Notes
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[1]
Bekombo M. (2004) « Percevoir et dire le vieillir chez les Dwala » » in Les mots du vieillir. (direction A. Montandon). Clermont-Ferrand CRLMC. p. 49.
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[2]
Montandon A. (sous la direction de). (2004) Les mots du vieillir. Clermont-Ferrand CRLMC, p. 5.
-
[3]
Séminaire organisé à l’initiative d’Alain Montandon, professeur de lettres modernes à l’Université Blaise Pascal et directeur du Centre de Recherche en Littératures Modernes et Comparées. Nous y avons participé avec une communication intitulée « Nommer le vieux en France aujourd’hui ».
-
[4]
Paris M.-C. (2004) « A propos de lao en chinois » in A. Montandon, op. cit., p. 11.
-
[5]
Jullien F. Les transformations silencieuses. Paris, Grasset, 2009.
-
[6]
Op. cit., p. 52.
-
[7]
Op. cit., p. 50.
-
[8]
Balbir N. (2004) « Lexique et représentation de la vieillesse : du sanskrit au hindi » in A. Montandon, op. cit., p. 69.
-
[9]
Létoublon F. (2004) « Dire le vieillir en grec ancien » in A. Montandon, op. cit., p. 43.
-
[10]
Op. cit., p. 77.
-
[11]
Mateeva M. (2004) « L’expression de la vieillesse dans la langue russe » in A. Montandon, op. cit., p. 130.
-
[12]
Esmaili H. (2004) « Les mots du vieillir en persan » in A. Montandon, op. cit., p. 185.
-
[13]
Videgain C. « Vieillir en basque et Zahar », op. cit., p. 27.
-
[14]
Constantinescu M. « Dire le vieillir en roumain », in A. Montandon, op cit., p. 147.
-
[15]
Balbir N. (2004) « Lexique et représentation de la vieillesse : du sanskrit au hindi » in A. Montandon, op. cit., p. 74.
-
[16]
Op. cit., p. 132.
-
[17]
Op. cit., p. 76.
-
[18]
Op. cit., p. 134.
-
[19]
Weizman E., Shelef N. (2004) « Le champ sémantique de la vieillesse en hébreu » in A. Montandon, op. cit., p. 58.
-
[20]
Nous avons utilisé le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680), le Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts d’Antoine Furetière (1690), le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1788), et différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1762, 1798,1835).
-
[21]
Paris, Franterm, Nathan.
-
[22]
Constantinescu M., op. cit., p. 150.
-
[23]
« Le vocabulaire du vieillissement : des concepts aux mesures » in Populations âgées et révolution grise. Institut de démographie, Université catholique de Louvain. Louvain-la-Neuve Ciaco, 1990, p. 203-207.
-
[24]
Les Echos, Enjeux, 1994.
-
[25]
Levet M. & Pelletier C., 1988, Le Papy-boom, Paris, Grasset.
-
[26]
Tréguer J.-P., 1994, Le senior marketing, Paris, Dunod.
-
[27]
Attias-Donfut C. 1988. Sociologie des générations. L’empreinte du temps. Paris. PUF., p. 196.
-
[28]
Toudoire-Surlapierre F. (2004) « Dire le vieillir : le cas des langues scandinaves » in A. Montandon, op. cit., p. 123.
-
[29]
Songoulachvili C. (2004) « Vieillir en géorgien » in A. Montandon, op. cit., p. 141.
1 Le 6 mars 1998. Le Président Jacques Chirac, recevant le Comité des Retraités et Personnes Agées (CNRPA) déclarait, après avoir manifesté sa satisfaction d’accueillir de « jeunes personnes âgées » : « Il faut apporter une attention particulière aux mots qui sont accompagnés d’une charge symbolique. J’estime que les mots ne sont plus adaptés à notre temps (...) Au passage, je cherche encore le nom à donner aux retraités et personnes âgées ».
2 Comment effectivement nommer des individus aux statuts si variés ? Entre 60 ans, âge retenu par l’ONU pour dénombrer les personnes âgées au niveau mondial, et 122 ans, limite actuellement posée à la vie, la tranche d’âge est large et il est difficile de la catégoriser d’un mot. D’autant que la vieillesse est une notion relative, dépendante de facteurs contextuels et sociaux. Comme le dit Manga Bekombo, ethno-sociologue de l’Université Paris10 : « Dire les mots du vieillir ne consiste pas seulement à procéder à l’énonciation des éléments d’un lexique, mais davantage encore et tout à la fois, à tenter d’accéder à un système de pensée et de comportements » [1].
CHAQUE CHAMP SÉMANTIQUE OUVRE D’AUTRES POSSIBLES
3 Un séminaire organisé à Paris en 2003 visait à « cerner par l’analyse linguistique comment l’action de vieillir est rendue, exprimée, évoquée, comprise dans différentes langues » [2]. Étaient concernées non seulement les langues indo-européennes (grec, sanskrit...), mais aussi des langues d’aires linguistiques très différentes (chinois, basque...) [3].
ÂGE, TEMPORALITÉ ET SEUIL
4 Le premier obstacle à franchir est celui de la traduction. Marie-Claude Paris note ainsi qu’en chinois le morphème lao « se traduit en français, soit par l’adjectif vieux ou vieille, son sens le plus fréquent, soit par un adverbe de degré signifiant très, soit par un adverbe de temps, se traduisant tantôt par longtemps, tantôt par toujours (...). Si l’on cherche à définir de l’intérieur ce qu’est lao en chinois, il faut oublier quelle est sa traduction en français. Il convient uniquement d’étudier ses propriétés distributionnelles » [4].
5 On pense ici aux récents travaux de François Jullien [5] montrant que le chinois aborde le cycle de vie en terme de processus, notamment sous l’angle de la conjugaison des termesmodification et continuation, quand l’Occident l’envisage principalement en termes d’états successifs, ce qui l’amène à suggérer de manière provocatrice que l’Occident ne peut pas penser correctement le vieillir.
6 Manga Bekombo explique que chez les Dwala du Cameroun : « vieillir c’est passer (dans le sens de traverser), à la manière de ces animaux qui muent, perdant leur apparence altérée, en vue d’un corps entièrement renouvelé ». Aussi, « loin d’en indiquer relativement la fin, le vieillir de l’homme le situe au seuil d’un nouveau cycle de l’existence et la vie (telle qu’elle se donne à l’intelligence commune) n’en constitue qu’une dimension » [6]. Alors, affirme-t-il, il ne suffit pas de traduire les mots en français « car les données linguistiques d’une culture fondée sur l’oralité ne se superposent pas nécessairement, et avec la pertinence souhaitée, avec celle d’une culture dominée par l’écriture » [7].
7 Pour éclairer nos propres façons de nommer, il est intéressant de faire un détour par le sanskrit des hymnes védiques, puisqu’on y trouve l’origine de termes grecs d’où sont issus bon nombre de nos mots.
8 A l’un des stades les plus anciens de l’indo-aryen, la racine « vieillir, rendre vieux » est jar (...) dont le participe présent járant a un correspondant dans le grec géron : « les valeurs sont négatives car le radical véhicule l’idée d’usure de décrépitude ». Un deuxième radical est celui de l’adjectif sana : « le sens est ancien, qui existe depuis longtemps », « insistant sur la valeur de temporalité, sans valeur négative inhérente » ce qui permet à Nalini Balbir d’affirmer que « l’idée d’âge n’est pas primordiale : il n’est pas contradictoire d’être ancien et jeune » [8]. On peut donc parler d’ancienneté sans parler de vieillesse. Pour divers linguistes, dire le vieillir se situe au croisement « verbal » de l’âge et du temps. Et la vieillesse se perçoit ainsi dans le double registre de l’irréversibilité et de la durée.
9 En ce qui concerne le grec ancien, on trouve, explique Françoise Létoublon, la notion de « seuil de la vieillesse » dans l’Iliade. Cette notion peut être interprétée de diverses manières montrant que « les âges de la vie sont conçus comme des tranches de vie entre lesquelles il y a des périodes transitoires conçues à l’image du seuil de la maison, impliquant donc pour certains d’entre eux des rituels de passage particuliers » [9]. L’âge concerné revêt une extrême variabilité selon les cultures. En Scandinavie, 75 ans est présenté comme un âge pivot, alors qu’en Inde, selon Nalini Balbir, l’âge pour passer la main à la génération suivante oscille entre 45 ans et 50 ans [10].
Des représentations presque universelles
10 Certains aspects se retrouvent dans quasiment toutes les langues examinées. Ainsi en est-il de la distinction entre vieillesse physique et vieillesse morale, cette dernière ouvrant la porte à la sagesse l’expérience, l’autorité, quand la première résonne le plus souvent en terme de décrépitude. Cet aspect péjoratif, omniprésent, s’exprime par de multiples jeux autour des mots. En russe, Marianna Matveeva note l’importance des suffixes qui servent à former de nouveaux substantifs en offrant la nuance diminutive ou péjorative : starik (vieillard) est le mot principal désignant « les âgés », starets désigne le vieillard respectable, (...) le mot staricthok est quant à lui un diminutif, souvent utilisé pour un petit vieillard, un vieillard décharné. « Prenons ensuite le mot starikan ; c’est un mot familier, alors que catarikakcha évoque un usage péjoratif traduit par “barbon” » [11].
11 En persan, « lorsque la vieillesse est perçue comme une chose insupportable et antipathique, la méchanceté et l’agressivité du langage se manifestent sans retenue ». Le terme gandépîr, est utilisé dans le sens littéral de « vieux puant ». « Et lorsque cette agressivité va de pair avec la misogynie, cela donne un adjectif pas flatteur à l’égard des dames d’un certain âge, qui est ‘adjouzé, l’équivalent de vieille sorcière ». Alors que pour montrer sa sympathie à l’égard d’un vieux de 90 ans, on emploiera l’adjectif kampîr, qui signifie littéralement « peu âgé » [12].
12 Nombre de langues recèlent des termes plus péjoratifs pour la vieille femme. Ainsi en basque, le substantif atso « n’a plus qu’un sens très péjoratif comme terme d’adresse et comme terme de référence il ne s’applique qu’à une personne de sexe féminin » [13]. En roumain, les termes « qui désignent la vieille femme dans toutes ses hypostases et figures sont vraiment foisonnants, touchant même au fantastique et au magique, cueillant des connotations des domaines variés et allant de l’affectueux et gentil, en passant par le plaisant et l’ironique jusqu’au railleur et au moqueur » [14].
La mise en scène de la vieillesse
13 De nombreuses langues recourent aux euphémismes qui amplifient les possibilités de jeux : le sanskrit connaît des désignations indirectes pour dire « vieux », adjectifs tous susceptibles d’être substantivés. Ainsi Vars??-yams « qui a des ans » peut avoir un sens positif « meilleur », « aîné », ou négatif « décrépit » [15].
14 La personnification de la vieillesse est un procédé récurrent. En russe, « la vieillesse arrive, s’approche » [16]. De la même manière, les textes indiens, qu’ils soient médicaux ou littéraires, ne représentent pas la vieillesse comme une abstraction : « jara, substantif du genre féminin, est une ogresse dévorante (...) toute prête à se jeter sur l’homme tombé dans le puits de l’existence pour détruire forme et beauté » [17].
15 Les métaphores abondent : « le pissenlit de Dieu » se dit en russe d’une très vieille personne inoffensive, surtout d’une vieille femme. L’image métaphorique est faite sur la ressemblance entre cette fleur fragile et une vieille personne aux cheveux gris » [18].
16 Ces quelques exemples tirés d’autres langues anciennes ou modernes permettent de vérifier que l’ouverture sur d’autres façons de nommer ne présente d’intérêt que rapportée aux représentations culturelles, à la perception du temps, ou encore à l’organisation sociale, notamment, à la répartition des statuts et des rôles. Le système de pensée et de comportements qui, par ailleurs, n’est fixe dans aucune société donnée, alimente et se nourrit tout à la fois, des manières de dire le vieillir. Dans une même langue les termes évoluent, ce qui peut être source de confusion et de malentendus. Elda Weizman et Nitsa Shelef en donnent un exemple en hébreu : un intervenant de la radio israélienne accuse son interviewé d’avoir appelé son collègue zaken mamr e, (littéralement : “un vieux insurgé révolté”). L’interviewé explique que « la nature canonique de l’expression lui enlève ses connotations péjoratives. Pour l’interviewer, il s’agit d’une insulte pure et simple, car si dans la Bible, le mot zaken signifie « vieux », « respectable » et « chef » [19], en hébreu contemporain zaken est sur le point de devenir tabou par son caractère péjoratif, ce qui entraîne d’ailleurs sa lente disparition, hormis pour les insultes. Il s’agit donc de faire la différence entre champs lexicaux et champs conceptuels correspondants.
LA DÉNOMINATION DES GENS ÂGÉS DE LA RENAISSANCE AU XIXe SIÈCLE DANS LES DICTIONNAIRES DE LANGUE FRANÇAISE
17 Dans les dictionnaires de langue française de la période moderne et du XIXe siècle [20], la désignation des gens âgés se décline selon trois principaux critères : le genre, les capacités et l’avancée en âge.
LE CRITÈRE DU GENRE
18 Le genre est le critère le plus apparent : les hommes sont souvent qualifiés de vieillards, les femmes de vieilles. Lorsque le mot « vieillarde » apparaît, c’est pour en déconseiller l’utilisation ou en souligner le caractère péjoratif. Dans les différentes éditions du dictionnaire de l’Académie française, la définition du terme vieillard, « homme qui est dans le dernier âge de la vie », est relativement constante dans sa brièveté et dans la promotion d’un usagevalorisant : « Bon vieillard. Grave, sage, honorable, vénérable vieillard ». Le terme vieille est signalé comme substantif dès 1694. L’illustration de son emploi est moins flatteuseque celle de vieillard : « Une bonne, une pauvre vieille. Des contes de vieilles. Une méchante vieille ». L’expression « contes de vieilles » accentue cette représentation globalement négative des femmes âgées : « se dit des fables ridicules, absurdes, comme en débitent les vieilles femmes ignorantes et crédules ».
19 Vieux n’apparaît comme substantif que dans l’édition de 1798. Il est associé, comme vieille, à une image négative : « Elle a épousé un vieux. Il ne hante que des vieux » ; « faire le vieux », c’est « prendre le ton, les habitudes de la vieillesse : il fait le vieux pour n’être pas obligé à se gêner ».
20 Quant au terme vieillard, sa valorisation est moins insistante dans d’autres dictionnaires que celui de l’Académie. Dans le Richelet, vieillard est même, à l’instar de vieille, tout à fait déprécié. Une différence subsiste cependant en raison du genre : la dépréciation des hommes est fondée sur des caractéristiques morales : « Les vieillards sont d’ordinaire soupçonneux, jaloux, avares, chagrins, causeurs, se plaignent toujours. Les vieillards ne sont pas capables d’amitié » ; celle des femmes repose sur le physique : « Les vieilles sont fort dégoûtantes. Vieille décrépite, vieille ratatinée, vieille roupieuse ».
L’AVANCÉE EN ÂGE
21 Toutefois, la désignation des gens âgés n’est pas seulement fonction du genre mais elle dépend aussi de l’avancée en âge comme l’atteste l’emploi répété et concordant des adjectifs, vert, caduc et décrépit. Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1798, la « verte vieillesse » renvoie à l’idée de vigueur, de « vieillesse saine et robuste » : « ce vieillard est encore vert ». La caducité, quant à elle, désigne ce qui est « vieux, cassé, qui a déjà perdu de ses forces, et qui en perd tous les jours » : « devenir caduc. Age caduc. Santé caduque ». La caducité mène à la décrépitude, cette « vieillesse extrême et infirme » : « cet homme est décrépit. Vieille décrépite. Vieillesse décrépite, ou âge décrépit ». A travers ces distinctions deux notions se font jour, celles de capacité et de seuil : verte vieillesse et décrépitude sont souvent présentées comme devant se succéder à mesure qu’augmentent l’âge et les déficiences. Pour Richele, la vieillesse commence à 40 ans et la décrépitude à 70 ; Furetière retient quant à lui les seuils de 60 ans et 75 ans.
REPRÉSENTATIONS PHYSIQUES ET MORALES
22 Vieillards, vieux et vieille : finalement, peu de noms servent à désigner les gens âgés de la Renaissance au XIXe siècle. Ce sont davantage les adjectifs qui permettent d’opérer les distinctions sur deux registres particulièrement présents, le corps et le moral. Pour ce qui relève du corps, la vigueur et la santé s’opposent à la décrépitude et à la laideur. En ce qui concerne les critères moraux, la bonté et la sagesse apparaissent comme les seules qualités qui fassent pendant à une longue liste de défauts : la méchanceté, l’avarice, la jalousie, la crédulité, l’égoïsme... Seul le terme aïeul, qui relève des champs lexicaux de la lignée et de l’ancienneté, semble, quel que soit le genre, échapper à ces représentations contradictoires : « Grand-père. Aïeul paternel. Aïeul maternel. Au pluriel, on dit « Aïeuls » quand on veut désigner précisément le grand-père paternel et le grand-père maternel. « Ses deux aïeuls assistaient à son mariage » ; « Grand-mère. Aïeule paternelle. Aïeule maternelle. Cela était bon du temps de nos aïeules ». Le XIXe siècle fait appel au registre familial et au lignage pour désigner le vieux. Dans « L’art d’être grand-père » Victor Hugo en fournit un bel exemple.
23 La question de l’appellation reste d’actualité. En se centrant sur des textes aussi divers que des dictionnaires, ouvrages, journaux... parus au cours des dernières décennies, on peut multiplier les exemples des tâtonnements successifs.
NOMMER LE VIEUX AUJOURD’HUI EN FRANCE
24 En janvier 1983 déjà, le Secrétariat d’Etat chargé des personnes âgées, mettait en place une commission de terminologie, constituée de démographes, médecins, sociologues, juristes, linguistes. Un an plus tard, paraissait le Dictionnaire des personnes âgées, de la retraite et du vieillissement [21]. En préface, le Secrétaire d’Etat, Daniel Benoist, se félicitait : « (...) pour que la gérontologie – comme discours consacré à l’âge – achève de se constituer comme science, il était nécessaire que son vocabulaire fût clairement circonscrit. C’est aujourd’hui chose faite ». L’analyse de ce dictionnaire montre que ce travail soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses.
25 Parmi les quelque six cents mots définis, trente-huit étaient sélectionnés et « approuvés » par un arrêté ministériel du 13 mars 1985 pour « l’enrichissement du vocabulaire relatif aux personnes âgées, à la retraite et au vieillissement ».
VIEUX
26 En définissant le mot vieux, ce dictionnaire distinguait clairement « les jeunes vieux entre 60 et 75 ans voire 80 ans, et les vieux vieux plus âgés ». Il précisait : « Les risques pathologiques, la probabilité de vivre seul, etc. diffèrent de façon notable pour les uns et pour les autres, car ils se distinguent non seulement par l’âge mais aussi par la génération ». On voit dès lors se dessiner deux catégories de vieux, l’une définie paradoxalement comme jeune, l’autre pour laquelle le terme vieux se voit redoubler.
27 Vieux présente la caractéristique, relativement rare dans la langue française, de pouvoir être utilisé comme adjectif, substantif ou adverbe. Il s’emploie pour désigner tout ce qui est là depuis longtemps. Il revêt parfois la valeur positive de ce qui est rare, cher, patiné : un vieux vin, un vieux meuble, ou un vieil outil préhistorique comme témoignage du passé... Mais plus souvent, on lui attribue la valeur négative de la chose usée. Parce qu’il s’oppose à jeune, la valeur par excellence, le terme est aujourd’hui perçu si négativement qu’on préfère ne plus l’employer par respect pour la personne elle-même. Sous le titre : « N’écrivons pas vieille dame », le quotidien Ouest-France précisait durant l’été 1997 : « On l’a déjà dit, répétons-le à nouveau, il ne faut pas écrire “vieille dame”. L’expression est chargée d’une connotation péjorative, perçue de manière blessante à partir d’un certain âge. Il est tout aussi facile d’écrire septuagénaire, octogénaire... Evitons donc de heurter inutilement la susceptibilité de certains lecteurs ». Les termes « vieux », « vieilles » semblent donc devoir être bannis du vocabulaire. Ils serviront à renforcer une insulte, tout comme les termes pauvre ou sale (vieil imbécile, pauvre idiot, sale abruti...). Dans le langage courant toutefois, « petit-vieux » ou « petite-vieille » seront employés avec une pointe de mépris ou d’affectueuse commisération.
28 Plus dévalorisant peut-être encore, le terme vieillard, souvent réservé au domaine historique (« les vieillards au Moyen-Age... ») servira à désigner les personnes très âgées, invalides, séniles. On parlera alors des « très grands vieillards » sans se soucier nullement de savoir si l’expression est perçue de manière blessante par les intéressés, considérés comme incapables d’être vexés par une quelconque façon d’être nommés vu la somme de leurs handicaps... L’identification est impossible. Le vieillard, ce fut, ce sera l’autre, ce ne peut être moi. Ne franchissons pas la limite du péjoratif en évoquant son féminin vieillarde. Le Petit Robert le précise : « le féminin normal de vieillard est vieille. » Muguras Constantinescu constate qu’en roumain les expressions du type « politiquement correct » ne sont pas aussi nombreuses et nuancées qu’en français « sans doute à cause d’une ancienne mentalité assez persistante et à cause d’un espoir de vie plus réduit qu’ailleurs, dû à une vie dure sous le régime communiste » [22].
PÉRIPHRASES ET MÉTAPHORES
29 Pour remplacer ces mots désormais ressentis comme trop péjoratifs, on a recours, comme souvent ailleurs, à diverses expressions ou métaphores. L’imagination est sans limite : On parlera : des vieux qui sont jeunes, de la génération inoxydable, génération dorée, classe 2bis, flamboyants, papys boomers, pêchus (à savoir ceux qui ont la pêche), masters, vénérables.... On jouera sur les chiffres pour avoir « 18 ans à l’envers » ou « 4 fois 20 ans ».
30 Septuagénaire, octogénaire... mettent l’accent sur la tranche d’âge ; ils se veulent neutres mais, en les employant, on recherche les stéréotypes concernant cet âge, la lenteur notamment (« le motocycliste n’a pu éviter la septuagénaire qui traversait très lentement ») ou les difficultés d’adaptation à la vie moderne (« l’octogénaire avait mal refermé sa bouteille de gaz »). C’est rarement dans un sens dynamique que ces termes sont usités ou alors pour exprimer la surprise, parfois amusée : « nos alertes septuagénaires ont fait une démonstration de rock endiablée ».
31 Et puis il y a le centenaire, ô combien prisé ! L’orgueil du vieillir est redonné à ceux qui peuvent remplir cette mythique troisième case ajoutée par l’INSEE à la rubrique « âge » de ses recensements dans le dernier quart du XXe siècle. On les appelle « Macrobes », du nom donné dans l’Antiquité par les Grecs aux personnes dotées d’une longévité exceptionnelle.
PERSONNE(S) ÂGÉE(S)
32 Mais c’est l’expression personne âgée qui, dans le vocabulaire courant, sert le plus souvent à remplacer le mot vieux. Le Dictionnaire de 1983 la définit ainsi : « personne plus âgée que la moyenne des autres personnes de la population dans laquelle elle vit ».
33 Cette définition soulève d’emblée une question : où se situe la moyenne d’âge dans la société française contemporaine ? 30 ans ? 40 ans ? 50 ans ? Pour le démographe Paul Paillat, qui participa à la réalisation de ce dictionnaire, cette définition a cependant « le mérite de s’appliquer à n’importe quelle population, alors que la référence à un âge donnée, que ce soit 65 ou 60 ans, est très contestable en soi et l’est encore plus pour les populations dont l’âge moyen est faible et l’espérance de vie inférieure à 50 ans : on y est vieux ou vieilli plus tôt que dans les pays développés » [23].
34 A cette définition bien incertaine, quatre précisions sont toutefois apportées en notes :
- « Dans l’opinion courante, ce concept sous-entend souvent que cette personne n’a plus d’activité rémunérée et qu’elle a des capacités diminuées. »
- Une deuxième note précise : « Il est parfois employé de manière imprécise et inadéquate » sans qu’il ne soit expliqué ni pourquoi ni comment.
- Le troisième ajout est plus explicite : « L’expression personne âgée est cependant commode pour remplacer celles des vieux, vieilles, vieillards, car le mot vieux a souvent des connotations négatives de déclin, de déchéance, d’obsolescence ou d’incapacité ; on peut être âgé, au sens défini plus haut, sans être vieux en ce sens-là ». « Personne âgée » est donc utilisé pour éviter la stigmatisation.
- Or, d’une manière extrêmement surprenante, il est aussitôt affirmé dans une quatrième note : « Plus récemment on associe les personnes âgées et les retraités parce qu’en France, en ce dernier quart du XXe siècle, on peut encore être vieux ou âgé, sans être retraité, et plus souvent, on peut être retraité bien avant d’être vieux au sens de diminué ».
36 Cette précision souligne, de manière évidente, que la caractéristique essentielle de la personne âgée n’est pas l’absence d’activité rémunérée, mais bien le fait d’avoir des « capacités diminuées ».
37 L’expression personne âgée, employée pour remplacer le mot vieux estimé trop dévalorisant, n’atteint donc pas son objectif puisqu’elle véhicule la même représentation négative.
RETRAITÉ(E)S ET TROISIÈME ÂGE DE LA VIE
38 Une dizaine d’années plus tard, en 1993, la Commission des Communautés Européennes, en consultant directement les personnes intéressées, mettait d’ailleurs de la même façon en évidence qu’en France, c’était la double appellation retraités et personnes âgées qui emportait la majorité des suffrages.
39 Retraité souligne la reconnaissance sociale. Le retraité a des droits. Il a travaillé durant de longues années, payé ses cotisations et bien mérité de la société. Dans un sens général et administratif, le terme désigne toute personne qui, après sa vie d’économiquement actif et jusqu’à sa mort, est bénéficiaire d’une retraite. Mais en distinguant lesretraités des personnes âgées, on pourrait toutefois laisser entendre que ces dernières ne sont plus des retraités. De même quand un sociologue, lors d’un colloque international, débute ainsi sa communication : « J’aborderai successivement le cas des enfants, des adultes et des personnes âgées », ne suggérerait-il pas que les personnes âgées ne sont plus des adultes ?
40 Dans l’étude européenne de 1993, il n’y avait cependant pas consensus sur ce terme de retraité, entre les pays de la communauté, puisque la majorité choisissait plutôt troisième âge et personnes âgées.
41 Troisième âge apparaît dans les années soixante, au moment où la condition des retraités commence à s’améliorer : ressources accrues, meilleur état de santé, activité maintenue. Par un découpage de la vie en trois périodes, la jeunesse (le temps où l’on apprend), la vie d’actif (le temps où l’on travaille), et celle de retraité (le temps où l’on se repose), troisième âge symbolise le moment du plaisir enfin atteint, enfin conquis.
42 Porteuse d’une idéologie activiste, l’image véhiculée est rassurante. Mais ce terme de troisième âge ayant échoué à recouvrir l’ensemble de la vieillesse, il a fallu inventer celui de quatrième âge pour désigner la réalité du grand âge, cette part maudite que le sous-produit de l’âge d’or n’a pu réduire et éliminer, image du « vieux-vieux » (old-old) qui ne présente plus le dynamisme requis par le troisième âge (young-old). Ce passage du troisième au quatrième âge est exprimé avec humour par l’image évocatrice de la journaliste du Monde, Christiane Grolier, dans les années 1980 : « Aller des Baléares en jeans à Lourdes en charentaises »...
43 Troisième et quatrième âges ne sont plus guère usités en France aujourd’hui. L’image du troisième âge semble quelque peu ternie par le contexte de crise économique. Elle évoquerait des retraités individualistes, peu soucieux des autres, usant sans vergogne de la solidarité nationale procurée par une retraite confortable – que la génération suivante ne connaîtra pas –, indifférents au malaise économique et social ambiant. Comme le quatrième âge où, par contraste, tout devient négatif, ces termes fonctionnent comme des catégorisations qui échouent à désigner les individus.
SENIORS
44 Dans cette succession de tentatives pour trouver la juste appellation pour cette tanche d’âge, le terme senior a aujourd’hui le vent en poupe. D’origine latine, signifiant « plus âgé », le senior se situe entre le junior et le vétéran. A cause de sa connotation sportive, il revêt un caractère positif et s’oppose ainsi à sénile dont il partage pourtant le radical senex. Pour ses promoteurs, issus du marketing, il a pour vocation de désigner l’ensemble des gens âgés, « nouveaux consommateurs, nombreux et fortunés ». Le terme a été choisi « par pudeur » [24] pour éviter les connotations négatives des autres termes. « Les vieux nouveaux sont arrivés et ont créé la race inédite des seniors... Ils nous prouvent qu’être âgé ne signifie pas être usé, laid, malade, pauvre, passif, réactionnaire, inutile » peut-on lire dans le célèbre ouvrage de Jean-Paul Tréguer, Le senior marketing [25], traduit dans plus d’une dizaine de langues. Par ailleurs, le terme cherche à contrecarrer l’idéalisation de la jeunesse. « Si le XXe siècle a été celui de la jeunesse, le XXIe sera le siècle des seniors » [26]. On parle encore pour cette tranche d’âge qui n’est plus la jeunesse et pas encore la vieillesse, de « maturescence », par analogie à cet autre âge critique qu’est l’adolescence [27].
45 Succédant chronologiquement à celle de senior, la figure de l’ancien s’est imposée pour désigner, non plus l’actif, mais, en référence à la société patriarcale, le sage. Le terme fait florès dans la presse communale et régionale, où l’on évoque ces sages auprès de qui les enfants viennent s’instruire et prendre conseil : « les enfants ont écouté nos anciens leur parler d’autrefois ». Mais aujourd’hui on parlera plus volontiers de l’aîné. Le terme marque l’appartenance à une place enviable dans la généalogie, au-delà du seul statut d’âge. Culturellement, l’aîné a généralement prééminence sur le cadet.
46 Ces images du senior, de l’ancien et de l’aîné reposent sur des critères économiques et sociaux (statut, rôle et style de vie) qui manifestent une volonté d’intégration. Mais lorsque le critère retenu est du registre biologique, que vient le moment du bilan des potentialités physiques de l’individu indépendamment de son âge chronologique, surgit alors la figure du dépendant. C’est la même que celle recouverte par les termes de vieux, vieillards, personnes âgées, quatrième âge, celle qui fait de la vieillesse le temps des incapacités, le réceptacle de tous « les moins » soustraits des autres âges : moins d’aptitudes physiques, moins de facultés d’adaptation, moins de résistance. Aux métaphores traditionnelles faisant de la vieillesse l’automne de la vie, le couchant ou le soir, se substituent des images plus inquiétantes qui montrent que le temps de la vie est pensé majoritairement de manière linéaire. Le terme dépendant, généralement associé à personne âgée tend à amplifier encore l’image de la perte. Issu du monde médical, il a été repris par les politiques et s’impose désormais dans la sphère économique, avec le cinquième risque. La technicité du vocabulaire du vieillissement révèle dans toutes les langues « une volonté de mise à distance de soi à soi, comme un besoin (une nécessité) de fixer un écart entre le « soi » tel qu’on se « sent » et le soi « tel qu’on vieillit », ainsi que le suggère Frédérique Tourdoire-Surlapierre. [28]
47
Ces difficultés récurrentes à nommer le vieux masquent la victoire
remportée sur l’adversité qu’a représenté l’allongement de l’espérance de vie. Les souhaits tirés d’autres langues, destinés à bénir
son interlocuteur en lui souhaitant une longue et heureuse vie
rappellent que vieillir est une chance. Ainsi en géorgien, certaines
formules d’hospitalité contiennent l’expression chenma dabereram : « ton vieillissement » ou « pour que tu vieillisses » ! [29]
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- ATTIAS-DONFUT.C. (1988). Sociologie des générations. L’empreinte du temps. Paris. PUF.
- JULLIEN F. (2009). Les transformations silencieuses. Paris Grasset.
- MONTANDON A. (sous la direction de) (2004). Les mots du vieillir. Clermont-Ferrand CRLMC.
- TRÉGUER J.-P. (1994). Le senior marketing, Paris, Dunod.
- TRINCAZ J. & PUIJALON B. (200). Le droit de vieillir. Paris, Fayard.
Notes
-
[1]
Bekombo M. (2004) « Percevoir et dire le vieillir chez les Dwala » » in Les mots du vieillir. (direction A. Montandon). Clermont-Ferrand CRLMC. p. 49.
-
[2]
Montandon A. (sous la direction de). (2004) Les mots du vieillir. Clermont-Ferrand CRLMC, p. 5.
-
[3]
Séminaire organisé à l’initiative d’Alain Montandon, professeur de lettres modernes à l’Université Blaise Pascal et directeur du Centre de Recherche en Littératures Modernes et Comparées. Nous y avons participé avec une communication intitulée « Nommer le vieux en France aujourd’hui ».
-
[4]
Paris M.-C. (2004) « A propos de lao en chinois » in A. Montandon, op. cit., p. 11.
-
[5]
Jullien F. Les transformations silencieuses. Paris, Grasset, 2009.
-
[6]
Op. cit., p. 52.
-
[7]
Op. cit., p. 50.
-
[8]
Balbir N. (2004) « Lexique et représentation de la vieillesse : du sanskrit au hindi » in A. Montandon, op. cit., p. 69.
-
[9]
Létoublon F. (2004) « Dire le vieillir en grec ancien » in A. Montandon, op. cit., p. 43.
-
[10]
Op. cit., p. 77.
-
[11]
Mateeva M. (2004) « L’expression de la vieillesse dans la langue russe » in A. Montandon, op. cit., p. 130.
-
[12]
Esmaili H. (2004) « Les mots du vieillir en persan » in A. Montandon, op. cit., p. 185.
-
[13]
Videgain C. « Vieillir en basque et Zahar », op. cit., p. 27.
-
[14]
Constantinescu M. « Dire le vieillir en roumain », in A. Montandon, op cit., p. 147.
-
[15]
Balbir N. (2004) « Lexique et représentation de la vieillesse : du sanskrit au hindi » in A. Montandon, op. cit., p. 74.
-
[16]
Op. cit., p. 132.
-
[17]
Op. cit., p. 76.
-
[18]
Op. cit., p. 134.
-
[19]
Weizman E., Shelef N. (2004) « Le champ sémantique de la vieillesse en hébreu » in A. Montandon, op. cit., p. 58.
-
[20]
Nous avons utilisé le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680), le Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts d’Antoine Furetière (1690), le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1788), et différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1762, 1798,1835).
-
[21]
Paris, Franterm, Nathan.
-
[22]
Constantinescu M., op. cit., p. 150.
-
[23]
« Le vocabulaire du vieillissement : des concepts aux mesures » in Populations âgées et révolution grise. Institut de démographie, Université catholique de Louvain. Louvain-la-Neuve Ciaco, 1990, p. 203-207.
-
[24]
Les Echos, Enjeux, 1994.
-
[25]
Levet M. & Pelletier C., 1988, Le Papy-boom, Paris, Grasset.
-
[26]
Tréguer J.-P., 1994, Le senior marketing, Paris, Dunod.
-
[27]
Attias-Donfut C. 1988. Sociologie des générations. L’empreinte du temps. Paris. PUF., p. 196.
-
[28]
Toudoire-Surlapierre F. (2004) « Dire le vieillir : le cas des langues scandinaves » in A. Montandon, op. cit., p. 123.
-
[29]
Songoulachvili C. (2004) « Vieillir en géorgien » in A. Montandon, op. cit., p. 141.