes parlent de température de la couleur. Pour autant, l'approche de la chaleur ou de la froideur des objets ne saurait être réduite à celle de la couleur seule : le rose que pourrait arborer un ordinateur ne ferait pas de lui un objet chaud. La nature des objets communicants, leur manipulation, l'activation des sens, les matières constitutives de l'objet, leurs textures doivent être prises en compte lors de la conception de dispositifs intégrant des objets communicants. Si l'objet communicant [4] ne peut être manipulé, s'il garde ses distances avec l'homme au lieu de le prolonger, s'il ne laisse que peu de place aux sens, il sera un objet froid, une froideur qui participe aux réticences des personnes âgées à l'égard de l'informatique.
L'OBJET CHAUD : UN OBJET PORTEUR D'HISTOIRES
49 Pour André, l'objet est autant un objet qui parle qu'un objet qui fait parler. Objet froid – muet ; objet chaud – parlant.
Il évoque une soupière qui fut offerte à sa grand-mère pour la naissance de jumeaux, c’est le même objet qu’il offrit à sa belle-fille pour un événement analogue. Métaphore de la gémellité, métaphore d’initiés, l’objet absorbe les personnes et les événements, parle d’eux, les présentifie. « L’objet mérite d’être mis au présent » nous dit André. Il prend du sens par l’intention que le donateur lui insuffle comme la vie prend du sens par le souffle, la respiration.
51 Notre interlocuteur nous présente l’objet comme en perpétuel devenir de lui-même autant par le don que par la transmission qui s’inscrivent dans ce qui a été évoqué plus haut : la biographie de l’objet.
52 C’est ce qui constitue pour notre hôte l’objet chaud en opposition à ce qu’il désigne comme objet froid en nous montrant son ordinateur portable. Nous pourrions tout aussi bien dire objet vivant / objet mort ou objet plein / objet vide ou encore objet habité / objet désincarné. André nous parle de l’objet qui l’intéresse comme d’un objet possédant une force tel le miroir du chaman, le bô [5] du devin africain ou l'objet dit « fétiche » de l’autel d’un vodún qui permet d’entrer en contact avec le monde invisible. L’objet chaud parle et fait parler, il vit et se remplit de vie, il habite et est habité, il est en relation avec l’inaccessible (le passé et le futur), l’invisible (les sentiments) ou encore l’indicible (soi-même).
STATUT DE L'OBJET TECHNIQUE ET RELATIONS SOCIALES
53 L'existence d'une anthropologie des sciences et des techniques, une anthropologie de l’objet, montre qu’une histoire existe entre l’homme et l’objet produit de la technique, entre l’homme et la matière. « L’agencement, l’architecture interne, le mode de fonctionnement d’un système technique sont des productions sociales, autant que le sont les buts visés par toute opération relevant du domaine social, qu’il s’agisse d’un groupe pratiquant la chasse et la cueillette ou d’une société à technologie dite avancée » (Cresswell, 1992). L’objet technique a toujours été au service d’un projet dont la finalité est la satisfaction d’un besoin et/ou le développement d’une capacité pour l’amélioration de la condition humaine. Le développement des connaissances scientifiques et leurs applications ont ouvert de plus en plus de possibles qui, tout en poursuivant la même finalité, ont donné l’illusion d’une autonomie de la machine et, par extension, aujourd'hui, l'illusion d'une autonomie de l'objet communicant. Cependant, s’il est incontestable que cet objet donne de l’aisance, il ne peut suffire à donner du sens. Quelles que soient sa complexité et son efficacité, l’objet ne peut en aucun cas être un agent social. Si parfois l’homme tend à substituer le statut d’agent de l'objet à celui d'outil, c’est moins pour perfectionner son environnement que pour esquiver sa responsabilité. Il peut le faire, c’est une prise de risque. L’homme peut se départir de son humanité au profit de l’objet mais il doit en assumer les conséquences qui peuvent mener à terme jusqu'à substituer l'objet au lien social.
54 Comme nous avons essayé de le montrer dans cet article, l’objet sans accompagnement est un objet relégué à l’état de chose. Concevoir aujourd’hui que l'homme puisse confier son devenir aux seuls objets est à coup sûr la négation même de la sociabilité. L’avenir de la vieillesse n’est pas que dans l’objet, tout communicant qu’il soit ; il est dans l’invention d’un autre lien social qui prenne en compte la technologie, les contraintes sociales de l’individualisme et la prise en considération de l'homme dans tout son parcours, de la naissance à la mort.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- ALBOU P. (1999). L'image des personnes âgées à travers l'histoire. Paris : Glyphe et Biotem Editions, 227 p.
- BONNOT T. (2004). Itinéraire biographique d'une bouteille de cidre. L'Homme 170, 139-164.
- CRESSWELL R. (1992). Technologie. Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, 698-701.
- DAGOGNET F. (1989). Éloge de l'objet. Pour une philosophie de la marchandise. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 230 p.
- DEBARY O. & TELLIER A. (2004). Objets de peu. L'Homme 170, 117-138.
- FOCILLON H. (1934). Éloge de la main. In : Vie des formes, suivi de Éloge de la main. Paris : Presses Universitaires de France, 101-128.
- SIMONDON G. (1958). Du mode d'existence des objets techniques. Paris : Aubier, 338 p.
- TISSERON S. (1999). Nos objets quotidiens. Hermès, n° 25. 57-66.
- VEYSSET B. (1989). Dépendance et vieillissement, Paris : Éditions L’Harmattan, 171 p.
Notes
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[1]
Le projet UNUOC (usage et non-usage des objets communicants dans le cadre du maintien à domicile) est un projet pluridisciplinaire mené par le pôle de recherche de La Cité du Design (Saint-Étienne), l’École Nationale Supérieure des Mines (Saint-Étienne), Telecom Saint-Étienne, l'Université Jean Monnet (Saint-Étienne) et le Centre National de la Recherche Scientifique. La méthodologie de recherche de la Cité du design, mise en place dans le cadre de ce projet, est construite en cinq étapes : état de l’art, étude des usages, laboratoire de conception, expérimentation, valorisation. Le présent article fait suite aux entretiens menés dans le cadre de l'étude des usages.
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[2]
Les prénoms ont été changés.
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[3]
On ne saurait oublier que l'utilisation de l'ordinateur sollicite aussi le toucher et l'ouïe autant qu'il engage le corps – posture, résistance et fatigabilité ne sauraient être mis de côté dans la relation de l'homme à l'ordinateur. Toutefois, ce qui est notable – et qui a émergé lors de nos entretiens – c'est que l'absorption dans l'écran fait oublier le corps et enjoint l'individu à se concentrer à tel point sur la vue que ses autres sens peuvent lui sembler moins sollicités – même s'il n'en est rien dans les faits.
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[4]
Entendu non comme objet support de communication, tel l'album photo de Laurence, mais comme objet inscrit dans un réseau, un objet à même, grâce aux TIC, de communiquer avec d'autres objets ou systèmes, c'est-à-dire de leur envoyer des informations. L'objet communicant est ici fonctionnel avant toute chose.
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[5]
En langue fon (Bénin ou Togo) le bô est ce qui est appelé communément et malencontreusement « gri-gri ».